Dix ans après : 2015 en 20 disques de rap français

Ne retenir que vingt disques pour raconter 2015 relevait presque de la mission impossible. Comment condenser en une poignée d’albums une année foisonnante, riche en chefs-d’œuvre et en coups de cœur inattendus, mais aussi marquant un véritable tournant dans l’histoire du rap francophone ? L’exercice s’est révélé d’autant plus ardu qu’à partir du milieu des années 2010, la cadence des sorties s’est emballée, chaque vendredi effaçant le précédent dans une course effrénée au flux. De ce torrent continu, il a pourtant fallu extraire une sélection, forcément subjective, de vingt disques. Un choix contraint, mais qui dessine un panorama où se croisent figures historiques, nouveaux venus, champions de l’underground et têtes d’affiche du moment : autant de visages d’une scène en perpétuelle mutation.

Lino – Requiem

Paru le 12 janvier 2015 | > 12ème lettre

Si du haut de ses vingt ans de carrière, Lino est le rappeur préféré de ton rappeur préféré, qu’il a peut-être sorti avec son frère Calbo le meilleur album de l’exceptionnelle année 1998 (avant un second plus mitigé en 2002), son parcours en solo se distingue par (seulement) deux disques, de haute facture certes, mais qu’on ne peut pas qualifier de classiques (pas à la hauteur du talent, pour ne pas dire du génie du bonhomme). Dans Requiem, le jeune quadra nous livre son regard sur l’état du rap français en 2015 et le moins que l’on puisse dire, c’est que son constat est sans appel. Fort de sa position de poids lourd, d’une écriture toujours aussi dense, d’un univers singulier et sombre, d’une maîtrise de l’art de la punchline, de l’accompagnement de l’expérimenté Tefa à la réalisation, L.I.N.O. ne semble clairement pas trouver son compte dans ce que proposent ses congénères (notamment la vacuité de leurs textes, l’autotune ainsi que le virage zumba). On ne saurait lui donner tort, tant le comparer avec une grande partie des rappeurs, c’est confronter un adulte à des enfants. Mais on ne peut totalement aller dans son sens : une nouvelle école a remis au premier plan le kickage au début des années 2010 et surtout, l’année 2015 se révélera sensationnelle. Comme un doigt d’honneur à l’industrie (ne parle-t-il pas de « suicide commercial » ?), durant 78 minutes, Lino s’affranchit de bon nombre de tendances, se permettant des morceaux hors format pour l’époque, avec souvent trois couplets (couplets qui dépassent régulièrement les 16 mesures), de brillants exercices de style (« 12ème lettre »), des démonstrations de force (« Wolfgang »), des titres sans refrain (l’épique outro de huit minutes) ainsi que quelques péchés mignons et plaisirs coupables (que ce soit le crapuleux « Narco », les refrains chantés, les interludes pleins d’humour ou encore les pianos voix), sans oublier des morceaux aux sonorités actuelles (« VLB ») car le bougre est tout-terrain. Si le rap a effectivement changé, Lino demeure toujours aussi impressionnant, tient en respect la concurrence et fait valoir son statut de légende vivante (même si Requiem n’est toujours pas le classique que l’on attendait). – Chafik

Alonzo – Règlements de comptes

Paru le 26 janvier 2015 | > La belle vie

Avec Règlements de comptes, Alonzo signe son troisième album solo, et le septième si l’on prend en compte les disques de son groupe Psy4 de la Rime. Mais contrairement à ses aventures collectives, auréolées de succès, ses deux premières tentatives en solitaire – Les Temps modernes (2010) et Amour, gloire et cité (2012) – n’avaient pas vraiment trouvé leur public. En 2015, l’équation change. Les premiers extraits – « Belluci », « La belle vie », « Même tarif » avec Booba — imposent un Alonzo renouvelé, qui épouse avec aisance la trap rugueuse et tapageuse de l’époque. Le public suit, et l’attente monte. À sa sortie, l’album séduit par sa cohérence et sa direction artistique assumée. Énergie brute, spontanéité et rudesse traversent tout le disque, comme un fil rouge rappelant la facette « rue » qu’il incarnait déjà au sein des Psy4, lorsque son blaze contenait encore « Segnor ». Le titre, Règlements de comptes, résonne comme un clin d’œil amer à l’actualité de Marseille, secouée au tournant des années 2010 par une série de règlements violents. Si certains textes s’ancrent dans ce quotidien de rue, la majorité des morceaux se destinent aux clubs et aux voitures. Entouré de Booba, Gims, Lacrim ou Gradur, et armé de bangers imparables (« La belle vie » en tête), Alonzo retrouve le succès commercial. En coulisses, le producteur Spike Miller – souvenez-vous One Beat – joue un rôle clé, marquant le véritable point de départ de la seconde carrière du rappeur. 2015 sera d’ailleurs son année : quelques mois après l’album, il frappe encore avec la mixtape Capo Dei Capi et un single taillé pour marquer les esprits, « Finis-les ». – Olivier

Brav – Sous France

Paru le 26 janvier 2015 | > Brav against the Machine

Originaire du Havre et membre du label Din Records, Brav s’est fait connaître via les compils du collectif La Boussole mais surtout au sein de son groupe Bouchées Doubles, duo qu’il forme avec Tiers Monde, avec lequel il est à l’origine de deux EP’s et de l’excellent album conceptuel Apartheid paru en 2006. Depuis, il semble avoir fait le tour avec son comparse et s’est lancé en solo, prêtant notamment sa plume à Kery James pour le très émouvant « Post Scriptum » en 2013. Ce coup d’éclat lui a sûrement facilité la sortie de son premier album Sous France. Dans cet opus, Brav prend le parti d’incarner la France d’en bas, celle des périphéries, ce prolétariat qui ne vote plus depuis les nationalisations sous Mitterrand et qui vomit la gauche caviar. Sa proposition dénote forcément par rapport au reste du game, d’autant qu’il fait un pas de côté, conservant un ADN rap mais explorant le rock et le chant surtout. De plus, l’attention portée à l’interprétation est soignée : Brav ne rappe pas torse nu mais rappe le ventre ouvert, les tripes à l’air, avec l’impudeur de ceux qui sont devenus transparents à force de s’effacer. Lui qui a toujours géré l’imagerie de Din Records, a même fait sa révolution, dans les clips notamment, se montrant sous un jour nouveau et s’affranchissant des codes rap. Mais peut-être que le plus grand intérêt de l’album réside dans l’extrême richesse des chansons à thème, Brav réalisant son premier album solo à plus de trente ans, après une première carrière, dans laquelle son écriture était déjà très solide. Le propos du lascar est dense, réfléchi, fait montre d’une maturité et d’un regard aiguisé sur l’industrie, les cités, la France, le capitalisme, le monde. Pas de remplissage, pas de rimes faciles, pas un morceau n’est à jeter, Sous France est tout simplement excellent. – Chafik

