Trente ans après : 1995 en 20 disques de rap français

31 mai 1995. Le « malaise des banlieues » explose à la figure du cinéma français, accompagné par ses musiques inspirées qui viennent dresser une fresque de la scène rap à la sauce francophone d’alors. C’est désormais une musique qui peut être cool, hardcore, hybride, qui a déjà des pionniers à la discographie bien fournie, et des jeunes loups prêts à prendre leur place. Entre ses débuts et le milieu des années 90, le mouvement s’est structuré, les labels et les studios ont fleuri, et la production a pris un véritable un coup d’accélérateur. Cela donne une année 1995 riche et foisonnante pour le genre qui nous intéresse ici, qui nous permet de vous proposer une rétrospective non pas en dix disques comme pour 1993 et 1994, mais en vingt galettes, à l’instar des dossiers consacrés aux années suivantes.

Démocrates D – La voie du peuple

Paru le 16 janvier 1995 | > Le crime

Originaire de Montfermeil, Democrates D fait ses premiers pas au tout début des années 90. Ce n’est pas en France, mais bel et bien en Afrique que le groupe connaîtra ses premiers moments de gloire avec une tournée aux côtés de MC Solaar initiée après la sortie de leur première démo K7, Censure… C’est en 1995 qu’ils sortiront leur premier véritable album en France, avec La voie du peuple, annoncé par le single culte « Le crime ». Encadrés par Jimmy Jay, auteur d’une bonne majorité des productions, mais aussi de Hubert « Boom Bass » et de DJ Seeq, ils sont très bien accompagnés. Une belle alchimie se crée tout du long, entre les samples tantôt paisibles tantôt alarmistes qui sont employés, les rythmiques soutenues avec ces drums qui frappent fort, et la ténacité et la résilience de Mickey Mosman et Black Jack (principaux auteurs des couplets). Avec un fort charisme et des voix contrastées (plus claire pour Mosman, carrément caverneuse pour Black Jack), les deux MC abordent des thèmes crus dans un esprit à la fois tragique et révolté, comme tiraillés entre le désespoir et l’envie de tout brûler. La conscience noire transparaît de toute part, même sur les morceaux où elle n’est pas le thème central. Democrates D affirme son identité de manière incisive et s’acharne sur des thèmes politico-sociaux en les saisissant par des observations du quotidien pour mieux remonter à l’origine des maux. Là où sur certains albums radicaux de l’époque, l’humour venait contrebalancer l’ensemble, Democrates D la joue frontalement : à aucun moment ils ne lâchent du lest. Cela fait de La voie du peuple un album d’acharné, qui assume son statut résolument enraciné dans la réalité, avec tout ce que ça comporte de violence et de crudité. – Jérémy

Les Sages Poètes de la Rue – Qu’est-ce qui fait marcher les sages ?

Paru le 15 février 1995 | > Un noir tue un noir

Il est de bon ton de dire et répéter que ce premier album des Sages Po’ est à la fois emblématique du style, du talent et de la philosophie du trio boulonnais, mais également de rappeler à quel point il fut l’un de ces jalons si fondamentaux qui construisirent l’histoire du rap français. Et c’est assurément très vrai. Mais en ce début d’année 1995, alors que les frangins Kodjo et leur cousin lâchent dans les bacs le fruit de leur labeur, soutenus par leur mentors et camarades de productions Jimmy Jay et Solaar, il n’ont que la certitude d’aimer ce qu’ils s’apprêtent à proposer et n’ont aucune idée de l’impact que leurs 17 titres tout en nuance et en profondeur vont apporter au genre. Plus jazzy, alors que la tendance west coast s’installe, plus lent, alors que partout le rythme semble s’accélérer, plus technique, à un moment où les jeux de mots et jeux de flow passent au second plan, l’album est pourtant résolument « street ». Dans des morceaux qu’on qualifie (avec plus ou moins de facilité) de « conscients », comme dans des morceaux plus légers ou dans des exercices de styles, les Boulonnais ne trichent jamais sur ce qu’ils sont ni sur ce qu’ils veulent produire comme musique. Inlassablement et avec sincérité, ils racontent à tous ceux qui veulent l’entendre, sur les prod’ maison de Zox, ce qu’ils vivent, ce qu’ils ressentent, en tant que jeunes, artistes, de cité, en banlieue parisienne. Et ça fait mouche. Moins connu et peut être plus difficile d’approche que les blockbusters de la même année, le CD s’écoulera quand même à 80 000 exemplaires et annoncera le début de trois grandes et belles carrières, lancera en orbite trois grands et beaux artistes, prêts à devenir des piliers de la décennie qui s’ouvrait, notamment grâce à la structure de production que leur sens du business les avait poussés à ouvrir cette même grande et belle année : le Beat de Boul. – Sarah

Alliance Ethnik – Simple & Funky

Paru le 16 février 1995 | > Respect

Ah le funk ! Un des premiers véritables amours du rap se retrouve là, revigoré, revisité, et emballé dans ces sonorités so nineties, mêlé avec ces nouvelles envolées héritées du disco et ces balbutiements sur synthé qui sentent bon le soleil et les crop tops en sky. Le premier album de l’Alliance qui sort à fin de 1995 est à la fois une ôde, une passerelle et une promesse. Avec seize titres menés par le charismatique K-mel et portés par une équipe au top de son inspiration, la signature Alliance Ethnik commence à inonder les ondes dès l’été avec « Respect », un single très « généraliste-compatible » qui braque les projecteurs sur la formation isarienne et propulse ses membres et leur amour pour un hip-hop très musical et joueur, sur le devant de la scène. Du festival de Bourges aux Francofolies de cet été-là, la voix douce et tendre de Vinia se balade avec grâce dans les régions de France et annonce le succès incroyable que remportera l’album à sa sortie officielle quelques mois plus tard. Certifié disque d’or avec plus de 225 000 disques vendus en un peu plus d’un mois, l’album reste un incontournable absolu du genre qui su dépasser les frontières de l’hexagone. Dès l’année suivante, l’Alliance reçoit la reconnaissance grand public du « Groupe de l’année » aux Victoires de la Musique, couronnant non seulement un succès populaire indéniable, mais aussi installant définitivement le hip-hop hors des frontières de la street, sur les pistes de danse et dans les salons des quatre coins de la France. – Sarah