Josman – Echecs positifs

Paru le 9 février 2015 | > Dans le vide

C’est un autre petit jeune qui débarque gentiment en ce début d’année 2015. Bon élève, Josman a fait ses classes dans de nombreux open-mics de la région parisienne où il a migré depuis son Cher original. Technique et inventif, amateur de la rime riche, du vers sophistiqué et la référence subtile, il est régulièrement salué par ses pairs et applaudi par un public qu’il conquiert souvent sans trop d’effort. Alors en ce mois de février, Jos se lance dans la bataille et sort un premier petit EP, 9 titres, une trentaine de minutes, pour montrer de quoi il est capable sur un vrai format intermédiaire. Entouré de producteurs variés et talentueux, et proposant quelques featurings honorables, parmi lesquels un duo avec Ol’Kainry et un autre avec Veerus, le rookie offre la démonstration très honnête de tout ce qu’on attend d’un grand potentiel. Du flow, du style, une identité et une plume. Jos porte tout ça à bout de bras du haut de ses 23 ans, et installe au cœur de son propos une poésie non conventionnelle, qui dénote avec les attraits habituels du rap à texte, mais qui touche et donne une bonne envie de gratter. Ça tombe bien, José était convaincu que ce coup d’essai ne serait pas un coup d’épée dans l’eau et préparait déjà la suite. Ayant lui aussi rapidement compris l’importance de la vidéo dans la diffusion de la scène rap de cette décennie, c’est sur un format clippé que cet oiseau rare prendra définitivement son envol l’année suivante avec « Dans le vide », resté sur la liste de ses meilleurs titres à date. – Sarah

Gradur – L’homme au bob

Paru le 23 février 2015 | > Terrasser

C’est en 2014 que Gradur explose avec une série de freestyles iconiques. D’emblée, son charisme, sa violence et son humour séduisent. Très en vue, il signe rapidement chez Universal et surfe la vague en sortant son premier album un an plus tard. Au vu de la tracklist, on constate que la maison de disque croit fort en lui : quelques gros noms de la trap en France y apparaissent, et surtout, l’on y retrouve Chief Keef et Migos. Dès les premiers titres de L’homme au bob, c’est la guerre. Les cinq premiers morceaux sonnent comme une déflagration. Gradur y apparaît concerné, spontané. Son flow hurlé et son énergie naturelle font mouche et les bangers s’enchaînent naturellement. La violence hyperbolique y est contrastée par des phases où Gradur assume son écriture comme périssable (cf : la manière scatologique dont il l’aborde). Là-dessus, l’équilibre fonctionne bien. L’harmonie est par contre plus compliquée à trouver entre les morceaux frontaux où il excelle, et les tentatives plus mélodiques qui sont en deçà. Malgré tout, l’énergie apportée sauve tout. Il y a quelque chose de Waka Flocka Flame dans la manière dont Gradur est apparu. Tout n’est pas toujours parfait techniquement, mais le personnage et son identité vocale compensent tous les défauts que l’on pourrait trouver. On dénote malgré tout une baisse de régime sur le dernier tiers du disque, mais en triant un peu, l’on peut extirper une dizaine de gros titres. Très vite disque d’or, Gradur s’imposera comme l’un des phénomènes les plus importants de sa génération. On retiendra L’homme au bob pour sa puissance et son sentiment d’urgence. Il fallait que ça sorte. Il fallait vite sortir un album, tout rafler le plus vite possible (Gradur ne sortira plus rien après 2019), pour disparaître comme une étoile filante. – Jérémy

Ali – Que la paix soit sur vous

Paru le 2 mars 2015 | > On ne s’oublie pas

La paix n’est pas un combat étranger à Ali, tant ce mot est présent dans ses textes depuis ses débuts sur disque. Déjà en 2000, sur Mauvais Œil, il déclarait dans « L’effort de paix » : « Entretiens l’endurance et le cran pour l’insurrection. Préserve la paix pour la résurrection. » Sur la pochette, son visage, la lumière et le choix de la couleur dominante laissent penser que nous allons avoir droit à un album lumineux, en accord avec le titre de l’opus. Le vert, couleur traditionnelle de l’islam, évoque aussi une connexion avec la nature, présente dans le discours de spiritualité que prône Ali. Laissant une grande place à l’introspection, le discours est cohérent de l’intro à l’outro, voire redondant (les mots « paix », « harmonie », « apaisé » sont omniprésents). Si le propos pourrait paraître un peu simpliste dans la bouche de quelqu’un d’autre, il sonne particulièrement juste scandé par Ali, aidé par le ton sentencieux qui le caractérise depuis ses débuts. Comme à son habitude, sans être particulièrement innovant, l’ex-Lunatic s’applique à garder ses rimes sur l’intégralité d’un couplet. C’est plutôt du côté des featurings « rap » que résident les véritables surprises de cet opus. Exs démontre que, même si l’époque Beat 2 Boul est déjà loin, « On ne s’oublie pas », et en profite pour signer un couplet en totale harmonie avec l’ambiance dégagée par l’album. Déjà présent sur Le Rassemblement et Chaos et Harmonie, on retrouve le duo Hifi / Ali avec plaisir pour un morceau sur la perte de l’« Innocence » inhérente au temps qui passe. Quant au Rat Luciano, le peu de choses que l’on avait pu entendre de sa part les années précédentes pouvait laisser craindre un duo déséquilibré, mais « Réflexion » constitue finalement une très bonne surprise et l’un des titres les plus enlevés de l’album. Avec un album tous les cinq ans depuis 2000 et la qualité de ce troisième disque solo, les attentes autour d’un nouvel opus en 2020 étaient légitimes, mais Que la paix soit sur vous reste à ce jour son dernier album en date. – Olivier