No One Is Innocent / Tout Simplement Noir / EJM – Antipolitique

> Antipolitique

Si la connexion peut surprendre de prime abord, la réunion du groupe No One Is Innocent avec EJM et le groupe Timide Et Sans Complexe ne sort pas de nulle part. En effet, Kemar, chanteur du groupe rock / fusion, scandait déjà sur leur premier album des paroles engagées aux thématiques proches de celles abordées par Doudou Masta, Doc Sky et EJM. Quant à Timide Et Sans Complexe, leur album Le feu dans le ghetto paru l’année d’avant, révélait des sonorités à la croisée du rock alternatif, du punk et du rap. Pas de samples de jazz ou de funk donc, mais des guitares saturées à toutes les sauces sur lesquelles les différents intervenants s’évertuent à brailler un propos résolument hardcore. Quatre titres (et non deux comme indiqué sur la cover) plus énervés les uns que les autres résulteront de cette connexion avec des combinaisons diverses entre Doudou Masta, Doc Sky, EJM et Kemar, présent quant à lui sur tous les morceaux, avec quelques passages en anglais. Avec ses 90 BPM et sa boucle lancinante, « Antipolitique », titre éponyme et introduction de l’album, constitue peut-être le morceau le plus accessible aux non-initiés, et bénéficiera même d’un clip. Il illustre bien les accointances idéologiques entre les différents protagonistes, et pointe du doigt les dérives liées à la pratique du pouvoir par les politiques de tous bords, et au dangereux exercice de séduction que constituent des élections. En France comme aux USA, les ponts ont toujours existé entre le rap et le rock (souvenez-vous, « Walk this way » de Run DMC et Aerosmith en 1986), deux genres qu’on a pourtant souvent voulu opposer. Antipolitique, entre autres disques, démontre que l’association des deux peut donner lieu à un concentré de subversivité. – Olivier

Mellowman – La voix du Mellow

Paru le 23 mars 1995 | > Pyromellow

Lee Rick’s et DJ Cool forment le duo Mellowman (pourquoi pas Mellowmen, d’ailleurs ?). On les évoquait brièvement dans notre dossier 1993 quand ils émergent avec le crew 500 One (cf. notre encart). Et force est de constater que la recette utilisée par la plupart des membres du collectif est toujours d’actualité en 95, pour le premier album du duo francilien : rap facile d’écoute à tendance « groove » comme on aime à le qualifier à l’époque, et assez peu, voire pas du tout engagé. « Mon discours, lui, n’a rien de politique, au contraire, je suis là pour vous distraire » s’exclame Rick’s sur « Gardez L’Écoute ». Un morceau easy listening qui semble calibré pour le succès radio. Et de fait, sera classé dans le fameux top 50 à l’époque. Préalablement, « Ainsi soit-il » ouvre l’album sur une piste 100% instrumentale à coup de scratches bien sentis, puis le rap de Rick’s s’invite sur « Pyromane » en mode festif qui n’est pas sans rappeler « 500 One For All ». Une entrée en matière plutôt agréable donc, suivie par « Le Temps de Vivre », dont les backs et le beat feront dodeliner l’auditeur plus en recherche de bootyshake que de punchlines et rimes assassines. Les auditeurs moins indulgents auront eux, probablement déjà grimacé. L’avalanche de morceaux légers qui s’en suit aura raison d’eux. Les storytellings qui malgré tout révèlent de bonnes lignes ici ou là, ne peuvent rivaliser avec les maîtres du genre de l’époque (voir « Attentat 2 » d’IAM, ou carrément « La Fièvre » de NTM). En dépit de quelques beats bien sentis comme sur « La Voie du Mellow », dont le refrain s’inspire maladroitement de « Hip-Hop Hooray », La voie du Mellow reste un album très policé pour beaucoup. Mais qui peut s’inscrire en 1995 comme une porte d’entrée vers le rap français pour les non-initiés. À vous de juger où vous placez le curseur. DJ Cool disparaîtra tragiquement en 1998, sans que Mellowman ne puisse rééditer le relatif succès qu’il aura rencontré en 1995. – Maxime