La continuité du séisme Kaaris

Si le deuxième album de Kaaris, Le bruit de mon âme, n’a pas bénéficié de l’effet de surprise d’Or Noir, l’énergie est intacte et la formule, peut-être encore plus maîtrisée. Sûrs de leurs karatés respectifs, Therapy et Kaaris s’en donnent à cœur joie pour dérouler une partition faite d’images d’une violence aussi inouïe que décomplexée, et de productions froides et surpuissantes, avec pour chaque morceau une petite dose d’humour savamment mesurée. Comme sur Or Noir, K2A imprime ses formules dans nos crânes en usant de répétitions assénées comme des enchaînements de baffes d’Obélix, et celui qui avait participé à ramener la trap sur le devant de la scène deux ans plus tôt ne s’est pas contenté d’un deuxième album, puisqu’il sortira sa mixtape Double Fuck seulement quelques mois plus tard. Cette double ration de morceaux lui permettra en outre de présenter et donner un coup de projecteur à quelques groupes prometteurs, tels que 13 Block (pour un featuring, oui oui), XV Barbar (pour un feat aussi, qui bénéficiera d’un clip et d’une performance à Planète Rap) ou encore PSO Thug (pour un inédit sur Double Fuck). S’il n’est pas la seule tête d’affiche à affectionner la trap, le public a décidé d’en faire son porte-étendard, Gradur apparaissant comme son principal rival. À l’aube des dix années qui suivront, et alors que se célèbrent les concerts anniversaires d’Or Noir, il est difficile de ne pas donner raison à ses partisans : le nom de Kaaris restera incontournable dans l’histoire de la trap francophone. Enfin, la présence de figures comme Joey Starr, Despo Rutti, Mac Tyer, Alibi Montana, Nakk ou encore Shone dans le clip de 80 Zetrei (issu de Le bruit de mon âme) lui confère, d’une certaine manière, le titre de champion du 93. Après un run 2012-2013 déjà légendaire, l’année 2015 achève d’installer Kaaris comme une figure centrale du rap français des années 2010. – Olivier

Anton Serra & Lucio Bukowski – La plume et le brise-glace

Paru le 6 avril 2015 | > Pinacle

Qui est la plume ? Qui est le brise-glace ? La réponse pourrait paraître simple, si on s’en tenait à une vision simpliste des deux rappeurs présents sur ce projet. D’un côté Lucio Bukoswki, intellectuel jusque dans son blase, une écriture blindée de références peu communes dans l’univers rap et pour lesquelles on a quand même souvent besoin d’ouvrir Wikipédia. De l’autre Anton Serra, rappeur, graffeur, tout en énergie, accroché à sa ville de Lyon et à son club de foot. Lucio la plume, Anton le brise-glace, ça serait trop simple. Parce que quand Anton rappe on à l’impression de comprendre mais en fait on comprend pas tout, tant son écriture part dans tous les sens, tant la construction de ses rimes nous amène loin et qu’il prend chaque thème pour le décortiquer avec une minutie quasi scientifique. Et quand Lucio rappe, il ne fait pas que citer Proust ou le douanier Rousseau, il narre aussi sa critique de l’industrie musicale, sa légère misanthropie et évidemment son amour pour le rap. Deux styles que tout n’oppose pas finalement, mais il est vrai que l’association des deux rappeurs du crew lyonnais l’Animalerie peut surprendre. Parce qu’en 2015, cette association de rappeurs a remis le 69 sur la carte du rap français à grand coup de freestyles vidéos et de projets très qualitatifs. Groupe protéiforme de rappeurs bien différents, on aurait pu penser à d’autres projets communs entre ses différents membres mais c’est finalement Lucio et Anton qui décident de s’associer pour envoyer ce projet 15 titres, avec évidemment quelques acolytes estampillés L’Animalerie, Enapoinka, Hakan et Eddie Woogie. Pour la partie production qui d’autre que celui qui est à l’origine de l’émergence du crew, celui chez qui ont été filmé une grande partie des vidéos qui ont fait connaître ces rappeurs lyonnais à toute la France, celui qui a su s’imposer ensuite comme un beatmaker de renom sur la scène nationale ? Personne d’autre qu’Oster Lapwass n’aurait pu mettre en son la collaboration entre ces deux-là. La plume et le brise-glace est une forme d’apogée de ce qu’à pu proposer cette équipe de lyonnais et on sous-estime trop souvent l’importance qu’ils ont pu avoir dans l’émergence de ce fameux nouveau rap français du début des années 2010. – Rémi

JP Manova – 19h07

Paru le 7 avril 2015 | > Longueur d’onde

Oh cette voix! C’est un revenant qui après dix-sept ans à zoner dans le rap français, décide de sortir son premier album, et en solo. Et quel solo ! JP Manova semble remonté à bloc, prêt à finalement montrer toute l’étendue de ses capacités. Clairement, il n’a rien perdu de son talent, de sa verve, de son groove, bref de tout ce qui aurait dû en faire un incontournable de la fin de siècle. Jusqu’alors second couteau, talent discret du fond de la classe, passager clandestin ici et là, Manova avait pourtant tout d’un lion sous ses airs de gentil matou. Enfin, mieux valant tard que jamais, cet album tient toutes les promesses que JP ne nous avait pas faites. Loin d’être has been ou de surfer sur la nostalgie de trentenaires en quête d’un nouveau souffle, la tracklist de Djeep est tout à fait au goût du jour: ses prods maisons sont carrées, entrainantes, balancées à souhait et fleurent bon un hip hop plus inspiré que traditionnel, tandis que ses textes réfléchis et ses vers de belle facture offrent un contenu plus profond qu’il n’y paraît. Petit bijou de musicalité et de réflexion, 19h07 était plus qu’un rendez-vous qu’on ne savait pas qu’on avait, c’était le départ d’un train de 2015 qu’il ne fallait pas rater. – Sarah

MZ – Affaire de famille

Paru le 4 mai 2015 | > 3.5.7

Active depuis 2009, la MZ connaît ses premiers succès en 2014 avec la sortie de MZ Music volume 3, notamment grâce au carton du titre « Lune de fiel ». Dehmo, Hache-P et Jok’air sont alors entourés par Davidson, leur manager historique, mais aussi soutenus par Zoxea et Melopheelo des Sages poètes De La Rue. Forts de cette dynamique, ils s’empressent de sortir leur premier album Affaire de famille. Comme son nom l’indique, l’esprit de clan y est bien ancré, tant dans les lyrics que les choix d’invités, qui sont pour la plupart des proches du groupe. Au menu, des morceaux de fête efficaces comme « Tchapala » ou « Ma substance », des morceaux plus street, d’autres axés sur les relations hommes-femmes,… Ce qui marque avant tout dans le style MZ, ce sont les flows dynamiques, l’aspect chanté, et leur recherche forcenée de la mélodie, notamment par le biais de Jok’air. Le groupe assume clairement ses influences qui oscillent entre la performance rap et la chanson (et notamment la chanson française, si l’on en croit les interviews de l’époque). Sur Affaire de famille, on dénote quelques titres très efficaces, comme « Dans le bendo » avec son refrain enfantin à la « Hard Knock Life », l’intimiste « 3.5.7 », ou bien l’enchaînement « Wesh les puristes », « Ma substance » et « Un noir tue un autre noir » (qui marque leur filiation avec les Sages Po). Malheureusement, l’album est quelque peu en dent de scie. Certains titres, toujours aussi entêtants, côtoient des tentatives moins réussies (« Je suis un menteur » ou « Kalina »). Cela a parfois à voir avec la sonorité globale des morceaux, ou bien avec une écriture pas assez marquante. Reste qu’avec ses flows enflammés, ses dernières syllabes parfois chantées et ses mélodies au refrain, Affaire de famille se place comme un album symbolique de son temps et que Dehmo, Hache-P et Jok’air auront eu leur influence. Suite à des désaccords, Zoxea cessera son soutien au groupe après la sortie du disque. Affaire de famille sera un échec commercial. Ce devait être le sommet, mais ce fut le début de la fin. La MZ ressortira un album un an plus tard avant de se séparer suite à des conflits internes. Chacun continuera sa route avec plus ou moins de succès (Jok’air reste un artiste très populaire), mais le fantôme du son MZ continuera à se perpétuer. – Jérémy

Le Gouffre – L’apéro avant la galette

Paru le 11 mai 2015 | > En pleine tempête


Après des années à arpenter l’underground parisien, Le Gouffre s’impose comme réellement incontournable en 2013 avec la désormais légendaire mixtape Marche Arrière, travail colossal qui mettra dans un gimmick dans la tête des milliers d’auditeurs de dizaines de rappeurs différents, quand bien même ils ne connaitraient pas le groupe : « C’est pour le Gouffre ». Vient alors le moment du premier – et dernier à ce jour – album, L’Apéro Avant La Galette. Compte tenu de la taille du groupe, difficile de réunir tout le monde sur un chaque morceau et, si Char, Fonik et Tragik sont un peu plus représentés que l’Affreux Jojo, Brack et Gabz, chacun trouve sa place et a assez d’espace pour s’exprimer. On ne s’étonnera pas de l’esthétique musicale du disque, des thèmes explorés, des invités ni même du freestyle gigantesque qui conclut l’album. En revanche, tout est développé avec brio pour atteindre le son, la touche du Gouffre. Bien sûr, l’inspiration des années 90 est toujours prégnante dans les instrumentales concoctées par Char qui composent la majorité des pistes. Mais les mélodies sont plus fortes, plus denses que dans ce qu’on connaissait (ou même dans les apparitions précédentes). Le disque s’inscrit également et pleinement, par l’écriture, dans son époque. Sans être militants ou revendicateurs, les rappeurs nous trainent dans leurs réalités, dans un contexte social. C’est un son léché qui est servi à l’auditeur, chaque morceau semble méticuleusement travaillé. Le côté davantage produit des morceaux retirera peut-être un peu de spontanéité aux morceaux – pas aux textes – en comparaison avec l’œuvre achevée jusqu’alors. Chacun tranchera si c’est pour le meilleur ou non, mais tous ces éléments font de L’Apéro Avant La Galette un album assez représentatif de son époque et de son univers. A la même période, on notera que Le Gouffre (Char en particulier) s’illustre également en produisant des albums pour d’autres rappeurs et en développant une formule de packaging / marketing bigrement efficace, abordable et pensée pour durer. – Wilhelm

Youssoupha – NGRTD

Paru le 18 mai | > Entourage

Trois ans après Noir D****, couronné d’un succès critique et commercial, le lyriciste bantou se sent enfin prêt à sortir Négritude ou plutôt NGRTD (à cause d’un soi-disant entrepreneur africain qui a acquis les droits de ce terme en 2005…), afin de rendre à Césaire ce qui lui appartient. Bien entouré par Céhashi qui se charge de la moitié des instrumentales, pleines de légèreté et profondeur, mêlant sonorités rap, trap, pop, afro, collant à merveille avec son propos, Bakary Potter livre une nouvelle fois une galette de qualité, confirmant son statut de poids lourd. Noir et fier, lucide sur les maux de notre société, n’hésitant jamais à rappeler son amour inconditionnel pour le rap français, à céder à l’egotrip et à disséminer de l’humour aussi, le leader de Bomayé Musik semble être au sommet de son art, tant il a l’air facile – que ce soit sur des morceaux introspectifs (« Niquer ma vie »), calibrés pour les concerts (« Salaam ») ou la radio (« Smile »). Son écriture et son sens de la formule sont d’une terrible efficacité, en particulier quand il énonce ses subtiles vérités construites sous forme d’antithèses et autres parallélismes (« Je préfère être haï pour ce que je suis que d’être aimé pour ce que je ne suis pas » ; « Pour obtenir ce que tu n’as jamais eu, il faudrait faire ce que tu n’as jamais fait »). Si la seconde moitié de l’album faiblit quelque peu, la première partie comporte son lot de bons morceaux, certains sont même à classer parmi les meilleurs de sa discographie, à l’image de « Chanson Française » ou « Entourage ». Il se fait plaisir aussi, conviant sur « Memento » et « Points communs » surtout, d’autres grands noms faisant l’actualité en 2015 (Lino, Médine, Alonzo, Casseurs Flowters, Sam’s). Sur de ses forces, plus détaché que jamais des carcans de l’industrie, Youssoupha a fait l’album qu’il voulait avant de quitter la France et s’installer en Afrique. – Chafik