Suprême NTM – Paris sous les bombes

Paru le 28 mars 1995 | > La fièvre

Tristement prémonitoire en ce début d’année 1995, le troisième album de la formation déjà resserrée du NTM n’annonçait pourtant aucunement les drames qui allaient secouer la capitale quelques mois après sa sortie. Si le titre jouait sans ambiguïté sur le « danger » supposé que le déploiement du rap faisait courir à la bonne société parisienne, la référence était purement hip-hop, et le pochoir sur la pochette parlait sans équivoque aux initiés. Pourtant, cette fois, l’album va plus loin que son cercle d’aficionados. Après un J’appuie sur la gâchette déjà plus dense, plus avancé, ce nouvel opus paraît franchement abouti dans une époque ou le style imprime de plus en plus et où les attentes grandissent. Les oreilles braquées sur les US, les auditeurs commencent à attendre mieux, et les artistes sentent qu’il va falloir pousser pour continuer d’attirer le public. Instinctivement, le duo dyonisien a bien compris l’enjeu du moment et est au rendez-vous, mêlant sans difficulté enjaillement funk et influences new yorkaises habituelles, alors que partout en France d’autres groupes (cf cette jolie liste !) commencent à se démarquer. Sur une tracklist de 17 morceaux (avant réédition un an plus tard), la voix de Kool Shen, stabilisée, porte mieux que jamais le message que le groupe s’efforce toujours de faire passer, sur la vie, la société, le quotidien. L’assurance de plus en plus bestiale de Joey Starr ajoute quant à elle une signature devenue unique au style désormais fortement reconnaissable des deux larrons. Secondé ici et là des vieux compagnons de scène devenus Psykopat, le groupe impose sa violence, ses outrances, ses impertinences, et, fait nouveau, son humour de banlieusard et sa légèreté de jeunes adultes avec fierté. Passage de témoin de DJ S à DJ Clyde (puis à DJ James quand il s’agira de tourner), cet album est aussi pour les ténors du 9-3, un passage de frontière, entre un rap qui sonnait malgré tout, encore un peu « amateur »  et un niveau de professionnalisation, des samples aux beats, des flow aux paroles, qui ne s’arrêtera plus de progresser jusqu’à l’apothéose de 98. – Sarah

L’APOGÉE DU 501 POSSE

Si le collectif est mentionné dans de nombreux morceaux, et qu’il comptait en son sein des noms prestigieux, l’histoire du Posse 501 est somme toute assez peu documentée. Cependant, il s’agit peut-être du collectif le plus en vue du rap français du début des années 90, avec un pic d’influence en 1995, preuve en est avec la présence dans ce dossier des disques de Ménélik, Melaaz, mais aussi des groupes satellites Démocrates D et Sléo, produits par DJ Seeq et Jimmy Jay, sans oublier Mellowman ou les Sages Poètes de la Rue, proches de Solaar sur disque et sur scène. Marqués par un son jazz et positif, et des influences allant chercher du côté de la Native Tong, l’heure est désormais à la concrétisation, bien préparée par les sorties de Solaar et Jimmy Jay, ainsi que le disque de Soon E MC en 1993 (qui contient un des seuls morceaux du collectif, « 501 for all »). Pour rappel, le collectif se forme d’abord à Villeneuve-Saint-Georges dans le 94 autour de Solaar, Soon E MC, Bambi Cruz et Striker D, entre autres, avant d’être rejoints par Ménélik, Melaaz, DJ Seeq ou encore Jimmy Jay. Les premiers succès de Solaar permettront de mettre en lumière les artistes gravitant autour de lui, son beatmaker Jimmy Jay en premier lieu, qui réunira tout ce beau monde et encore d’autres artistes sur Les Cool Sessions, faisant de lui un élément central dans le collectif. Autour de cette grande nébuleuse viendront s’associer d’autres beatmakers et ingénieurs du son tels que Logilo, Boom Bass, Etienne de Crecy, ou l’incontournable Philippe Zdar (paix à son âme), qui participeront eux aussi à donner un écrin musical de qualité à toute cette équipe. Après 1995, et la séparation de Jimmy Jay et Solaar, plus vraiment de mention du collectif à proprement parler, mais des carrières déjà bien lancées ou sur le point de l’être pour Ménélik, Solaar, Bambi Cruz ou Les Sages Po’. – Olivier

Sléo – Ensemble pour une nouvelle aventure

Paru le 10 avril 1995 | > Ne joue pas avec le feu

Créé en 1987, le groupe Sléo, composé de Jazzyko, Le Cervo et Sly D.O, travaille pour la première fois avec Jimmy Jay pour une apparition remarquée sur la compilation Les Cool Sessions avec le morceau « Histoire d’A », qui leur vaudra un passage dans l’émission Rapline. S’ensuivront l’année suivante un maxi commun avec Fabe et Ideosoul, ainsi que les premières parties sur la tournée « Prose Combat » de MC Solaar. Réputés pour l’énergie qu’ils déploient sur scène et en radio (Olivier Cachin décrit un style « bondissant »), ils sortent enfin leur premier album studio en avril 1995, Ensemble pour une nouvelle aventure, entièrement produit par Jimmy Jay. « Je lance les dés », single envoyé en éclaireur, annonce la couleur : c’est sur des productions jazzy et cool, mais avec puissance, détermination et force de roulements, que le trio viendra délivrer ses verses. Le refrain, qui devait s’avérer d’une efficacité redoutable sur scène, fait office de présentation (« Le S, le L, le E, le O, car Seul le Lyrisme Excite l’Opinion« ), préparant ainsi le terrain pour la sortie de l’album. Cohérent du début à la fin, le LP du « 3 Majeur » prône tout au long des seize titres qui le composent des valeurs telles que la tolérance, l’amitié, et l’authenticité, sans oublier cependant des égotrips bien sentis. Dans ce registre, le posse cut « Ne joue pas avec le feu » s’imposera rapidement comme un incontournable du genre, avec des couplets tous plus spectaculaires les uns que les autres, performés par Rocca, Daddy Lord C, ainsi qu’une bonne partie du Complot Des Bas Fonds (collectif qu’ils formaient avec Fabe, Koma, LSO, Bo Prophet, Lady Laistee). Après un ultime EP en 1996, et quelques apparitions remarquées comme sur les « 11’30 contre les lois racistes », le groupe cessera d’officier au tournant des années 2000. Malgré un parcours assez peu documenté, leurs faits d’armes en concert comme en studio parlent pour eux, et rappellent que Sléo était un groupe sur lequel il fallait compter durant la décennie 1990. – Olivier