Nekfeu – Feu

Paru le 8 juin | > Nique les clones, Pt. II

Alors que plusieurs projets solo ont déjà fleuri chez ses acolytes de L’Entourage ou de 1995, Nekfeu, meilleur espoir de ses collectifs respectifs, tarde un peu à prendre son tour, mais finit par franchir le pas en 2015 avec Feu, paru sur son label Seine Zoo, créé à l’occasion de la sortie de l’album du S-Crew. Initialement connu pour ses rimes multisyllabiques, son flow mitraillette, sa manière de faire sonner les consonnes et son goût pour les instrus millésimées, il prend le contrepied – et une partie de son public à rebrousse-poil – en proposant une texture sonore plus aérienne, parfois teintée de trap, et posée sur des BPM plus lents. La technique, quant à elle, se met davantage au service du fond que dans ses précédents projets, ce qui ne constitue pas une rupture, mais une évolution notable, qui jouera un rôle déterminant dans la réussite du disque. Trois tubes – « Ma dope », « On verra bien », « Reuf » – assurent l’adhésion du grand public et transforment l’essai en raz-de-marée commercial, avec une tournée des Zéniths en prime. Mais derrière les refrains fédérateurs, Feu dessine aussi un récit : celui d’une jeunesse racontée par étapes, de l’adolescence au présent de 2015, entre naïveté, doutes et zones d’ombre. Le rappeur y exprime une fraternité sincère, doublée d’un désir ardent de reconnaissance pour le rap français, porté par une plume ciselée où s’invitent çà et là des références littéraires.
En trois semaines, l’album décroche l’or. Quelques mois plus tard, une réédition lui offrira le platine. Mais son véritable impact se mesure ailleurs : dans la vague de vocations qu’il suscitera, pour le meilleur comme pour le pire, et qui marquera durablement une génération de rappeurs. – Olivier

PNL – Le monde chico

Paru le 30 octobre 2015 | > Le monde ou rien

Le Monde Chico, c’est la réplique magnitude 8 du tremblement de terre qui a secoué la scène musicale française à peine sept mois plus tôt. Trois lettres font alors frémir d’un plaisir frondeur un pays bousculé par des attentats et des inondations. Après la déferlante QLF du mois de mars, le duo fraternel des Tarterêts ne laisse en effet aucun répit aux auditeurs et aux médias, spécialisés ou non. Une fois par mois depuis mai, ils donnent rendez-vous à une base de fans qui ne cessent de croître sur Youtube, où ils livrent des clips d’exception qui impressionnent autant qu’ils divertissent. Pourtant, alors qu’ils semblent omniprésents  quand l’album paraît, c’est la stupéfaction face au calibre de l’objet. Côté format, le duo gâte son public : 17 titres ultra cohérents, cette fois sur des prods officielles (et rémunérées aux auteurs), un mix léché, et surtout un titre, devenu bande originale d’un monde en pleine déconfiture. Promesse de la résistance acharnée des loosers, « Le monde ou rien » c’est l’illustration la plus parfaite de ce que PNL apporte au rap: le flow de fer sur la prod de velours. Mais l’écho du titre dépasse ces deux couplets parfaitement maîtrisés et devient le cri d’une société qui se débat pour garder la tête hors de l’eau. Alors que le reste de l’album va crescendo en intensité et en mélancolie, la France découvre un rap qui dépasse encore une fois ses frontières, et déborde comme une nappe de mazout des cités où il est né pour aller se coller définitivement partout et durablement changer le paysage audiophonique du pays. – Sarah

Et si Lino avait sorti la punchline de l’année ?

Si nous étions malhonnêtes, nous dirions que Lino nous a quelque peu déçu en cette année 2015, que ce soit avec Requiem (excellent album mais pas un classique) ou sur « Temps Mort 2.0 » avec Booba (pas exceptionnel, juste très bon). Mais il y a un mais. Lino nous a gratifié d’une phase qui mérite largement le titre de punchline de l’année. Il est vrai que le bougre nous a habitué à briller dans cet exercice : « Un rap sans couilles, c’est comme un assassin sensible/sans cible » ; « J’choque à chaque punchline comme si Dieudonné était mon nègre » ; « J’recherche l’assassin de mon enfance avec un pompe sur le siège bébé ». Le poids des mots, le choc des images. Pourtant, la concurrence était particulièrement en jambe en 2015, de B2O (« Ferme ta gueule et prends tes ronds, j’dépense encore d’l’argent de Panthéon ») à Nekfeu (« Je suis devenu celui dont aurait rêvé celui que je rêvais d’être, tu me suis ? Je ne veux pas me réveiller »), en passant par Vîrus (« Que je vous noue importe plus que ce que je nous voue »). Sur NGRTD, Youssoupha a invité à la toute fin du titre « Points Communs » M. Bors qui a livré un couplet dont il a le secret. Au bout de 15 secondes, le temps s’arrête, notre regard se fige, le cerveau revenant sur chaque terme que nos oreilles viennent d’entendre : « Pas d’Œdipe, nique sa mère ! Joey Starr c’était mon Sigmund Freud ». Lino a bien dit « nique sa mère », après avoir fait référence au complexe d’Œdipe ? Nous sourions. Il a bien cité Joey Starr, la moitié de NTM, après avoir dit « nique sa mère » ?? Il est trop fort. Il a conclu en rendant hommage au Didier Morville des années 1990 en l’associant avec le fondateur de la psychanalyse, à l’origine du complexe d’Œdipe ??? Nous hochons de la tête… Nous n’étions pas prêts. Dire autant en si peu de lettres, on touche au génie et depuis, nous ne nous sommes jamais vraiment remis de ce moment. Alors cette punchline est bien évidemment celle de l’année 2015, mais on ne peut s’arrêter là. En dépit des Akhenaton, Booba, Oxmo Puccino, Fabe, Nakk, Seth Gueko, Sameer Ahmad, cette punchline de Lino ne serait-elle pas la meilleure de l’histoire du rap français ? – Chafik