Fabe – Befa surprend ses frères

Paru le 3 mai 1995 | > Ça fait partie de mon passé

Comme beaucoup d’autres, le jeune Fabe est entré dans le hip-hop via le tag, le graffiti, qui étaient alors en plein boom, à la fin des années 1980, avant de poser ses mots dans un cahier et de se mettre au rap dans les nineties. Ses premières traces discographiques se font aux côtés des Suisses de Sens Unik, du Complot des Bas Fonds ainsi que de Cut Killer. Bien que du 18ème arrondissement parisien et de Barbès, ce sont les Helvètes qui signeront Fabe pour son premier album Befa surprend ses frères. Si l’époque est au groupe, au collectif, Fabe marche seul, l’album ne comporte aucun featuring (bien qu’il côtoie Koma, Sleo, Lady Laistee notamment) si ce n’est des scratches de Cut Killer sur « C’est un jeu d’enfant ». Précisons toutefois que l’album a été fait en étroite collaboration avec DJ Stofkry qui s’est chargé de 80 % de la production musicale, assez jazzy. On est marqué à l’écoute de l’album par le côté impertinent de Befa qui n’en manque pas une pour taper sur tous ceux qui le dérangent, les faux gangsters (« Joe La Monnaie »), les filles de petite vertu (« Fais moi du vent ») et à peu près tout et tout le monde comme sur le titre « Je n’aime pas ». Loin d’être misanthrope, celui qui maîtrise mieux la langue de Molière que les fachos qui ont tué Ibrahim Ali à Marseille ou encore Imad Bouhoud au Havre, dispose surtout d’une gamberge, d’une maturité et d’un esprit critique qui illustrent une vision sans concession de son art (expliquant d’ailleurs son coup de gueule sur le plateau de l’émission Taratata). Mais il serait erroné de penser que Fabe ne se distingue que par un discours revendicatif puisqu’il soigne le fond et le forme, à l’image du morceau laidback « Ça fait partie de mon passé » qui a bénéficié d’une certaine rotation sur M6 et à la radio, lui permettant d’atteindre une certaine audience et de lancer sa carrière qui aura été courte mais tellement impactante. – Chafik

La Haine – Musiques inspirées du film

Version 1.0.0

Paru le 12 mai 1995 | > Sacrifice de poulet

Peu de disques peuvent se targuer en 1995 de réunir autant de mastodontes du rap français sur un même projet. C’est le pari réussi de Solo, qui en tant que DA, réunit IAM, Ministère A.M.E.R., Sens Unik, La Cliqua, Express Di, MC Solaar, Les Sages Po’, Assassin. Il faut le rappeler, « Ma 6-T va crack-er » et « 11’30 contre les lois racistes », autres monuments du genre, ne sortent qu’en 1997. La bande originale de Métisse faisait certes figure de précurseur en 1993 avec Assassin ou Timide et Sans Complexe, mais la pléthore d’artistes rap reconnus sur La Haine – Musiques inspirées, n’a alors pas d’égal. Dans la foulée de son film culte, Matthieu Kassovitz confie la direction de la bande inspirée de La Haine à Solo d’Assassin. Le cinéaste définit lui-même, et à raison, son projet comme un film hip-hop. La Haine aura contribué à démocratiser certains codes des banlieues auprès d’un public plus large, mais le rap est plutôt absent de la bande originale. Et ce malgré la scène culte de Cut Killer mixant Piaf, KRS-One et NTM, invitant à faire la nique à la maréchaussée. La chose est réparée donc avec ces musiques inspirées de scènes du film au travers de dix morceaux originaux (et un issu d’Homicide Volontaire d’Assassin), de plutôt haute facture. Le projet rencontrera un certain succès mais aussi des détracteurs dans les hautes sphères du pouvoir. Le tristement célèbre ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré, déjà lui (voir « 11’30 contre les lois racistes ») poursuit le Ministère A.M.E.R. pour « provocation au meurtre » suite à la sortie de « Sacrifice de poulet ». Une élucubration typique de la droite envers le rap français. – Maxime

Assassin – L’homicide volontaire

Paru le 2 juin 1995 | > Shoota Babylone

Suite au départ de Solo, le deuxième album d’Assassin sera avant tout une collaboration entre Doctor L à la production et Rockin’Squat au micro. Une introduction digne d’une bande-annonce revendicative résonne et nous plonge d’emblée dans l’ambiance. Squat a bien des choses à dire et va s’épancher tout du long sur son rapport à la justice, à l’Etat, à l’écologie, aux médias ou encore à la géopolitique dans un grand bain de violence sociale. C’est dense, très dense, et le côté professoral du MC peut plaire car il tente de tirer vers le haut, comme il peut agacer parce que moralisateur. Mais Squat n’est pas là que pour enseigner. Il s’est donné pour mission de réveiller le sentiment d’indignation du public avec un langage cru, provocateur, militant. Sur certains morceaux tels que « Shoota Babylone », cette esthétique « nous contre eux » fonctionne d’ailleurs très bien, d’autant que les accents dub de la prod’ font plaisir. Derrière les machines, Doctor L réussit quelques jolis tours de force avec un style sans concession fait de samples de funk (basses, guitares) traités de manière abrasive, d’éléments jamaïcains, et d’instruments parfois plus étonnants, comme ces flûtes qui côtoient des sirènes et un refrain chanté sur « A titre posthume ». Le flow de Squat est fait d’une diction claire, convaincue et révoltée qui appuie bien ses propos. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce disque est aussi cohérent. Malheureusement, cela devient parfois un peu lassant, raison pour laquelle les deux apparitions d’Ekoué (ses premières sur disque !) sont bienvenues. Ces deux titres (« L’odyssée suit son cours » et « Quand j’étais petit » avec sa reprise ironique de L’île aux enfants) font d’ailleurs partie des meilleurs. On aurait aimé quelques collaborations supplémentaires car l’écoute intégrale du disque est assez dure. Cependant, il s’agit bien là de l’aboutissement du style d’Assassin, et l’Homicide volontaire comprend quelques-uns de leurs titres les plus importants, de vrais classiques du rap français. C’est un album rugueux et engagé, qui malgré son jusqu’au-boutisme parviendra à obtenir un double disque d’or. Sacrée performance donc, pour ce qui restera comme l’un des piliers du rap français engagé. – Jérémy

La Cliqua – Conçu pour durer

Paru le 14 juin 1995 | > Conçu pour durer

En 1994, le label indépendant Arsenal Records fraîchement fondé par Le Chimiste et Oeno presse son premier maxi, le deux titres « Freaky Flow / Les Jaloux » du rappeur Daddy Lord C. Au cours de la promo, les trois activistes se retrouvent à Radio Africa Numéro 1 accompagnés du DJ Jelahee qui avait lui-même convié Rocca. Une fois sur place, ils font la connaissance du groupe Coup d’État Phonique, formé par Egosyst et Kohndo mais aussi du jeune Raphaël et du beatmaker Lumumba. Ce jour-là, les auditeurs branchés sur le 107.5 ont la chance d’assister en direct à la naissance d’un mythe. Un an plus tard, La Cliqua, collectif en effervescence, sort son premier EP chez Night & Day. Conçu pour durer est aujourd’hui encore considéré comme un disque charnière de l’histoire du rap français. L’énergie et les placements des rappeurs ainsi que les instrumentales aux sonorités jazzy et aux drums percutantes sont directement influencées par les collectifs new-yorkais de l’époque mais puisent leur force et leur origine dans les rues parisiennes. Chaque membre du collectif y trouve sa place et livre une performance époustouflante. Le solo de Rocca intitulé « Comme une sarbacane » détonne et vient poser les fondations d’une future carrière d’exception. L’esprit de compétition saine présente depuis les débuts du groupe est mise en évidence dans le morceau egotrip « Toujours plus haut » de Daddy Lord C. Le public est plongé dans une atmosphère sombre sur « Tué dans la rue » où les rappeurs clament avec lucidité l’hostilité de l’environnement dans lequel ils évoluent au quotidien. Enfin, le titre éponyme qui vient clôturer le disque apparaît comme un morceau rassembleur, où chaque membre du collectif impose son style virevoltant sur une nouvelle instrumentale étincelante de Lumumba. Si par la suite les divers composants du groupe ont pris des chemins différents, le talent singulier des artistes de La Cliqua et la vision artistique de ses concepteurs font de ce disque une pièce majeure de l’histoire du rap français. Il vient nous rappeler que certains chefs-d’œuvre sont conçus pour durer dans le temps et dans le cœur des amateurs du genre. – Jordi

Ménélik – Phénoménélik

Paru le 16 juin 1995 | > Tout baigne

Au moment de sortir son premier album solo, Ménélik n’est pas un inconnu de la scène rap. Il est membre du fameux et alors omniprésent Posse 501 et apparaît dans la compilation Les Cool Sessions de Jimmy Jay avec le titre « Un petit rien de Jazz ». Si bon nombre d’artistes rêvent, de manière plus ou moins secrète, de faire un hit, MNLK a eu la chance, le talent, d’en faire deux dans Phénoménélik qui a été un succès assez immédiat, en étant porté par les singles « Quelle aventure » et « Tout baigne ». Ces deux titres ont forcément marqué de leur empreinte cette année-là en étant diffusant sur NRJ, Fun Radio, dans les boums des teenagers, au bal des pompiers, au point que le premier se soit même retrouvé au sommet du Top 50 et tube de l’été. Ménélik incarne alors la coolitude, le groove et célèbre la fête pour le plaisir du plus grand nombre. Mais attention à ne pas éluder ce qui justement est trop souvent oublié : Ménélik est profondément attaché au hip-hop. Les valeurs Peace, Unity, Love and Havin’ fun parcourent le disque, les scratches sont omniprésents, il dédicace ses proches à la fin de « Tout baigne », déclare sa flamme au mouvement dans un exercice de style (« Ode ») ou fait référence à KRS-One. Ajoutons aussi que l’album bénéficie du travail de Logilo, qui en est l’artisan de l’ombre. Le DJ, qui est présent sur tout un tas de projets de cette époque, est aux manettes d’une dizaine de titres de Phénoménélik et en donne forcément la couleur musicale. Avec ce disque, Albert Tchamag dépasse le cadre du rap, obtient une victoire de la musique (révélation masculine de l’année) et part en tournée internationale. Pour toutes ces raisons, cet album est une référence et la réécoute rappelle d’émouvants souvenirs aux quadra’ en 2025. – Chafik

Different Teep – La route est longue

> Tout se ressemble

A côté de la guerre civile algérienne, de l’élection présidentielle qui verra cet escroc de Chirac élu, des sorties cinéma (Seven, Usual Suspects, Casino, Die Hard, Heat, La Haine) et rap français (NTM, Akhenaton, Alliance Ethnik, Ménélik), pas facile pour l’underground de se faire entendre. 1995 symbolise pourtant un aboutissement pour le groupe Different Teep qui arrive à mettre dans les bacs le maxi La Route est Longue. Contrairement à la majorité des disques sortis cette année-là, Manu Key, Lil Jahson et Mista Flo ne viennent pas de Paris même mais sont originaires du Val de Marne, d’Orly précisément et c’est ce que l’on ressent à l’écoute de leur musique. Nous avons affaire à des jeunes de banlieue, du ghetto, de la tess, qui proposent un rap de rue, où l’ennui, la débrouille, les discriminations, les problèmes avec les flics sont des réalités vécues. D’ailleurs, on distingue bien les inspirations new yorkaises dans cette manière de décrire leur quotidien. Le constat sur l’époque est sombre sur « Tout se ressemble », sur « La Route est longue » et le morceau « La guérilla » montre que nos jeunes portent également un regard sur le contexte géopolitique internationale, particulièrement tendu au milieu des années 1990 (génocides au Rwanda, en Ex-Yougoslavie, notamment). Manu Key rappelle justement qu’il ne souhaite pas effectuer son service militaire et on imagine que ce sujet occupait les discussions avec Kery James, pas encore majeur, que l’on croise sur le titre « Ghetto ». La production musicale quant à elle fut confiée au jeune DJ Mehdi, qui bénéficia aussi d’une fenêtre d’expression avec l’intro et les deux interludes du maxi. Avec La Route est Longue, Different Teep pose le premier jalon discographique de ce qui deviendra par la suite la Mafia K’1Fry. – Chafik