SCH – A7

Paru le 13 novembre 2015 | > A7

C’est souvent sous la grisaille et dans une atmosphère morose de fin d’années que le rap français nous dévoile ses meilleures pépites. Dans le ciel de cette fin 2015, la galaxie QLF s’est définitivement installée et l’Ovni enchaîne les cartons. Et c’est encore de Marseille que nous tombera dessus la dernière météorite de l’année. Repéré à peine quelques mois plus tôt sur la toile, déjà clippé localement sous bannière Braabus, SCH n’en est pas à son coup d’essai lorsque paraît A7. Si la discographie est fine et les apparitions rares, son timbre si reconnaissable, son flow si unique et son personnage si marqué ne laissent personne indifférent et lui permettent de se hisser très vite, très haut. Porté par un morceau solo (« Million ») sur le RIPRO de Lacrim qui sort pendant l’été, SCH a déjà la tête dans les étoiles et le rap game lui mange dans la main aux premières notes de John Lennon. Il faut dire que les Toulousains de Katrina Squad n’ont pas ménagé leur peine pour magnifier leur rookie. Subtilement offensive, dérangeante et granuleuse, la bande son de la première moitié du disque met dans l’ambiance de ce que cet artiste a à nous offrir : une efficacité de kif à s’en brûler les ailes. Car, bien entouré de Guilty, Ritmin mais aussi de Kore sur toute la seconde partie du disque, SCH s’est approché très, très près du soleil. Quatorze titres (+1), six singles, dix vraies bombes devenues des classiques, 50 minutes, 50 000 exemplaires vendus en trois mois. Le palmarès est à la hauteur de la surprise que provoque Schneider dans les écouteurs des amateurs. Dix ans et neuf CDs plus tard, SCH a bien rempli la Mallette, et reste au top de son talent, se renouvelant tranquillement, sans jamais trahir ni son ADN ni son style incomparable. – Sarah

rus – Huis-Clos

Paru le 20 novembre 2015 | > Navarre (Self Madman)

Pour tous les auditeurs de rap neurasthéniques et les fans de jeu de mots, calembours et contrepèteries en tout genre la carrière de Vîrus est un modèle du genre. Le Rouennais a commencé à apparaître sur les radars de la plupart des auditeurs rap à la fin des années 2000, voir début des années 2010 mais d’emblée son style se démarque que ça soit sur la forme comme sur le fond. En 2015, quand il sort Huis-Clos, un quatre titres, son format préféré, ses auditeurs l’attendent avec impatience tant l’EP précédent, Faire-Part, quatre titres également, était resté dans les mémoires. Le binôme qu’il forme avec son producteur Banane fonctionne toujours à merveille, Vîrus a réussi à trouver un beatmaker qui arrive à lui proposer des instrumentales encore plus torturées que ce qu’il se passe dans son cerveau. Dans Huis-Clos, il propose de s’enfoncer encore plus dans les méandres de son esprit en choisissant un thème pour le moins suffoquant, l’enfermement, que ça soit l’enfermement réel avec la prison ou l’hôpital psychiatrique, ou l’enfermement plus symbolique comme l’addiction. Autant de thèmes que Vîrus a l’air de connaître à merveille et qu’il décortique dans son style si particulier, en inventant quasiment des figures de styles à chaque fin de phases, quitte à parfois perdre l’auditeur niveau compréhension. Et en même temps, a-t-on vraiment envie de comprendre les circonvolutions de l’artiste ? Rien n’est moins sûr. En tout cas avec Huis-Clos, l’artiste arrive à un pic de sa première partie de carrière, carrière qui va prendre un tournant plus « poétique » sur la deuxième moitié de la décennie avec ses reprises des textes du poète Jehan Rictus. Même s’il conclut l’EP avec des paroles qu’il nous répète comme un mantra, comme pour se convaincre lui même, « Je suis normal », Vîrus est un rappeur différent et c’est bien pour ça qu’on l’aime. – Rémi

Hamza – H-24

Paru le 11 mai 2015 | > Bibi boy swag

Dévoilé gratuitement sur le site Haute-Culture qui fut un temps le temple de la mixtape en France, H-24 est le second projet de Hamza, celui qui le révélera. Nous sommes dans une ère où le rap chantonné et mélodieux n’a pas encore décollé dans le monde francophone, malgré l’explosion d’un Young Thug aux USA. Hamza, lui, débarque avec des mélodies par dizaines. Dans chacun de ces 24 titres, se dégagent toujours une ou plusieurs séquences avec un flow ou une mélodie qui s’ancre dans la tête. C’est ce qu’on appelle travailler ses points forts. Hamza se révèle déjà comme l’un des meilleurs dans ce créneau hybride. Ce qui est fort, c’est qu’il se crée lui même l’écrin pour dérouler son style en signant la majorité des productions. On retrouve parfois également le nom de Ponko, déjà crédité sur un certain nombre de disques auparavant mais qui va également exploser suite à la sortie de H-24, jusqu’à devenir l’un des producteurs les plus côtés de la sphère francophone. Le style d’Hamza fait souvent mouche, il pousse son côté américanisé jusqu’à l’absurde en abusant des anglicismes et en lâchant quelques citations mélodiques de rappeurs américains. « Tu veux faire l’américain ? » demandait AKH, et pour Hamza, la réponse est clairement oui, et c’est assumé à fond. On l’accusa parfois, sur ce disque comme sur les suivants, de manquer de personnalité, mais c’est paradoxalement ce qui fait le sel de sa musique, car ce qui ressort de ses titres, c’est un moi impersonnel, riche et séducteur, profondément hédoniste, sur lequel les auditeurs se projettent de manière fantasmagorique. Hamza est alors presque un personnage de jeu de rôle, une figure portant les traits idéaux d’un rap festif. La première moitié de H-24 est saisissante, puis le projet commence doucement à tourner en rond, malgré quelques beaux éclairs. C’est le contre-coup de l’aspect « carte de visite » du projet. Hamza a voulu y mettre tout ce qu’il savait faire, et c’est ce qu’il continuera à faire l’année suivante, avant de mieux épurer sur le plus condensé 1994. Au-delà des redondances et du côté crade du mix, H-24 est porté par une certaine pureté juvénile. C’est le début d’une nouvelle ère dans le rap francophone. – Jérémy