FABE & NAGUI, MALAISE CHEZ TARATATA

Depuis 1993 et la fin de RapLine, présentée par Olivier Cachin, il n’y a plus d’émission dédiée au rap sur les chaînes hertziennes, au moment même où ce style musical prend son essor. Difficile donc de voir du rap à la télé, d’autant que le Hit Machine et Fa Si La Chanter faisaient la part belle à d’autres courants. Il ne restait plus que « Le boulevard des clips » qui en diffusait de temps en temps et « Taratata ». Récemment créée par Nagui, elle mettait en avant le live et le rock, même si IAM a eu droit à une émission spéciale, et si The Roots, Dee Nasty, Warren G ou encore Alliance Ethnik ont pu être conviés. Le 1er octobre 1995, Fabe est invité par l’animateur vedette de France 2 à jouer sur scène son morceau «  Ça fait partie de mon passé » car dit-il « la musique est bonne et les textes sont bons », lors d’une émission consacrée à Robert Charlebois, chanteur québécois, auteur d’une vingtaine d’albums. Ce dernier s’est mis à singer les rappeurs après la performance de Befa, usant d’un discours creux, d’une interprétation ridicule, Nagui et Laurent Voulzy l’accompagnant en beatboxant, le tout ponctué par des « Fuck », lors d’une séquence pathétique, condescendante, applaudie par le public, faisant passer le rap pour un enfantillage sans queue ni tête. Mais Fabe leur a montré qu’il dispose de couilles et d’un cerveau. Fermement, calmement, de manière argumentée, il a mis en contradiction ses détracteurs, illustrant l’irrespect, le décalage, l’incompréhension de « professionnels » de la musique qui ne semblent pas avoir pris la mesure de ce que représentait le rap. Fabe aurait pu se taire pour l’une de ses toutes premières émissions à la télévision, craignant que sa carrière soit mort-née, mais cet épisode a montré à quel point il était entier. Du haut de ses 24 ans, en s’opposant à l’animateur star de l’époque et en n’ayant que faire de la réaction des spectateurs en studio et devant leur écran, il a quitté le plateau après avoir effectué quelques recadrages, manifestant ainsi son désaccord profond et refusant de se fourvoyer avec ces ennemis de la culture hip-hop. Ironie de l’histoire, ce n’est pas dans une émission musicale mais sur Envoyé Spécial que Fabe a eu droit à un réel échange, deux mois plus tard, avec les journalistes Paul Nahon et Bernard Benyamin, au sujet de son titre « Lentement mais sûrement » et de la situation des banlieues. – Chafik

Melaaz – Melaaz

Paru le 25 septembre 1995 | > De père en paix

Membre du 501 Posse, Melaaz a déjà quelques faits d’armes à son actif au moment de sortir son premier album en 1995, avec des apparitions sur la compilation Ghetto Youth Progress, mais aussi sur les morceaux « Caroline » et « Bouge de là » de MC Solaar, qu’elle accompagnera en tournée au début de la décennie 90 en tant que danseuse. Signée chez BMG, elle est épaulée par Philippe Zdar (paix à son âme) pour le mix, l’enregistrement, et une partie de la production, un gage de confiance à la hauteur du talent et du potentiel de Melaaz. Entre sensibilité et démonstration de force, elle délivre sur ce disque des textes oscillant entre récits personnels et thématiques sociales. Reconnaissable entre mille, son timbre de voix est un atout qu’elle use avec brio pour du chant, du rap, du toast, et même du spoken word. Le support musical est composé de productions chaudes et organiques, dans des sonorités variant de la soul au jazz en passant par le R&B, le reggae, des notes orientales par endroits, et du rap (mention à « De père en paix » qui reprend le même sample que « La face B » d’Akhenaton la même année). Seuls invités du disque sur « Roule ta boss », Les Sages Poètes de la Rue retrouvent Zdar et le studio XXL, qu’ils ont également occupé pour l’enregistrement de leur premier album, également en 1995. Malgré une équipe resserrée à la production, la multiplication des influences et des sonorités donne un ensemble qui pêche un peu par manque d’homogénéité, et Melaaz ne connaîtra pas de véritable succès commercial, en dépit de singles réussis, « Je marche en solitaire » en premier lieu. Cependant, cet album reflète aussi une période durant laquelle le rap français se mélangeait plus volontiers à d’autres genres que durant les années qui suivront, un état de fait que l’on retrouve sur d’autres disques de cette sélection. – Olivier

Raggasonic – Raggasonic

Paru en octobre 1995 | > Bleu blanc rouge

« J’entends parler », « Légalisez la ganja », « Bleu blanc rouge », « Aiguisé comme une lame »… Qu’on s’intéresse de près ou pas au rap français, impossible en 1995 de passer à côté de l’album éponyme des Raggasonic Big Red et Daddy Mory. Si leur premier album a déjà un véritable impact sur la scène ragga / rap d’alors, c’est que le duo constitué de Big Red et Daddy Mory ne sort pas de nulle part. L’ambiance sound system qui se dégage de ce classique du genre est le fruit d’une occupation du terrain de longue date d’un côté comme de l’autre dans l’underground parisien, avec pour chacun des deux membres des liens solides avec la scène hip-hop, comme en témoigne leur présence sur le « Ragga Jam » d’MC Solaar sur son premier album dès 1991. Ce n’est pas non plus pour rien si les Suprême NTM, d’ordinaire totalement fermés aux featurings, apparaissent sur l’osmotique et imparable « Aiguisé comme une lame », à placer très haut dans le classement des collaborations rap / ragga. Bavures policières, racisme, légalisation du cannabis, prévention face au SIDA, inégalité des chances… Le propos pointe du doigt les injustices et problèmes qui caractérisaient la fin du siècle dernier, sans oublier quelques moments de performance pure. Musicalement, le support proposé est aussi épuré qu’efficace, reflétant le son des sound systems d’alors, grâce au talent des musiciens qui les ont accompagnés sur cet opus, et à un judicieux choix de rythmiques. Ce disque s’est rapidement imposé comme une référence du genre, et résonne encore aujourd’hui grâce à des morceaux qui ont su traverser le temps, comme l’hymne anti-raciste « Bleu blanc rouge », malheureusement toujours d’actualité. – Olivier

Akhenaton – Métèque et mat

Paru le 20 octobre | > La Cosca

Alors qu’il avait sorti avec IAM l’excellent Ombre est lumière en 1993 dans lequel il était particulièrement inspiré, Akhenaton est déjà de retour en 1995 avec Métèque et Mat. C’est le premier membre d’un groupe dans l’histoire du rap français à s’aventurer dans la réalisation d’un album solo. Naturellement, il se tourne vers ses origines napolitaines, son identité marseillaise, ses influences américaines pour nourrir ses textes, ainsi que ses prods (en effet, il se charge lui-même de la totalité des instrus). Encore plus qu’avec Shurik’N et consorts, il s’en donne à cœur joie pour explorer certains de ses thèmes de prédilection : la mélancolie, le mysticisme, la spiritualité, notamment. Faisant preuve d’une introspection rare, Akhenaton se dévoile et laisse entrevoir toutes ses facettes. On découvre Philippe Fragione, le petit-fils d’immigrés italiens, le jeune père de famille, le grand frère, le pote, Abd Al Hakim, le converti, le musulman, Chill, l’Américain, l’intermittent du spectacle, le beatmaker. La palette déployée est impressionnante et il y a autant de morceaux préférés qu’il y a de tracks dans l’album : beaucoup vont adorer les storytellings (« La Cosca » en tête, formidable fresque mafieuse ou l’ironique « Un brin de haine »), d’autres vont plébisciter les émouvants « Au fin fond d’une contrée » et « Je ne suis pas à plaindre », certains évoquent plutôt les titres plein d’humour (« Éclater un type des Assedic », « Je suis peut-être ») ou plus cérébraux (« Prométhée », « Dirigé vers l’Est »), tous citent bien sur le posse cut « Bad boys de Marseille » avec la Fonky Family… Akhenaton s’est aussi entouré du producteur new-yorkais Nick Sansano et de Cut Killer pour les scratches (ce dernier étant décidément omniprésent en 1995, entre sa tape avec Lunatic et son travail sur La Haine). Véritable autobiographie épique et musicale, disque complet, résistant à l’épreuve du temps, Métèque et Mat deviendra l’étalon, la référence au point d’être sûrement le meilleur album solo de l’histoire du rap français. – Chafik

Tout Simplement Noir – Dans Paris nocturne

Paru le 15 novembre 1995 | > + Fort

Groupe fondé en 88, Tout simplement noir fait partie des pionniers du rap français. En 1991, ils sortent « Le temps passe », morceau clippé et diffusé dans l’émission Rapline. Peu de groupes ont alors le droit à une exposition de ce niveau. Pourtant, il faudra attendre 1995 pour que paraisse leur premier album. Le trio composé de J’L’Tismé, MC Bees et Parano Refré a pris le temps de grandir et de construire un album bien charpenté qu’ils sortiront en auto-production via Night & day. En résulte un gros concentré d’influences, du rap east-coast hardcore au versant le plus revendicatif de la côte Ouest, en passant par des citations bien françaises, avec des samples de Maxime Le Forestier, Charles Trenet ou encore Claude François. Tout Simplement Noir n’est pas « Simple et Funky » comme l’était Alliance Ethnik, ils sont hardcore et funky. Ils s’opposent frontalement aux rappeurs cools de l’époque (cf l’interlude « Rien de bon sur la FM »). Tout du long des premiers titres, ils ont a cœur de définir leur identité, de troupe comme d’individus. Au fil de l’album, c’est tout un mode de vie qui est présenté dans un esprit à la fois radical et humoristique. La condition noire est parsemée tout du long, on y parle révolte (« Justice », « O.P.I 2 flics »), de fête (le tube de l’album, « J’suis F », le funky « C’La Tuff »), de sexe (« Goutamafonkybite », « A propos de tass »). TSN navigue avec aisance entre la légèreté et le sérieux avec des flows dynamiques et rebondis, des refrains chantés voir scandés comme des hymnes et livre un album étrangement fédérateur. Dans Paris Nocturne est un disque sans concession, riche et complet, le genre de petit classique que l’on oublie trop souvent. – Jérémy