Joe Lucazz – No name

Paru le 12 janvier 2015 | > Double whopper

Connu pour son binôme avec Cross, Joe Lucazz apparaît dans le paysage du rap français dès le début des années 2000. Auteur de plusieurs mixtapes en groupe et de nombreuses apparitions sur des compilations, notamment chez Néochrome, il relance sa carrière en 2015 avec la sortie de No Name. Avec une série de producteurs triés sur le volet, Pandemik Muzik d’abord, puis Butter Bullets, DJ Boudj et Suprem beats (derrière l’élégante composition de « Kurt Cobain »), Lucazz signe un album compact et réfléchi. La toile de fond y est urbaine et criminogène, digne d’un film noir. Et qui dit film noir dit ambiance poisseuse, mais aussi introspection et lutte avec les démons. Joe dépeint son environnement mais n’oublie jamais de traiter la manière dont il se reflète en lui. Il le fait avec une écriture concise et un sens de la formule souvent raffiné, en étant capable de se définir par association (« Renaud, renard, Gainsbourg, Gainsbarre, Lucazz, Lucazzi ») ou de décrire tout un engrenage en une phrase (« D’où je viens les balles sont des boomerangs »). Masqué derrière une voix basse, tout son charisme se révèle dans son sens de l’écriture, son recul sur lui-même (« J’essaye d’être un homme meilleur mais être J.O.E me va mieux »), et sa maîtrise de différents registres lexicaux. Son flow lymphatique prend alors tout son sens et le fait glisser dans l’archétype de la « force tranquille ». Très personnel, cet album ne fait que peu de place aux invités extérieurs, puisque si l’on excepte les deux apparition du frère Cross, seul Express Bavon participe à la fête, pour emmener une touche mélodique bienvenue, d’autant qu’elle survient après le grandiose « Double whopper », peut-être le meilleur titre de l’album, tant Joe apparaît habité sur cette production mystico-guerrière. 2015 fut une année riche en albums qui auront changé la face du rap français. No Name n’en fait probablement pas partie, mais il se révèle comme l’un des disques les plus intemporels parus cette année-là. – Jérémy

Vald – NQNT 2

Paru le 25 septembre 2015 | > Urbanisme

Fort du succès du précédent opus sorti un an plus tôt, Vald remet le couvert avec la suite directe de NQNT. Une sorte d’EP fourre-tout de 11 titres, avec cette fois-ci un seul featuring sur « Infanticide » : le tout premier avec son compère de scène, l’inénarrable Suikon Blaz AD, qu’on retrouvera ensuite sur quasiment tous ses projets. Porté par le morceau « Bonjour », qui l’a malheureusement collé trop longtemps à la peau (il tentera d’ailleurs de conjurer le sort dans l’intro de « Jenterain » trois ans plus tard sur XEU), et par le très singulier « Selfie » et ses trois versions clippées (une « normale », une « -16 » et une pornographique), le projet rencontre un franc succès. Il offre à Vald ses premières apparitions télé – assez mémorables – ainsi que ses premières grosses dates. Produit en grande partie par Sirius et BBP, NQNT 2 marque une véritable transition entre deux identités sonores : le Vald de NQNT et celui d’Agartha. On oscille encore entre quelques relents de boom bap efficaces : « Quidam », « Urbanisme », « Taga » et des tentatives plus modernes : « Cartes sous l’coude », « Retour » ou encore « Promesse ». Idées farfelues, clips concepts, phases WTF, images caricaturales : ce qu’il faut en retenir, c’est que Vald a compris l’essentiel. Peu importe le fond ou la forme, tout peut générer du buzz. En définitive, et comme notre chronique de l’époque le soulignait, NQNT 2 s’impose comme une célébration du vide, une mosaïque d’idées déjantées qui, une fois assemblées, forment ce patchwork unique et ô combien efficace. Mais le projet va plus loin : il marque aussi un point de bascule, celui où les concepts chers aux rappeurs finissent par se retourner contre eux-mêmes, les entraînant dans une spirale de surenchère qui les pousse jusqu’au terrain de l’absurde. – Clément

Jul – My World

Paru le 4 décembre 2015 | > En Y

Difficile de chroniquer un album sur lequel tout a été dit. Premier album sortie sur le label d’Or et de Platine, sortie le 4 décembre 2015, en même temps que l’album Nero Nemesis de Booba, Le Rohff Game de Rohff et la réédition de l’album Feu de Nekfeu, My World de Jul apparaît clairement à l’époque comme le challenger entre tous ses poids lourds. Avec le recul, cet album marquera vraiment un tournant dans la popularité du rappeur marseillais et surtout dans son acceptation dans le paysage rap français, tout du moins chez les connaisseurs. Avant My World, Jul reste une sorte de phénomène de mode dont pas mal d’observateurs se moquent en pensant que cette fame sera éphémère. Force est de constater dix ans plus tard qu’on s’est bien trompé. Sur cet album, on retrouve évidemment ce qui a fait la force du rappeur marseillais et qui continue de l’animer aujourd’hui, même si il a évidemment pris de l’épaisseur et de l’expérience depuis. L’autotune est peut-être moins maîtrisée et surexploitée, mais indispensable pour accompagner les propos du J, tout comme ses prods disco-pop qui se sont depuis exportées un peu partout à travers l’Europe. Il a composé toutes les instrus du projet. Sur le fond finalement rien n’a vraiment changé non plus, de la consommation de stupéfiant sur « Amnesia », un peu d’egotrip sur « Dans la légende », des sons d’ambiance comme « Wesh alors », des sons plus introspectifs et personnels avec « Mama ». Ce qui fait que la formule de Julien touche autant de monde c’est cette simplicité que beaucoup ont souvent fait passer pour un manque de fond justement. Cette condescendance moqueuse a été argumentée, documentée par beaucoup d’observateurs mais finalement c’est le rappeur qui a su fermer les bouches et retourner les vestes en continuant à proposer le rap qu’il aime faire avec toujours autant de sincérité et d’authenticité qui transpire de chacun de ses projets. My World a posé les jalons d’une carrière qui l’a déjà fait entrer dans la légende et dont on se demande où elle s’arrêtera. – Rémi