Cut Killer – Mixtape spéciale Lunatic

> Entre dans la danse

Techniquement, la spéciale Lunatic de Cut Killer n’est un disque qu’à partir de 2005. En effet, comme toutes les mixtapes du célèbre DJ de cette époque, elle sort sous forme de cassette, mais, devenue une pièce incontournable avec les années, elle bénéficiera plus tard de pressages sous forme de galettes. Après avoir collaboré sur quelques-unes de ses fameuses mixtapes avec des noms ou des groupes bien identifiés en 1994 (IAM, Les Sages Poètes, K-Mel, Sléo), Cut Killer enchaîne en 1995 avec des cassettes mixées dédiées à deux groupes moins établis, Afro Jazz et Lunatic. Dans le cas du duo formé par Booba et Ali, il faut souligner la vision du DJ, puisque les deux rappeurs ne sont alors que les favoris au sein du jeune collectif Beat 2 Boul, sans véritables faits d’armes sur disque à leur actif, un peu avant leur intégration à l’écurie Time Bomb. Les légendaires « Le crime paie » et « Les vrais savent » sortiront respectivement en 1996 et 1997, sans parler de Mauvais Œil qui ne défigurera le rap français qu’en 2000. Le statut mythique du binôme Lunatic donnera a posteriori une aura supplémentaire à la mixtape, mais son contenu propre y est également pour beaucoup, puisqu’elle constitue un témoignage précieux des débuts du groupe derrière le micro. Aux côtés de titres faisant l’actualité côté US (avec une dominante East Coast), s’enchaînent les performances du duo du 92, entre egotrips musclés, improvisations sur face B qui sentent bon l’école de Boulogne, et références à la folie flirtant parfois avec le gore (« Entre dans la danse »). Côté invités, on retrouve logiquement les Sages Poètes Dany Dan et Zoxea, alors figures de proue du Beat 2 Boul, mais aussi Driver sur deux pistes, ainsi que le regretté East, binôme de Cut Killer dans son émission sur Radio Nova. De cet ensemble ressort une énergie juvénile, forcément, mais aussi une véritable osmose entre Booba et Ali, qui les accompagnera jusqu’à la fin de leur aventure commune. – Olivier

Double Pact – Impact N°3

Paru le 22 novembre 1995 | > Impact N°3

Malgré ce que son nom pourrait laisser penser, le groupe Double Pact comporte trois membres, les rappeurs Stress et Nega, et le beatmaker Yvan, une formation qui ne changera pas jusqu’à sa séparation, en 2002. Originaires à la fois de Lausanne et Genève (une configuration inédite à l’époque), ils livrent en 1995 Impact N°3, leur premier mini-album, chez le label français Night & Day (à qui l’on doit l’on doit un grand nombre de sorties indépendantes au milieu des années nonantes), une signature qui fera penser dans un premier temps à une partie du public qu’il s’agissait d’un groupe français. Impact N°3 comporte une énergie juvénile, mais il est important de souligner qu’il ne s’embarrasse pas de certaines maladresses parfois inhérentes à une première sortie. Il faut dire que derrière le micro ou les machines, les trois compères font déjà preuve d’une vraie dextérité, que ce soit dans la complémentarité entre Nega et Stress, les flows et les schémas de rimes qui n’ont rien à envier aux jeunes loups parisiens en vue à cette époque, ou dans le découpage des samples et les compositions rythmiques d’Yvan. Les amateurs des mixtapes de Cut Killer reconnaîtront de nombreuses phases scratchées par le célèbre DJ dans ses intros, puisées notamment dans les redoutables égotrips « Impact N°3 » et « Tout ce qu’on pense de toi », possee cut de haut vol sur lequel Stress et Nega croisent le micro avec Les Petits Boss et Egosyst de La Cliqua. Dans un autre registre, « Bonne époque », « Le passé passe » ou « Le Bon / Le Mauvais » dévoilent des plumes capables de tenir un thème ou raconter des histoires sans sacrifier la technique. Suite à cette première sortie, Yvan commencera à placer ses prods sur des albums incontournables (Ideal J, Rocé, Fabe, Manu Key), avant de devenir le beatmaker incontournable qu’on connaît aujourd’hui. Après quelques apparitions remarquées comme sur les compilations Opération Freestyle et Invasion, Double Pact sortira enfin Pour ma planète bleue, le premier de ses trois albums, en 1998. – Olivier

Timide Et Sans Complexe – Psychose

Paru le 24 novembre 1995 | > Démoniac

Quelques mois après la sortie du maxi Plastique, Timide Et Sans Complexe livrait son deuxième et dernier album. Bien réalisée, l’introduction nous met d’emblée dans l’ambiance avec son zapping à la fois hardcore et comique. Toujours plus obscur, sur Psychose, le groupe flirte clairement avec l’horrorcore. Aux manettes, Bruno Garcia (déjà présent sur Le feu dans le ghetto), Laurent Jeanne, Daniel Florean (entendu sur Plastique),  et DJ Kead et Black Blada, produisant un morceau chacun, livrent un écrin éclectique. Certains titres flirtent avec le slasher (« Ennemi » ou « Demoniac »), d’autres jouent sur des samples de funk, et on l’on retrouve même des influences jungle sur « Dreadlocks ». Le ton est sombre et les voix caverneuses, Doudou Masta et Doc Sky jouent avec notre angoisse, et un récit de garde à vue comme « Les keufs » prend même des tournants de film d’horreur psychologique. On sent parfois clairement l’influence du Wu-Tang Clan dans les backs, l’aspect minimaliste de certaines prods, mais aussi dans les références, notamment du côté de Doc Sky. Le lexique horrorifique est présent de toutes parts et unifie l’ensemble du disque en lui donnant une teinte résolument hardcore. Certes, les flows manquent parfois de précision, certains placements paraissent hasardeux, mais l’énergie l’emporte. Leurs flows sont autant de coups de couteaux frénétiques qui finissent par toucher leur cible. Au milieu de tout ça, résonnent quelques aérations bienvenues, à l’image du storytelling jazzy de « Tu tombes dans le vice ». Radical, ce Psychose n’est pas à mettre dans toutes les oreilles, mais à l’image des albums du Ministère AMER, il est l’un des monuments du rap hardcore français des années 90. – Jérémy

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