Booba – Nero Nemesis

Paru le 4 décembre | > Walabok

En cette fin d’année 2015, tout porte à croire que Booba avait envie de mettre du respect sur son nom. Entre l’échec relatif de D.U.C. (le moins bon album de sa discographie), le clash avec Kaaris, le lancement de son média OKLM et une génération (PNL, Jul, Lacrim, Dosseh, MZ) qui sort deux projets par an, B2O est déjà de retour en décembre avec Nero Nemesis et par n’importe quand, le 4 décembre, soit le même jour que Rohff, Nekfeu et Jul ! Dès l’intro, le décor est planté. Avec hargne, le duc cartonne littéralement la prod, reprenant la même rime sur plus de deux minutes, maîtrisant les silences, pour un puzzle de mots et de pensées plein d’attitude, qui donne immédiatement l’envie de mettre le son en repeat. La suite de l’album est du même acabit et la direction artistique semble d’être de rapper, cohérence maintenue (quasiment) du début à la fin, quand bien même il y a autant de beatmakers que de tracks. Les morceaux vénères se succèdent (« Talion », « Attila »), les hymnes s’enchaînent (« 92i Veyron », « Comme les autres »), l’album est truffé de références au rap US (Wu Tang, NWA) et de clins d’œil bien sentis au rap français (Squat, Ideal J, Oxmo, Arsenik), lui qui a pourtant la fâcheuse habitude d’être en clash avec bon nombre de ses confrères (il n’en manque néanmoins pas une pour salir l’arbre généalogique féminin de tout un chacun !). Contrairement à ses sorties précédentes, les punchlines marquantes sont très nombreuses et Booba rappelle que son sens de la formule est éternel. Quant aux feats, pas d’Américains cette fois, mais son arrière-garde (Gato, Benash, Siboy) et surtout l’émergence de Damso dans « Pinocchio ». Mais il y a un mais. Au milieu de tant de sombritude, Booba n’a pas pu s’empêcher de caser de l’autotune et le titre « Validée », si calibré pour truster le haut des charts. Nero Nemesis se termine toutefois par l’immense « 4G », confirmant que nous avons bien affaire au meilleur album du duc depuis Ouest Side. – Chafik

PNL, vers l’infini et l’au-delà

Et voilà qu’un sombre lundi de mars, le rap français se prit la claque dont il avait si vivement besoin, grâce à deux presque-parfaits-inconnus venus de Corbeil Essonne. La vérité, c’est qu’à part Society, toujours en quête du scoop underground, on se moque de savoir qui sont ces gars-là. Car ce qui nous intéresse en ce début de printemps, c’est cette première mixtape. 12 titres, dont la moitié a déjà été égrainés sur les plateformes, et qui vient d’être nonchalamment envoyée dans les bacs. Et du jour au lendemain, sans promo, en complète indépendance, on entend Que La Famille, tourner en boucle dans les foyers hip hop, passé d’une oreille à l’autre plus vite que des ragots de daronnes. Avant le mois d’avril, l’Ile de France n’a que l’acronyme PNL à la bouche, et vers la fin du mois de mai, c’est toute la France qui s’est laissée hypnotiser par le clip “Plus Tony que Sosa” mis en ligne pour annoncer la sortie d’un album vers octobre, que tout le monde semble désormais attendre comme le messie. Car après le renouveau trap et le « back to 90bpm francilien » du début du siècle, le game hexagonal s’essouffle, se répète, et les artistes peinent à mobiliser leurs fans et à attirer un nouveau public. Les deux frangins de PNL (la famille, au sens propre) apportent alors au rap français, à tout juste 7 mois d’écart en deux galettes hyper solides, tout ce qu’il peinait à retrouver: de l’air. Sans frapper, ils ont fait passer par la petite porte ce qu’on nommera un peu plus tard, avec un air de connaisseur, le « cloud rap ». Même si la tendance a déjà de nombreux prophètes et adeptes aux US, le concept a alors encore du mal à trouver une belle exécution à la française. Mais Ademo et N.O.S ont trouvé la formule. Et si ça marche, ils l’annoncent, ils l’exploiteront jusqu’à ce qu’elle soit éculée et devienne inaudible. Car leur cloud rap version française va de paire avec une époque et une sensibilité désarçonnante, qui remet, avec une lancinante douceur, la focale sur la dérive nihiliste d’une partie de nos quartiers. Contrairement à leurs aînés, ils assument de ne pas être là pour durer, mais simplement laisser une trace en se remplissant les poches au passage. Pur produit d’un rap capitaliste assumé, ces experts en communication combinent une compréhension parfaite des réseaux sociaux et plateformes de diffusion, et jouent des rouages de ce nouveau système pour rassembler un public fanatique bien large, en dehors et dans le mépris total des voies traditionnelles. Musicalement, ces deux artistes ont su opérer une transformation en profondeur de leur style initial, pour se convertir, sans doute désillusionnés par leurs échecs et les épreuves de la vie, à un rap fait pour rapporter. Innovants, extrêmement talentueux, sans filtre ni postures, et férus de mélodies bien inspirées, ils inondent bientôt la France de leur gimmicks, de leur rengaines et de leur style ultra travaillé, pour ne plus rien lâcher avant d’avoir touché (bien plus que) le million – en seulement une paire années. – Sarah

Lire aussi :

Partagez:

Commentaires

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *