1984, un autre monde, un autre siècle. La guerre froide, le boycott des JO de Los Angeles par l’URSS et le bloc de l’Est, la vague néolibéraliste, la gauche et Mitterrand qui déçoivent, le chômage de masse, les idées du Front National qui se diffusent, les Bleus qui remportent l’Euro de football, l’épidémie de Sida, le meurtre du petit Gregory, Coluche césarisé pour le film Tchao Pantin… Le Hip Hop aux États-Unis poursuit sa croissance du haut de ses dix ans d’âge et en 1984, le groupe Run DMC se distingue avec son premier album qui marque la jeune histoire du rap américain. En France, le mouvement est encore embryonnaire mais il connaît cette année-là une formidable accélération de son histoire. En effet, l’idée de départ de ce dossier était motivée par la sortie de Panam City Rappin’, le tout premier album de rap français par Dee Nasty, et nous comptions l’interviewer pour célébrer cet évènement, 40 ans après. Puis, l’envie de revenir sur la création, toujours en 1984, de l’émission H.I.P. H.O.P., la toute première au monde consacrée au Hip Hop, nous a poussé à nous entretenir avec Sidney. A partir de là, l’appétit est venu en mangeant : pourquoi ne pas chroniquer le film Beat Street ainsi que le livre Subway Art sortis cette même année ? Pourquoi ne pas interviewer des adolescents de cette époque, devenus depuis des références de cette culture naissante, marqués par ces œuvres ? Pourquoi ne pas solliciter ceux qui ont ouvert la voie dans le rap, le djiing, le break, le graff ? Parce que tout porte à croire que 1984 a tout de l’année zéro du Hip Hop en France. Pour ce faire, nous avons sollicité un certain nombre d’acteurs du mouvement, de Paris et de Marseille, qui ont pu se croiser au sein de ce microcosme : certains ont accepté et nous les en remercions, d’autres ont donné leur accord sans aller au bout de la démarche, quelques-uns sont restés injoignables et nous aurions pu interviewer d’autres personnalités encore, mais nous n’avions pas l’ambition (pour le moment) d’être exhaustifs. Enfin, entre le début et la fin de la réalisation de ce dossier, deux pionniers du Hip Hop nous ont quittés : Bad Benny, acolyte de Dee Nasty, ainsi que Lil’ Lep des New York City Breakers ; qu’ils reposent en paix. Retour donc 40 ans en arrière, non pas via vingt, ni dix disques comme à l’accoutumée, mais au travers divers témoignages pour revenir sur les débuts du Hip Hop en France.
En 1984, la télévision française se résumait à trois chaînes, TF1, Antenne 2 et FR3 (qui n’émettait pas toute la journée d’ailleurs !). Les programmes phares étaient composés d’émissions populaires (Des chiffres et des lettres, Dimanche Martin, Champs Élysées, Thalassa, L’Académie des 9, Le Théâtre de Bouvard, Apostrophes, Le Grand Échiquier, Droit de réponse) et de quelques séries américaines (La croisière s’amuse, Starsky & Hutch, Drôles de dames, Dynastie). La particularité de cette fameuse année, outre le fait qu’une 4ème chaîne (payante celle-ci !) fasse son apparition avec Canal Plus, c’est le développement d’émissions musicales. Si Les Enfants du Rock ainsi que Mégahertz existaient depuis peu, la rentrée de septembre 1984 a vu apparaître La Chance aux chansons ainsi que le Top 50. Néanmoins, l’immense nouveauté a eu lieu le 14 janvier de cette même année. Sidney, animateur sur Radio 7, présente l’émission H.I.P. H.O.P., consacrée au break, au rap, au graffiti, au beatbox, au djiing. Première émission au monde dédiée à cette nouvelle culture, elle a marqué toute une génération, en moins d’un an et seulement 43 épisodes d’une dizaine de minutes. Rencontre avec Sidney sur cette émission culte.
Qu’est-ce que tu te dis quand Marie France Brière te propose une émission de Hip Hop sur TF1 : elle est folle et ça ne va jamais marcher ? Ou tu es en mission pour ce nouveau mouvement culturel et il ne faut pas louper cette opportunité de faire connaître le Hip Hop?
Sidney : Je ne me dis rien du tout, je prends cette opportunité comme elle me l’apporte. Quand elle me propose de présenter cette émission, j’étais très content de le faire mais je te dirai qu’en fait je n’ai même pas eu le temps d’être content puisqu’il a fallu se demander comment on allait réaliser ce qu’elle demandait ? Elle m’a dit : « Tu vas apprendre à la France à tourner sur le dos, sur la tête, à danser » et à partir de là, je me pose toutes les questions du monde.
Comment tu prépares cette première émission ? Combien de temps tu as d’ailleurs pour la préparer ?
Sidney : Déjà, on ne savait pas combien de temps on allait avoir pour cette émission ! Il a fallu voir avec qui on allait réaliser ce beau projet, qui connaissait mieux que moi la culture Hip Hop à cette époque, donc comment m’entourer de personnes de la culture Hip Hop mais aussi de gens de la télévision, parce que c’étaient mes débuts à la télé. Je me suis entouré des personnes qui m’ont présenté Afrika Bambaattaa, qui ont fait le New York City Rap Tour en 1982, en l’occurrence Bernard Zekri, Laurence Touitou, Sophie Bramly, c’est-à-dire des personnes qui connaissaient mieux la culture Hip Hop que moi. C’était la première chose.
Dans l’équipe qui va t’entourer, il y a des danseurs ; comment et où tu les recrutes ?
Sidney : On a voulu créer une émission qui parle de la culture Hip Hop dans le sens large du terme, avec un sommaire, la leçon de danse, le battle, qu’avant nous appelions le défi, parce qu’il ne fallait pas utiliser de mots anglais (sourires). Il nous fallait des danseurs qui soient en adéquation avec la culture Hip Hop, qui soient les meilleurs danseurs français pour représenter la culture et que les jeunes s’identifient à eux, donc c’était tout un travail de recherche. Je connaissais les danseurs de Saint-Denis et nous sommes allés au Trocadéro. Il fallait recruter de bons éléments, non seulement dans la danse, mais aussi dans l’état d’esprit. Ce n’était vraiment pas évident.
Est-ce que tu avais un public cible pour l’émission ?
Sydney : Pas du tout. C’était la première émission sur la culture Hip Hop, on ne savait même pas si ça allait plaire et à qui ça allait plaire. C’est comme si on nous avait lâchés dans le vide. On voulait faire une émission pour les jeunes, mais quels jeunes ? Si ça n’avait pas marché, on se serait arrêté tout de suite.
A quel point tu préparais les émissions et quelle était la part d’improvisation ? En gros, comment se passait la préparation avant le jour J ?
Sidney : Il y avait énormément de préparation, on ne dormait pas. On n’a pas chômé parce qu’il fallait tout inventer. Tout était préparé, plus qu’on le croit. Je me suis occupé de la bande son musicale, je rédigeais les textes. Pour la leçon, ma voix off était calée sur le mouvement de danse, le texte devait coïncider avec le mouvement. C’était énormément de travail. Il n’y avait que pour le défi que j’improvisais, où je me lâchais, parce que j’avais déjà cette manière d’animer, en présentant les danseurs et danseuses durant le battle.
Par moments, il y avait aussi des invités ; comment vous les obteniez ? Parce qu’il y a eu de grands noms : Bambaattaa bien sûr, Herbie Hancock, Kurtis Blow, Futura 2000, Madonna…
Sidney : C’était très simple. L’émission a marché dès le début et on avait la possibilité, avec la production de TF1 de faire venir qui on aimait. Donc on a pris un malin plaisir, grâce diverses connaissances qu’on avait aux États-Unis, de faire venir untel ou untel. Les maisons de disques nous sollicitaient aussi. Herbie Hancock ç’a été une histoire de copinage : il avait fait le titre « Rockit » avec DST qu’on connaissait déjà, donc il n’y avait qu’un pas pour pouvoir avoir Herbie Hancock. Pareil pour Madonna. C’étaient des opportunités qu’on a saisies au passage pour enrichir cette émission et amener ceux que nous voulions, que ça plaise ou non.
Il y a des artistes que vous n’avez pas réussi à faire venir ?
Sidney : Il me semble qu’il y a les New York City Breakers que j’ai pu avoir à Cannes. Kurtis Blow, on est allé à New York pour une spéciale. Je crois qu’on a fait ceux qu’on a pu faire. En 1984, il n’y avait pas 50 000 artistes Hip Hop. On n’a pas eu les Sugarhill Gang parce qu’on n’avait pas de contact, et il aurait fallu les faire venir en France mais on n’avait pas de budget. On a fait avec ce qu’on avait. Laurence Touitou a payé de sa poche pour faire venir Futura 2000 parce qu’il sortait avec une copine à nous qui travaillait à Europe 1. Même pour payer des billets d’avion, ça a été de notre poche. Il n’y avait pas de souci pour faire venir des français, mais des américains, c’était un problème.
L’émission avec les New York City Breakers s’est faite durant le Festival de Cannes, pour la sortie de Beat Street. Tu gardes quel souvenir de ce film ?
Sidney : Ce film, c’était plus qu’une grande joie, c’était un aboutissement. Il était produit par Harry Belafonte en plus, présenté durant le Festival de Cannes et on était invité ! C’est ma première rencontre avec les Rock Steady Crew aussi : on a vécu des jours ensemble mémorables. On a parlé de ce film dans le monde entier, c’était une vraie fierté ! On était fier de montrer aux médias français que le Hip Hop était une culture et pas seulement un phénomène de mode.
A peu près à la même époque, au mois de juin, Dee Nasty sortait Panam City Rappin’ ; il avait été envisagé de l’inviter ?
Sidney : Bien sûr, on aurait voulu ! Dee Nasty c’était déjà un des premiers scratcheurs en France, on se connaissait depuis 1982 et l’époque des radios libres. Mais Dee Nasty était quelqu’un d’assez underground, il avait produit son album en indépendant, sans l’appui de maison de disques, donc on était à peine au courant de sa sortie. Il ne venait pas faire de promo sur les plateaux de télévision, il n’était pas forcément dans la demande aussi. Il était assez marginal et cette marginalité, je ne dirai pas qu’elle nous a empêché de l’inviter, mais de nous connecter vraiment pour qu’on puisse faire quelque chose. On parle plus de son album aujourd’hui qu’à l’époque.
Comment étaient les relations avec la direction de TF1 : apaisées ? Tendues ?
Sidney : Marie-France Brière a dû se battre pour imposer cette émission sur la danse. Il faut rappeler qu’à cette époque, il n’y avait que trois chaînes de télévision et TF1 ne voulait pas qu’il y ait une émission sur la culture Hip Hop. Mais Marie-France a eu le flair et la combativité de se battre pour cette émission, en mettant en jeu sa place à la direction des variétés. On n’avait pas forcément de créneau attitré et il y avait un laps de temps de 14 minutes après Starsky & Hutch où il ne se passait rien, donc on a servi de bouche-trou. Mais dès les premières diffusions, l’émission a remporté un beau succès. On avait de bonnes relations avec le président de TF1, Hervé Bourges, qui était très ouvert.
D’ailleurs, comment as-tu vécu ce succès, notamment en tant que noir ? D’autant qu’à la télévision, les animateurs stars étaient Jacques Martin, Bernard Pivot, Jacques Chancel, Michel Drucker, Philippe Bouvard…
Sidney : Cette histoire de couleur de peau est arrivée (Il réfléchit) trente ans après. Je m’occupais de la culture Hip Hop et je ne me disais pas : « Je suis un noir qui passe à la télévision ». Je jouais mon rôle d’animateur télé sans me soucier le moins du monde de ma couleur. En 1984, je faisais cette émission pour Mamadou, Mohamed ou Kévin. Par la suite, les médias m’ont mis en avant comme le premier noir à la tête d’une émission, alors qu’une légende de l’histoire de la musique, Henri Salvador, faisait l’émission Les Salves d’or sur TF1, ou plutôt sur l’ORTF. Je n’étais pas du tout conscient d’être un noir à la télé. C’est la presse qui m’en a parlé, comme le fait que j’avais été le premier à inviter Madonna. On faisait les trucs à l’époque naturellement et si Madonna n’était pas devenue célèbre, on ne m’en parlerait pas. C’est la même chose quand on me dit que Joey Starr était venu à mon émission : c’est juste quelqu’un qui a fait un arrêt sur image et qui l’a reconnu. Pareil pour Stomy Bugsy. A cette époque ils devaient avoir 12 ou 14 ans. C’est la même chose pour le côté négritude, c’est arrivé après. C’est sûr, ça m’a fait plaisir, c’est honorifique, mais je ne vais jamais de moi-même dire : « Je suis le premier noir qui passait à la télévision ». C’est le dernier de mes soucis, ce qui m’importait, c’est que la culture passe pour tout le monde.
L’émission H.I.P. H.O.P. a basculé dans la grille des programmes à la rentrée de septembre 1984, du dimanche au mercredi. Comment as-tu vécu ce basculement ?
Sydney : On n’était pas responsable de la programmation de l’émission, que ce soit lors de son lancement ou en septembre 1984. TF1 aurait pu nous mettre à minuit, on ne pouvait rien faire. On a très très très mal perçu ce passage du dimanche au mercredi. On savait qu’on perdait quelque chose au niveau de l’audimat, mais ce n’est pas ce qui nous travaillait, TF1 si. Ce qui s’est passé, c’est que l’émission marchait tellement bien, que la chaîne a voulu la mettre en locomotive d’une nouvelle émission de musique. Ça nous a forcément déplu. Je recevais des courriers de jeunes spectateurs qui étaient déçus que l’émission passe le mercredi parce qu’à cette époque, les enfants avaient cours ce jour-là. Tout le monde n’avait pas de magnétoscope pour enregistrer l’émission, ceux qui en avaient faisaient des cassettes, les prêtaient. Dans le même temps, TF1 nous faisait remarquer que l’émission marchait moins bien, que l’audimat avait baissé, alors que ce n’était pas du tout de notre ressort. Mais on n’a pas baissé les bras.
L’émission durait un petit quart d’heure. Comment se passait l’enregistrement ? Vous faisiez une, deux, trois émissions la même journée ? Chaque semaine ?
Sidney : On passait déjà beaucoup de temps à préparer dans les bureaux les sujets, à réfléchir à qui on allait inviter. On tournait trois émissions en une journée, tous les quinze jours, histoire d’avoir une émission d’avance. On tournait l’émission le mercredi, du matin jusqu’au soir et je finissais tout seul avec les leçons de danse sur le plateau qu’il fallait avoir préparé. Après, on avait le montage à gérer, les arrière-plans, c’était un énorme travail, très fatiguant. Gabriel Cotto, le réalisateur, a fait un travail formidable parce qu’on ne savait pas comment filmer les danseurs, c’était nouveau au niveau audiovisuel. Il fallait trouver des techniques pour filmer un breakeur debout, au sol. On tournait dans des conditions de faux direct, donc à chaque mauvaise prise, il fallait reprendre au début… C’était un travail colossal, je rentrais épuisé des tournages.
Ces tournages se faisaient avec les PCB qui étaient mineurs il me semble, le public qui était en plateau était jeune aussi, toi tu étais l’adulte ; comment se passait ta relation avec tout ce beau monde ?
Sidney : Très bien ! Le public était émerveillé. Les gosses de cette époque s’en rappellent jusqu’à aujourd’hui alors qu’ils doivent avoir à présent une cinquantaine d’années. Ce n’était pas comme s’ils allaient au cinéma ou au stade de foot, c’était tout nouveau et ils étaient d’une discipline incroyable même si après dans leur quartier ils pouvaient faire des bêtises. Là, ils étaient concentrés, absorbés par l’effervescence de cette culture, par ce que ça représentait dans leur vie au niveau social. Certains devaient être marginaux, n’allaient pas à l’école, ils grugeaient le train ou le métro pour venir à l’émission à Boulogne… Ils savaient aussi qu’ils avaient l’opportunité de passer à la télévision, qu’on parle d’eux dans leur quartier. Le danseur qui passait dans l’émission venait avec tous ses copains, mais tout le monde était discipliné, ça se passait dans la joie et la bonne humeur.
Les PCB étaient des gens proches de moi, de Saint-Denis. Frank le breaker fou n’allait plus à l’école, il était tombé dans la musique, ses parents ne savaient plus quoi faire de lui. Solo, on l’a cherché, parce qu’on voulait le meilleur donc on l’a recruté. Scalp habitait La Courneuve, je connaissais sa sœur. On a fait un montage avec des gens qui étaient autour de nous. Pour le public, on a même fait des castings, parce qu’il y avait tellement de jeunes qui sont venus après la première diffusion qu’on leur disait d’écrire à l’émission mais on recevait des milliers de lettres et on n’avait qu’un tout petit plateau. On a fait comme on pouvait mais c’était génial, il y avait une sorte de magie, tout le monde venait comme si c’était une messe.
L’émission s’est néanmoins arrêtée en décembre 1984. Tu as continué sur d’autres projets professionnels, à la télé notamment. Comment as-tu vécu cet arrêt ? Et est-ce que tu as retrouvé le plaisir que tu as eu sur H.I.P. H.O.P. par la suite ?
Sidney : L’arrêt de l’émission a été voulu déjà par nous-mêmes, au bout d’un an de sacrifices, de travail acharné. En décembre, on prend la décision avec Sophie Bramly et Laurence Touitou de stopper l’émission en en créant une nouvelle. TF1 avait constaté que notre première émission avait bien marché et nous a demandé d’en créer une nouvelle avec un public plus large et j’ai accepté. On a donc préparé avec deux nouveaux réalisateurs une émission qui s’appelait Cote d’Amour, avec un co-présentateur. On voulait mélanger les courants musicaux, tout en gardant une partie sur la culture Hip Hop. Ce qui s’est passé, c’est qu’on devait débuter en janvier 1985. On a commencé en direct, avec un plus grand public, le soir après 22h30, donc ça me glorifiait quelque part. On n’était plus dans notre coin à créer nos émissions comme pour H.I.P. H.O.P., on s’est retrouvé dans un plateau beaucoup plus lourd, avec des reportages à l’extérieur, des réunions avec des co-producteurs et d’autres personnes qui avaient leur mot à dire sur l’émission. Je ne retrouvais plus ni mon espace ni de moyens pour m’affirmer sur mes propres volontés, surtout concernant le Hip Hop et la musique Funk. Je ne me suis pas plu du tout dans cette émission. Elle a duré quatre-cinq mois. Surtout, le public a été très déçu de voir que je muselais d’une certaine manière la culture Hip Hop, alors que ce n’était pas ma volonté. On me disait : « Le Hip Hop, c’est fini ». Je n’étais plus moi-même dans cette émission. Je l’ai quand même faite mais je recevais un sale courrier et je rencontrais les jeunes qui pensaient que je les avais quelque part abandonnés et que j’avais profité de faire de la télé pour devenir célèbre. Alors que ce n’était pas du tout le cas.
Membre des Paris City Breakers qui participaient à l’émission H.I.P H.O.P. aux côtés de Sidney, Solo est un personnage majeur du mouvement en 1984. Naviguant entre le Trocadéro, la salle Paco Rabanne, la Grange aux Belles et New-York, celui qui était présenté comme un des meilleurs danseurs de Paname, est un témoin irremplaçable de cette époque et à ce titre, nous avions noté son nom dans notre liste. Il n’était pas chose aisée de trouver un créneau pour réaliser cette interview tant Solo a tout de l’hyperactif, entre ses activités au 211, sa participation aux championnats du monde de Jiu Jitsu, la production d’un film et la sortie de son autobiographie dans laquelle il revient sur son parcours hors norme avec recul et sincérité. Entretien avec un pionnier du Hip Hop.
Pour commencer, j’aimerais savoir quel jeune était Souleymane Dicko en 1984 ? Quel âge avais-tu ? Où vivais-tu ? Qu’est-ce que tu écoutais comme musique ?
Solo : J’avais 17 ans, j’habitais à Anthony. J’écoutais tout ce qui se faisait. Il faut dire qu’en 1983, on découvre l’électro-funk et on se prend ça en pleine tronche. J’étais en BEP Comptabilité, mais disons que je n’étais pas très assidu à l’école.
On parle beaucoup de l’impact du New-York City Rap Tour de 1982 et tu disais dans une interview que tu l’avais vu à la télévision. Qu’est-ce qui t’a le plus impressionné dans ce show ?
Solo : C’est surtout la danse qui m’a marqué, parce que je dansais déjà mais je ne breakais pas encore. J’ai été impressionné par les Rock Steady Crew. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait parce que c’était une nouvelle danse. J’étais resté bouche bée.
Le Trocadéro était un des lieux importants de la première moitié des années 1980 ; tu y allais souvent ?
Solo : J’y allais mais pas en rapport avec le Hip Hop. Au tout début des années 1980, le Troca’ c’était vraiment le rendez-vous de tous ceux qui étaient férus de culture US, de skateboard, de rollers, un peu plus tard de BMX. On se retrouvait là-bas.
Par la suite, c’est devenu un rendez-vous majeur pour les breakers. On dit que tu as été recruté pour l’émission H.I.P. H.O.P. grâce à tes performances là-bas ?
Solo : En fait j’ai eu de la chance ! J’ai été recruté là-bas mais pas pour l’émission de Sidney. C’était pour une émission de variété avec Patrick Sabatier et Julien Clerc. Scalp et Frank n’étaient que deux au sein des PCB, Paris City Breakers, et ils sont passés par le Troca’ pour voir s’il n’y avait pas quelqu’un qu’ils auraient pu amener avec eux. J’y étais, ils m’ont vu faire deux-trois trucs et ils se sont dit que je n’étais pas mauvais. Ils m’ont proposé de venir avec eux faire un casting pour cette émission de télévision et je leur ai dit : « Pourquoi pas ?! ». On y est allé et on a été pris. De là, on est resté en contact. Comme ils étaient déjà en lien avec Sidney, on s’est retrouvé alors dans son émission.
Tu intègres donc les Paris City Breakers ainsi que l’émission H.I.P. H.O.P. ; comment vous prépariez d’ailleurs les différentes émissions et la fameuse leçon ?
Solo : Tout ça c’était surtout Laurence Touitou et Sophie Bramly. Nous, nous n’étions que des exécutants. On n’avait pas grand-chose à dire sur la production de l’émission.
L’émission bénéficiait de la venue de tout un tas d’invités prestigieux ; par qui as-tu été marqué ?
Solo : (Il réfléchit) Par plusieurs personnes, mais je pourrais te dire Boogaloo Shrimp du film Breakstreet 84. Il est arrivé avec des techniques de danse debout qu’on ne maîtrisait pas avec autant de perfection en Europe. C’était assez impressionnant. Herbie Hancock aussi ! C’était le monsieur qui avait fait le morceau « Rockit », le tube qui avait lancé le smurf en France, à une époque où les morceaux phares étaient très différents. Mais je ne savais pas du tout ce qu’il avait représenté pour le Jazz.
Comment ça se passait avec Sidney ? Quelles relations vous aviez ?
Solo : C’était un grand frère, avec une bonne vibe. Il n’y avait jamais de tensions avec lui. Surtout, il était à la pointe au niveau musical, il nous faisait découvrir des choses. Il avait une culture Soul, Funk, ultra large et c’était top pour les petits jeunes que nous étions. Frank aussi était porté sur la musique d’ailleurs. La relation était vraiment super cool avec Sidney. Je ne m’en étais pas rendu compte sur le moment, je l’ai compris plus tard avec le temps, mais il avait une capacité à être fédérateur, une qualité d’animateur incroyables.
L’émission devient très rapidement importante pour toute une génération. Toi aussi tu deviens un personnage majeur du mouvement ; comment tu vis cette notoriété naissante ?
Solo : (Il réfléchit) Ça changeait sans changer. Il n’y avait que ceux qui me connaissaient qui savaient que c’était moi dans l’émission, pas les autres. Pour ces derniers, je n’étais personne. Ma vie n’avait pas changé au point que lorsque je sortais, on me reconnaissait. Pas du tout ! Ça a changé avec ceux de mon quartier, ceux avec qui j’étais à l’école, car je suis devenu celui qu’on voit à la télé, donc je ne passais pas inaperçu auprès d’eux. A cette époque, je me rends compte que les choses changent mais je reste quand même un peu méfiant. Je gagne en assurance aussi.
Les Marseille City Breakers ont participé à l’émission H.I.P. H.O.P. ; tu les connaissais ? Quel regard as-tu porté sur leur venue ?
Solo : Je ne me rappelle pas de leur venue à l’émission. Après il faut savoir qu’on était présent de janvier à la trêve estivale. A la rentrée de septembre, on n’y était plus, d’autres danseurs ont été recrutés. Sinon, je sais qu’on est allés plusieurs fois à Marseille, au moins deux fois pour danser mais je n’en ai pas un souvenir marquant.
Tu fréquentais la salle Paco Rabanne à cette époque ; quelle était l’ambiance là-bas ? Ash des BBC disait qu’il n’y avait pas la même énergie qu’au Trocadéro.
Solo : Au Troca’, les gens dansent, s’observent mais on n’est pas là pour être dans une concurrence acharnée, c’était plutôt bon enfant, on était en plein air… Chez Paco, on y allait pour s’entraîner mais c’était surtout l’endroit où il y avait les meilleurs, ceux qui voulaient en être et voir comment ça se passe. On avait accès à la salle gratuitement, c’était chauffé l’hiver… Les rapports n’étaient pas du tout les mêmes au Troca’ et chez Paco. Il y avait une concurrence qui commençait à être féroce. Tout le monde était attentif à ce que les uns et les autres faisaient. Chez Paco, c’est la guerre (il appuie sur ce mot) ! Si je sens que tu copies un peu mes pas, que tu copies mes mouvements, ça pouvait mal se passer. On se cachait les uns des autres parce que ça espionnait par des jeux de miroirs. Pour être sûr que les autres n’allaient pas copier ce qu’on faisait, on se positionnait d’une certaine manière tout en regardant les miroirs pour voir si on nous regardait. Paco c’était la concurrence.
A partir de septembre, tu n’es plus dans l’émission H.I.P. H.O.P., qui s’arrête en décembre d’ailleurs. Pour toi, c’était forcément dans la danse, dans le Hip Hop, que tu voyais ton « avenir » ? Ou tu hésitais ?
Solo : Je n’étais pas dans un entre-deux. Je suis parti dans un truc, je ne savais pas où ça allait m’amener mais j’y suis allé clairement. Je savais que l’école ne m’intéressait pas… Donc je suis allé à fond dans ce truc que je kiffais, point barre.
Sans parler de bouée de sauvetage, ça a été une raison de vivre, l’occasion de devenir quelqu’un ?
Solo : Au début, je ne réfléchis pas comme ça. Mais l’énergie qui m’anime, c’est celle-là par contre. Mais je ne me le dis pas à moi-même et je ne le vis pas comme tel. J’étais dans l’instant, à fond. Je voulais que ça tue, je voulais être le meilleur.
Les adolescents qui se rendaient au cinéma en 1984 avaient l’embarras du choix pour en prendre plein les yeux, entre les films de saga (Indiana Jones et le temple maudit, Gremlins, SOS Fantômes, Le Flic de Beverly Hills, Karaté Kid, Police Academy), les films d’horreur (Les griffes de la nuit, Vendredi 13), Swcharzenegger avec Terminator ou Conan, Miyazaki avec Nausicaä ou encore Scarface, qui a malheureusement tant influencé les minots. Mais LE film sorti en 1984 qui a bouleversé tout un tas de jeunes n’est autre que Beat Street, on-ne-peut-plus estampillé Hip Hop, mettant en avant les différentes disciplines du mouvement. Le long métrage de Stan Lathan, produit par Harry Belafonte, n’est pas le premier du genre puisque l’époque est riche en films plus ou moins underground témoignant de cette culture émergente (Style Wars, Wild Style, Break Street 84), mais Beat Street (et son casting pharaonique : Afrika Bambaattaa, les Rock Steady Crew, les New York City Breakers, Kool Herc, Melle Mel, Jazzy Jay, entre autres!) a bénéficié d’une exposition plus large au point d’être présenté au Festival de Cannes. Il nous fallait un regard averti, aiguisé, qui a pris de plein fouet l’arrivée du Hip Hop lors de son adolescence et qui en a vu l’évolution depuis. Entretien donc avec Sear (Get Busy), qui avait assisté à pas moins de onze projections du film Beat Street à sa sortie en 1984.
Peut-être pour débuter, comment en 1983-1984, tu es tombé dans le Hip Hop et est-ce que tu avais conscience de découvrir un truc nouveau ?
Sear : Au tout début, on a commencé à écouter les premiers disques de rap, Sugarhill Gang, Kurtis Blow, mais sans connaître quoi que ce soit de la culture Hip Hop. Cette musique passait dans les premières émissions de radio Funk, mais on n’avait pas conscience de ce qu’était le Hip Hop. On découvrait le rap. Après il y a eu le New-York City Rap Tour qui était passé au Bataclan je crois, qui a surtout été diffusée sur TF1 dans l’émission d’Alain Maneval qui s’appelait Mégahertz ; tournée qui a été organisée par Bernard Zekri, où il y avait Rock Steady Crew, DST, Bambaattaa, Futura 2000, Fab Five Freddy, Mister Freeze. Là, ça a été une claque totale, surtout niveau danse. Parallèlement, il y a eu l’émission de Sidney qui est arrivée sur Radio 7, qui passait du Funk et de plus en plus de rap. Il recevait beaucoup d’invités aussi, grâce à Sophie Bramly qui ramenait des gens de New-York. 1982, tu as Planete Rock et Grandmaster Flash qui arrivent. Il y avait de plus en plus d’infos et on glanait tout ce qu’on pouvait trouver. Tout s’est enchaîné assez vite. La vague électro-funk et électro-hip hop a été terrible en plus, c’était un peu la musique des smurfeurs. C’était il y a 40 ans et c’est un peu dur à expliquer aujourd’hui comment on a été complètement emporté par ce truc-là. Moi j’étais un vrai buvard, je glanais tout ce que je pouvais.
A cette époque, tu t’étais mis à une discipline : le break ? Le tag ?
Sear : Pas spécialement. On a un peu gribouillé sur les murs, un peu comme tout le monde. La danse, j’admirais, mais je n’étais vraiment pas fait pour ça (rires). Mon corps m’a dit « Non » (rires). Mais c’est vraiment une discipline dont je reste admiratif aujourd’hui encore, plus que le reste d’ailleurs.
Beat Street sort en 1984, les années précédentes, sortent Style Wars et Wild Style ; tu les avais vus ?
Sear : Ce sont des films qu’on a découverts a posteriori, parce qu’on n’y avait pas accès. Mais ils étaient plus underground, c’étaient quasiment des documentaires ; alors que Beat Street était un film mainstream. Il a vraiment aidé à la popularisation du Hip Hop.
Tu te rappelles dans quel cinéma tu as vu le film ?
Sear : Il était diffusé sur les Champs Élysées. C’était l’époque où il n’y avait pas encore les gros multiplexes et tu trouvais encore pas mal de salles sur les Champs. Je suis allé le voir onze fois. La guichetière devenait dingue puisque des fois, elle me voyait trois jours de suite. Dès que je réussissais à réunir la somme nécessaire pour payer le ticket d’entrée, j’allais le revoir. Des fois, je le regardais deux fois de suite. Mais il faut remettre dans le contexte, un truc que les gens n’arrivent plus à réaliser : il n’y avait ni les téléphones portables ni internet, donc la moindre information qu’on pouvait glaner, on y allait. Quand on savait qu’il y avait un graff’ à tel endroit, on n’hésitait pas à traverser tout Paris pour aller le voir. Ce n’est plus comme aujourd’hui où en allumant ton portable ou ton ordinateur, tu as tout à portée de bras, ce qui rend fainéant et pas très curieux en vérité.
Avec qui tu es allé voir le film ?
Sear : Tout seul. Mais dès que tu croisais un mec avec un look fat laces, etc, on se parlait automatiquement. Ce n’était pas non plus la grande famille. Le microcosme des mecs qui allait voir le film venait d’une frange parisienne un peu bourgeoise, où tu trouvais beaucoup de pionniers, mais la majorité des gars venait de banlieues. A côté de ça, dans les cités, ce n’était pas encore très populaire. On se moquait de nous ou on nous prenait de haut. Chez moi en tout cas, dans les années 1980, il y avait beaucoup de maghrébins et majoritairement, c’est la Funk qui dominait. C’était l’époque des reurs-ti… Pour te dire, la première fois qu’on a ramené des 501 noirs, les mecs se foutaient de notre gueule. Il fallait vraiment être passionné pour passer au-dessus de tout ça. Au final, c’est nous qui avons gagné.
Tu te rappelles si le film était en VOSTFR ou en VF ?
Sear : Tu me poses une colle… (Il réfléchit) Dans mes souvenirs, il était en version originale sous-titrée.
Beat Street comporte tout un tas de personnages, incarnant les différentes disciplines du Hip Hop ; toi tu te reconnaissais dans le DJ ? Le breaker ? Le taggueur ? Le manager ?
Sear : On aimait bien tous les personnages mais la discipline dominante en 1984, c’était la danse, le break, avec le personnage de Lee, le petit frère, et on était impressionné par le battle New York City Breakers contre les Rock Steady Crew au Roxy.
Après, l’autre personnage principal qui traverse le film c’est Ramo. Mais c’est un tout en fait. Dans Beat Street, tu vois Bambaattaa, tu vois Kool Herc, Grand Master Melle Mel, les Treacherous Three, c’étaient les gens qu’on écoutait à cette époque.
Sur cet aspect-là, le film est quasi pédagogique, il montre les pionniers américains, il explique la différence entre un tag et un graff, on voit toutes les disciplines du Hip Hop, le beatbox, mais avec un côté gentillet, avec une histoire d’amour au milieu…
Sear : Le film était un élément de plus dans notre compréhension de la culture Hip Hop. Même si maintenant, quand je vois les interviews des New-yorkais de l’époque, ils n’aimaient pas trop le film, y compris ceux qui y ont participé. Pour eux, Wild Style est beaucoup plus fidèle à la réalité que Beat Street. Mais pour nous, petits Français en 1984, c’était un cadeau du ciel ce film.
Beat Street permettait aussi d’avoir un aperçu de New-York dans les années 1983-1984.
Sear : Oui, du Bronx en tout cas. Mais tout ça faisait partie de la mythologie du Hip Hop puisqu’on voyait des images avec un Bronx totalement délabré. Ce mouvement était la rose qui avait poussé au milieu de la merde.
Le fait qu’il y ait une certaine opposition entre les adolescents et leurs parents, à l’image de Ramo justement, ça a pu parler à ta génération ?
Sear : Oui et c’est dans l’ordre des choses : les parents ne comprennent pas leurs enfants. Les gens qui ont découvert le Rock n’étaient pas compris par leurs parents. Je pense quand même que c’était cool pour les parents dont les gosses sont tombés dans le Hip Hop car ils savaient qu’ils étaient occupés et qu’ils ne faisaient pas n’importe quoi. Il ne faut pas oublier que le Hip Hop était très très naïf et très positif à ses débuts. Nous, le Hip Hop nous a fait sortir de la cité, des cages d’escalier, alors qu’aujourd’hui ça t’y confine. Je caricature un peu mais c’est ça quand même. Ça nous a permis de rencontrer d’autres gens, qui avaient le même cursus social que nous mais qui venaient d’ailleurs, de la banlieue Sud, de Paris, de partout.
Le film a du pousser beaucoup de jeunes à se mettre vraiment dans le break, le tag, le djiing, non ?
Sear : Il a motivé plein de gens. Beat Street a amené sa pierre à l’édifice, une pierre assez marquante, comme l’émission de Sidney, comme plus tard les émissions de Dee Nasty sur RDH qui ont été super importantes pour moi. Jusqu’en 1986, j’étais très solitaire, une sorte de geek avant l’heure. J’avais envie de tout savoir sur ce nouveau truc qui débarquait des États-Unis, j’étais à fond, d’où le fait que je sois allé voir le film autant de fois.
D’ailleurs, tu regardais l’émission H.I.P. H.O.P. ?
Sear : On ne loupait pas l’émission. Mais il y a un truc que les gens n’arrivent pas à comprendre aujourd’hui, c’est lorsque l’émission s’est arrêtée, tout est retombé, les gens disaient que ce n’était qu’une mode. Solo disait : « On est devenu Hip Hop après l’émission de Sidney ». Seul un noyau dur a persisté, c’est là qu’on a découvert le sérieux de la chose. On a évolué les deux-trois années suivantes et on ne voyait plus les choses de la même manière à 16 ans qu’à 12 ans. On était en quête d’authenticité, de rébellion. L’image de Sidney était un peu pesante et fatigante pour nous. Les médias avaient calqué leur vision du Hip Hop sur sa personnalité, qui est comme elle est, mais au bout d’un moment, nous n’étions plus trop là-dedans. Inconsciemment, on voulait tuer le père. Et puis durant cette période creuse, on ne l’avait pas trop vu non plus Sidney. On était jeunes et on avait un peu de rancœur, à tort ou à raison.
Cette même année est sorti le Panam City Rappin’ de Dee Nasty ; tu avais réussi à le choper ?
Sear : J’écoutais déjà ses émissions avec Bad Benny sur RDH avant qu’il ne sorte Panam City Rappin’. Ben nous a quitté d’ailleurs il y a quelques semaines (en mai 2024 – interview réalisée à l’été 2024). Autant Sidney, c’était du rap yaourt en anglais, autant eux c’étaient les premiers mecs que j’ai entendu rapper en français. Vu ce qu’était le Hip Hop, la rareté de la chose, le peu de gens que ça touchait à l’époque, c’était super important d’entendre ces mecs-là. Donc quand Panam City Rappin’ est sorti, j’entendais déjà leurs trucs sur RDH.
Pour en revenir au film, j’imagine que tu as écouté la bande originale en boucle ?
Sear : Bien sûr ! J’avais la cassette, je l’ai écoutée en long en large et en travers. Tu pouvais la trouver dans quelques magasins et notamment à la FNAC Montparnasse. Il y avait un vendeur, je crois qu’il s’appelait Thierry et il se prenait la tête pour avoir les premiers albums de rap. C’est là que j’ai acheté les albums de Mantronix par exemple. La FNAC Montparnasse c’était un de nos lieux de rendez-vous.
Parmi tous les films estampillés Hip Hop, à quel niveau placerais-tu Beat Street ?
Sear : Dans le top 3. En fait, des films Hip Hop, il n’y en a pas eu tant que ça : tu as Beat Street, Wild Style. Style Wars aussi mais qui est plus axé sur le graff et c’est un documentaire. Break Street est à mes yeux très mauvais, mais certains l’adorent pour la partie danse. Après, Do The Right Thing, Menace II Society c’est encore autre chose, même si le rap est très présent, mais c’est une autre époque.
1984 est majeure à plus d’un titre, notamment pour ta génération avant qu’il y ait un creux de quelques années ; qu’est-ce qui fait d’après toi que le Hip Hop ne soit pas mort ?
Sear : Les périodes difficiles permettent de faire un tri. Tu vois les gens qui n’étaient que de passage et ceux qui sont là pour rester, qui ont une vision. Les personnes qui n’avaient pas envie de tourner la page ont approfondi entre eux leurs connaissances dans le graff ou autre chose. D’ailleurs, ce qui relance médiatiquement le Hip Hop dans la seconde moitié des années 1980, c’est le tag, avec le terrain vague de Stalingrad. Dee Nasty aussi est bien plus présent sur Radio 7 en passant les dernières nouveautés de rap alors que tout le monde pensait que ça n’existait plus. Il y avait pourtant des bombes atomiques avec les Ice T, les Fat Boys, les premiers Run DMC, avec un fond plus dur que ce qui se faisait en 1982-1983. Tout était devenu plus radical mais dans le bon sens du terme.
Dernière question : s’il devait y avoir un film sur le Hip Hop en France dans les années 1980, il devrait porter sur quoi, sur qui, pour toi ?
Sear : (Il réfléchit) Je ne saurais pas trop te dire… Quand tu regardes la série sur NTM, le personnage le plus attachant, c’est celui de Dee Nasty. Il a été tellement majeur, il a traversé tellement d’époques, qu’effectivement, un film sur lui, ça pourrait être intéressant, parce qu’il symbolise plein de choses des années 1980 : la vie morose dans les cités, l’arrivée du Hip Hop, la drogue. La trajectoire de NTM aussi pourrait être intéressante. En fait, la grande Histoire du Hip Hop, c’est plein de petites histoires personnelles ; c’est un puzzle.
« Au début des années 80, je me souviens des soirées où l’ambiance était chaude et les mecs rentraient Stan Smith au pied, le regard froid, ils scrutaient la salle le 3/4 autour du bras, Ray Ban sur la tête, survêtement Tacchini, pour les plus classes des mocassins Nébuloni, dès qu’ils passaient Caméo, Midnight Star, SOS Band, Delegation ou Shalamar, tout le monde se levait, des cercles se formaient, des concours de danse un peu partout s’improvisaient, je te propose un voyage dans le temps, via planète Marseille ».
Le premier hit d’IAM doit beaucoup aux dancefloor, aux smurfeurs, à la Funk et peut-être à José Mendes. Membre des Marseille City Breakers, premier groupe de break de la cité phocéenne, José est devenu une référence dans sa ville, en remportant des concours régionaux, au point d’être invité avec son groupe à performer à Paris dans l’émission H.I.P. H.O.P., avant de monter les marches du Festival de Cannes pour la promotion du film Beat Street, de s’envoler pour New-York et de se retrouver au Roxy. Pour toutes ces raisons, la parole de José Mendes des MCB était précieuse. Encore fallait-il lui mettre la main dessus, lui qui a quitté le mouvement à la fin des années 1980 pour devenir monsieur tout-le-monde. Remercions donc à ce titre DJ Rebel et Julien Valnet qui, respectivement du Sénégal et de Guyane, ont apporté une aide fondamentale pour retrouver sa trace. Entretien avec un homme ordinaire qui a vécu une année 1984 extraordinaire.
En tant qu’adolescent, quelle a été ta première claque musicale ?
José Mendes : Grandmaster Flash. Ça fait partie des premiers clips qu’on voyait à la télévision. Quand on a vu le clip avec les jeunes danseurs qui tournaient sur le dos, on est devenus fous ! On se demandait comment ils faisaient? On cherchait leur truc, est-ce qu’ils avaient quelque chose de caché dans le dos ? (Rires)
On dansait le Funk, on participait à des concours dans les boums parce qu’on ne rentrait pas en boite. A l’époque à Marseille, c’était très discriminatoire, les blacks et les rebeus n’étaient vraiment pas les bienvenus en discothèque… Quand on sortait pour aller en boite, on finissait au cinéma en fait (Rires).
La rencontre avec les autres membres du groupe s’est faite dans une boum ?
José Mendes : Oui, on s’est rencontré dans une boum où était organisé un concours. Je suis originaire de Chante Perdrix dans le 10ème arrondissement et Eric était de Château Saint Loup. L’autre Eric et Alain étaient eux de La Busserine. Lors de cette boum, on parlait justement des gars qui tournaient sur le dos, on avait tous bien analysé le clip jusqu’à arriver à se dire qu’il n’y avait pas de trucages. On a alors essayé à notre tour de tourner sur le dos. On s’entraînait dans les halls d’immeubles parce que c’était du carrelage et que ça glissait. Par moment, on mettait du carton comme dans les clips. On s’est lié d’amitié depuis cette boum et on a créé les Marseille City Breakers.
Vous avez été managés par Philippe Subrini qui a été très important pour la scène marseillaise ; comment vous le rencontrez ?
José Mendes : On a été approché par Radio Star, via Philippe Subrini et Denis Mallet qui ont décidé de nous manager car on participait à différents concours. On progressait petit à petit. On était plus à l’aise debout qu’au sol mais au fur et à mesure, on se débrouillait de mieux en mieux. Philippe et Denis nous ont permis de faire des représentations dans toutes les boites de la région, on commençait à prendre de l’ampleur, à être connu…
Vous étiez payés pour ces représentations ?
José Mendes : Oui, mais très peu. En fait, on ne calculait pas trop ça. C’était déjà un plaisir de pouvoir rentrer dans toutes les boites qu’on ne se posait pas trop la question des cachets. C’est quand on a commencé à se poser ces questions que ça sentait la fin du groupe (Rires). On était des gamins : on était content de manger au restaurant, de rentrer dans les boites, on ne se posait pas de questions, c’était l’insouciance, le plaisir pur.
Vous aviez quelles relations avec vos managers ?
José Mendes : De très bonnes relations. Ils étaient aux petits soins avec nous. Denis gérait plutôt le business quant à Philippe, il se chargeait davantage de l’artistique.
Quel était le regard de vos proches sur le fait que vous dansiez ? Ils vous reprochaient d’y accorder autant de temps et vous poussez plutôt à faire des études ? Ou ils étaient contents que vous échappiez ainsi aux soucis de la rue ?
José Mendes : Le Hip Hop et le break nous ont permis d’éviter les soucis, c’est clair et net. Quand tu es occupé à danser, tu ne fais pas de conneries. Après, il faut dire qu’on n’était pas très studieux, on était tous en L.E.P. (NDLR : Lycée d’Enseignement Professionnel). Les études, ce n’était pas terrible. On avait tout le temps pour s’entraîner à danser ! (Rires) Les parents d’Eric étaient gardiens à la maison des jeunes à La Busserine et on s’y entraînait. Nos proches ont été fiers de nous voir nous débrouiller, être dans le journal, passer à la télévision…
Tu te rappelles quand vous avez appris que vous alliez participer à l’émission H.I.P H.O.P. de Sidney ?
José Mendes : On était aux anges ! Mais on avait la pression ! D’autant qu’on s’appelait les MCB, Marseille City Breakers, en référence aux PCB, les Paris City Breakers, qu’on voyait dans l’émission et qui étaient en avance sur nous, en terme de technique. Mais on ne le montrait pas ! Il faut savoir que le jour du tournage, il y avait les Break Machine et James Ingram ! On avait soigné nos tenues, on avait travaillé notre chorégraphie pour l’émission mais malheureusement pour nous, pendant qu’on visitait les châteaux de Versailles avant l’enregistrement, un des nôtres, Eric, a eu une crise d’appendicite. On a donc été obligé de changer toute la chorégraphie au dernier moment et c’était très compliqué. Dommage parce qu’on avait vraiment une belle choré’ et qu’Eric était très bon au sol. Les deux Eric étaient forts au sol, Alain et moi on était plutôt dans les danses debout : on se complétait bien et on s’était réparti les rôles selon nos points forts. Malgré ce souci, on a participé à l’émission, on a vu les Break Machine, c’était une très belle expérience.
J’ai entendu qu’il y a eu un battle PCB / MCB, tu t’en rappelles ?
José Mendes : (Il réfléchit) Il n’y a pas vraiment eu de battle entre eux et nous. En tout cas, je n’en ai pas le souvenir. C’est sûr qu’on avait un regard sur ce qu’ils faisaient. Ils avaient deux pas d’avance sur nous, ils allaient déjà aux États-Unis, ils avaient la salle Paco Rabanne. La seule chose qu’on avait, c’est qu’on était meilleurs en chorégraphie. Eux étaient plus forts individuellement.
Vous n’aviez pas un endroit où tous vous retrouver pour danser, comme le Trocadéro à Paris ?
José Mendes : Si, on se retrouvait à la Place de l’Opéra. On faisait souvent des battles là-bas. Je me souviens d’un jour où on avait invité les Aix City Breakers, il y avait aussi les Belsunce City Breakers, c’est-à-dire le groupe de Tonio, de K-Rhyme Le Roi. La Place de l’Opéra était comble. Ça c’est des souvenirs assez marquants.
Abordons à présent le film Beat Street avec lequel les MCB sont fortement reliés.
José Mendes : On commençait à être très connu dans la région, on était très demandés – je pense d’ailleurs que les managers ont pris pas mal d’argent sur notre dos, mais bon c’est le jeu, on n’a pas de souci avec ça – et donc nos managers ont été contactés pour qu’on fasse l’avant-première de ce film à Marseille.
Tu en gardes quel souvenir ?
José Mendes : Je me rappelle très bien de l’avant-première à l’Odéon. Il faut savoir qu’en face du cinéma, il y avait le chapiteau des Réformés. Avant la projection de Beat Street, on a fait une représentation à cet endroit, on a organisé un battle. Il y avait tous les jeunes du centre-ville. C’était phénoménal ! (Il appuie sur chaque syllabe) Phénoménal ! Le cinéma était archi-comble, il n’y avait plus une place de disponible. Et quand le film a démarré, il y avait un silence dans la salle… C’était impressionnant !
Après ça, on nous a invité au Festival de Cannes ! Et on a rencontré Harry Belafonte et tous les danseurs qu’on a vu dans le film ! On vivait un film ! On a monté les marches du Festival de Cannes, nous les adolescents qui venions de Marseille ! On était dans une autre dimension ! On se concentrait sur le fait de vivre l’instant.
Par la suite, on a fait la tournée dans les cinémas de la région pour la promotion du film avec une représentation avant chaque projection. On s’est retrouvés à Saint-Tropez, on est passés sur FR3 avec Thierry Bezer, on a fait un clip avec Massilia Sound System… Comme je t’ai dit, à partir du moment où on a commencé à se poser des questions sur les cachets, c’était le début de la fin. Mais je ne remets pas en cause tous les bons moments qu’on a passés et c’est grâce à nos managers aussi qu’on les a vécus. L’argent ça aurait juste été un plus.
Beat Street a forcément une valeur très forte pour toi ; est-ce que c’est le meilleur film sur le break ?
José Mendes : Pour moi, c’est le numéro 1. En plus, il aborde le graff et les autres disciplines du Hip Hop. En deuxième position je mettrai Break Street 84.
On pourrait évoquer la connexion avec DJ Rebel, qui a été votre DJ des MCB ?
José Mendes : On s’est connus parce parce qu’on fréquentait le Free Time au Vieux Port. Je faisais du kung fu à côté avec Joe (alias Shurik’N) et dès qu’on finissait on allait au Free Time, on tuait le temps là-bas. C’était un peu un point de rencontre. C’est là que j’ai rencontré Rebel, vu qu’en plus on était amateurs de la même musique. La connexion s’est faite comme ça. C’est là aussi où j’ai rencontré Chill avec qui je suis allé à New York par la suite, ça aussi c’était un film. Il y avait encore le couvre-feu à cette époque à New York. On dormait à Brooklyn chez un producteur, Tony D, une connaissance d’Akhenaton, vu qu’il a de la famille dans le Connecticut. Je me suis retrouvé au Roxy (il appuie sur chaque syllabe de ce lieu mythique), la boite où Beat Street a été tourné ! C’était un rêve !
A la fin des années Defferre, qui a régné sur la ville de 1953 à 1986, Marseille est à bout de souffle : le chômage augmente, le racisme se développe (le meurtre d’un enfant de 13 ans du quartier de La Cayolle a d’ailleurs lancé la marche des Beurs en octobre 1983) et la guerre des gangs fait rage (elle a coûté la vie au juge Michel). Autant dire qu’il n’était pas de bon ton d’être un jeune maghrébin, a fortiori dans les quartiers Nord de Marseille, soit ce qu’était Hassen, futur DJ Rebel, en 1984. Son parcours illustre une partie de l’histoire du Hip Hop marseillais, du moins ses débuts, ainsi que le rôle des radios libres. En effet, les radios associatives locales ont permis de diffuser des musiques pas forcément les bienvenues sur les ondes nationales. Rebel est l’illustration de l’importance de ces radios, en tant qu’auditeur dans un premier temps puis en tant qu’acteur du mouvement (au sein des émission Rebel Show puis Tempo Rebel, de 1986 à 2000). Fin observateur de l’évolution de la culture Hip Hop et du rap, il fallait donner la parole à ce tonton marseillais.
Pour commencer, quel jeune étais-tu en 1984 : quel âge avais-tu, où vivais-tu, quelle était ta situation familiale ?
DJ Rebel : Alors à part mes intimes, personne ne connaît mon âge réel. (rires) J’avais 18 ans en 1984. J’étais un jeune discret, timide et très curieux. Je vivais dans les quartiers Nord, dans le 15e arrondissement, en face de la Raffinerie de Sucre. J’ai perdu ma mère à six ans et demi. Mon père était alcoolique et la seule communication qu’il avait avec moi, c’était les coups de fouet et les coups de ceinture. Je pense d’ailleurs que c’est ce traumatisme émotionnel qui m’a amené inconsciemment à m’appeler Rebel, parce que j’étais dans une telle colère, une telle incompréhension, je manquais de liberté et surtout d’amour, je ne pouvais pas m’exprimer et exister en fait. Ce père nous a abandonnés avec ma petite sœur à ma majorité. A partir de là, je me suis pris en main. C’est comme ça que je me suis retrouvé à faire un boulot… J’ai commencé à faire de l’argent pour ne pas qu’on se fasse expulser avec ma petite sœur et qu’on puisse manger. Quelques années plus tard, c’est grâce à la musique que j’ai pu me sortir de cet engrenage et peut-être d’éviter la prison.
Tu te rappelles du climat à Marseille à cette époque ?
DJ Rebel : C’était assez compliqué. Il y avait beaucoup de racisme. Les gens des quartiers Nord étaient considérés comme des pestiférés. On n’avait pas la possibilité d’aller dans le centre-ville. On ne savait même pas à quoi cela pouvait ressembler ! On était reclus dans notre quartier. Defferre était le maire de l’époque et il n’en avait que pour une certaine couche de la population. Son discours était le suivant : « Qu’est-ce que les jeunes ont à faire dehors après 19 heures ? ». Il n’y avait rien à faire, aucun stade, aucun cinéma, pas de moyens de transports, les bus s’arrêtaient à 21 heures… On était prisonnier du quartier.
Comment s’est passée ta rencontre avec le Hip Hop ? Comment tu tombes dedans ?
DJ Rebel : Depuis 1981, j’avais découvert la radio dans les boums qu’on faisait avec les copains, avec la funk, le disco, puis un jour j’entends « The Message » de GrandMaster Flash and The Furious Five et je prends une claque. Je me dis : « Qu’est-ce que c’est que cette musique ?! ». En 1984, je découvre le Hip Hop dans une émission au hasard sur les ondes, elle s’appelait Prélude, le samedi soir sur Radio Sprint, animée par Philippe Subrini, Phil qui est notre père à tous à Marseille. C’est celui qui a apporté la culture Hip Hop ici. Il a toujours été dans le partage, dans la transmission, avec cette volonté de faire découvrir les choses.
Je n’avais pas les moyens d’avoir un poste radio et mon meilleur ami punk en avait un. Il voulait bien me le prêter le samedi soir si sa mère acceptait et ça me permettait d’enregistrer les émissions, d’écouter et de réécouter les sons. Un jour, j’ai pris mon courage à deux mains, je suis allé à la cabine téléphonique en bas de chez moi, j’ai composé le numéro de la radio pour dire que j’adorais cette musique, pour poser des questions. Philippe m’a tout simplement dit : « Si ça te plaît, tu n’as qu’à venir la semaine prochaine ». Il n’a pas fallu qu’il me le répète deux fois, le samedi suivant, j’étais à la radio ! Et je ne l’ai plus jamais quittée. La radio se trouvait Cours d’Estienne d’Orves. A l’époque, il n’y avait pas tous ces restaurants qu’on trouve aujourd’hui sur l’esplanade : c’était un parking sur trois étages, qui faisait toute la place en question. C’était plein de toxicomanes, d’héroïnomanes, c’était vraiment un coupe-gorge.
A partir de là, ta vie a changé ?
DJ Rebel : Déjà, il fallait que je quitte le quartier. C’était ma première expédition dans le centre-ville, jamais je n’y avais mis les pieds. C’est grâce à cette émission que je suis allé voir ce qui se passait « à l’étranger », à 45 minutes de marche, au centre-ville. (Sourires) Mais c’était la zone, une autre que celle que je fréquentais. Même si je ne connaissais pas ce milieu, que ce soit les Corses ou les Italiens, je n’avais aucune appréhension. Dans les studios de la radio, j’ai découvert les vinyles, la table de mixage, les micros, la console, les platines automatisées, des trucs auxquels je n’aurais jamais pu avoir accès, pour un gamin de mon âge issu du 15ème arrondissement. A partir de là, tous les samedis j’y étais et ça a duré jusqu’en 1989 ou 1990, jusqu’à ce que j’ai ma propre émission de radio. Un autre Philippe, un ami antillais des Lauriers qui avait un sound système pour faire des mariages ou des évènements aux alentours de Marseille m’invitait lors de ses prestations pour mixer Funk et Hip Hop et ça, j’adorais ! J’ai même fini par être résident dans une boite à Aix-en-Provence « Le Damier ».
Quand tu te rends à Radio Sprint, les premières semaines, les premiers mois, tu es observateur ? Tu donnes un coup de main ?
DJ Rebel : Je bave sur les vinyles que Phil passe à l’antenne, je suis subjugué. J’en avais quelques-uns pourtant à la maison, du Oum Kalthoum, du Farid Al Atrache, James Brown, Serge Gainsbourg, mais j’ai pris une claque avec les sons jazzy, funky, Hip Hop que j’ai pu découvrir à la radio. Le son me faisait vibrer ! Les Isaac Hayes, Chic, les Furious Five, Grandmaster Flash, Kurtis Blow bien sur, toute la discographie Sugarhill, tous les labels indépendants new-yorkais… Je participais à l’émission en nettoyant le studio, j’allais chercher les sandwiches. Je n’avais pas encore le droit de toucher au matériel mais je rangeais les disques et c’était des disques importants, il fallait y faire attention, il fallait les respecter. Donc je me suis mis à respecter cette culture et à respecter énormément le travail de Philippe Subrini. Il a été probablement le premier zulu en France : dès 1984 il avait déjà des contacts avec la Zulu Nation à New-York. Il recevait tous les mois des disques, les premiers Tommy Boy, Planet Patrol, Afrika Bambaattaa… Je mangeais tout ça moi. Avec les oreilles, avec les yeux. J’étais comme un enfant dans un grand magasin de jouets.
Comment tu faisais pour te rendre au courant des sorties rap, des maxis, des albums de ce qui se faisait aux US ?
DJ Rebel : C’est bien plus tard que j’ai pu avoir les moyens de me payer des disques. Il n’y avait rien, pas de librairie, pas de journaux, pas de télévision. Il y avait un magazine international qui était vendu à l’aéroport de Marignane. C’était le Billboard. Il existe toujours. Il y avait le classement des ventes, des sorties américaines. Je prenais le car et je montais à l’aéroport de Marignane, je m’achetais le Billboard et je rentrais chez moi. (rires) Là, je voyais que Run DMC avait sorti un album, que Midnight Star aussi… C’est comme ça que je découvrais les nouveautés. Plus tard je montais à Paris et je savais ce que je voulais acheter.
Tu ne trouvais pas ce qu’il te fallait à Dan Import (NDLR : magasin de disques situé sur le Cours Julien qui avait ouvert ses portes en 1984) ?
DJ Rebel : Au départ, en face de Dan Import, devant l’entrée du Conservatoire de musique, il y avait des bouquinistes, des vendeurs de vinyles d’occasion que je fréquentais. Dan Import, c’était la musique pourave de discothèque. (rires) Moi, je considérais ça comme ça. Avec les passionnés, les collectionneurs de vinyles du microcosme Hip Hop marseillais, que ce soit moi, le Grand Eric, Géo Trouve Tout, on s’est rapproché de Dan Import et petit à petit, il a commencé à avoir quelques disques mais c’était très limité. Moi j’avais mon réseau, je montais à Paris. A un moment la FNAC du Centre Bourse (NDLR : Centre commercial du centre-ville marseillais) a créé un rayon import, car la FNAC à Paris en avait un étant donné qu’elle avait comme distributeur Champs Disques (situé sur les Champs Élysée) et d’autres boutiques mythique sur Paris. C’est comme ça que les choses se sont faites, petit à petit.
Comment était le microsome Hip Hop à Marseille ?
DJ Rebel : Au départ on nous montrait du doigt. Je n’aimais pas trop traîner au Vieux Port comme la plupart faisait. Je portais les baskets avec les fat laces mais je n’aimais pas porter de casquette à l’époque. On avait des tenues qui ressemblaient à ce que portaient les Américains qu’on a pas mal côtoyés parce qu’il y avait des Marines qui débarquaient sur le Vieux Port au milieu et à la fin des années 1980. C’est comme ça d’ailleurs qu’on a pu échanger avec eux, récupérer des mixtapes… Les Marines qui accostaient nous ont permis d’approfondir les choses sur cette culture venue de New-York. On devait être un groupe de 10 personnes au départ… Je crois avoir été le seul des quartiers Nord.
A Paris, les gars avaient pas mal de lieux emblématiques (le Trocadéro, la Grange aux Belles, la Salle Paco Rabanne) ; ici, où se retrouvait ce microsome pour performer ?
DJ Rebel : Les punks sont les premiers à nous avoir permis de faire nos premières scènes à la Maison Hantée, c’était le seul lieu ici à Marseille. Après, il y a eu le Déguste, mais c’était plus un bar. On était des marginaux et on nous voyait comme tels. Il n’était pas question de jouer dans une quelconque salle, de faire des presta’, on n’était pas les bienvenus. On n’avait pas envie de travailler à l’usine, on voulait vivre de la musique, du Hip Hop.
Tu pratiquais quelle(s) discipline(s) en 1984 ?
DJ Rebel : Je pratiquais la danse parce que je fréquentais les MCB et c’étaient les potos. Ils étaient de La Busserine, pas très loin de chez moi. Je n’avais pas les moyens d’acheter des platines, mais j’enregistrais des sons de l’émission de Philippe Subrini, je faisais des mixtapes et le mercredi j’allais rejoindre les MCB et je leur mettais mes cassettes. Ils s’entraînaient là-dessus, faisaient leurs chorégraphies. J’ai essayé à mon tour, puis à un moment j’ai arrêté parce qu’ils étaient plus forts que moi. (rires) Je me suis cantonné à enregistrer des cassettes. Le graff j’avais laissé tomber parce que j’étais dégoûté que la mairie repeigne les murs.
Cette année-là est sorti le film Beat Street qui a mis en avant la culture Hip Hop ; quels sont tes souvenirs de la projection ?
DJ Rebel : J’ai découvert le film au cinéma, on dansait devant l’écran, c’était un truc de ouf, de dingue, de malade ! Je découvrais cette culture au travers du film. Les scènes au Roxy, avec les Rock Steady, les battles, les Soulsonic Force habillés à la Parliament, on voulait tous en être ! Ça a été une grosse claque Beat Street.
1984 est aussi l’année de l’émission H.I.P. H.O.P. ; tu la regardais ?
DJ Rebel : Bien sûr, c’était la seule vitrine du mouvement. Mais il faut noter qu’il y avait aussi les Enfants du Rock, de Philippe Manœuvre et Antoine de Caunes. C’étaient eux les précurseurs qui ont commencé à diffuser des clips vidéos de Funk et de Hip Hop. C’est là que j’ai vu pour la première fois « Atomic Dog » de George Clinton. Une tuerie. C’est là qu’on a vu la première interview de Bambaattaa, pas dans l’émission de Sidney. J’ai découvert les images de cette culture par le biais de rockeurs, comme j’avais découvert tout une revendication par les punks. C’est pour ça qu’avec les punks, à Marseille, ça a toujours collé. J’avais d’ailleurs fait des chroniques d’albums dans des fanzines punk.
Tu es tombé dans le Hip Hop à la fin de ton adolescence ; à quel point ça t’a impacté ?
DJ Rebel : Ça m’a ouvert au monde. A partir du moment où j’ai quitté mon quartier pour me rendre au centre-ville, je suis allé ailleurs. A partir du moment où j’ai commencé à faire de la radio, vu que je n’avais pas la possibilité de trouver des vinyles ici à Marseille, je suis monté à Paris. Je suis donc sorti de mon immeuble, de mon ghetto grâce au Hip Hop. Ça m’a nourri, d’un point de vue culturel, ça m’a fait rencontrer des tas de personnes, que je n’aurais jamais rencontrées. Je me suis perfectionné en anglais avec les années. Ça m’a fait grandir. Tout le savoir que je n’ai pas eu par l’école française, je l’ai eu grâce à la culture Hip Hop. L’école dans les années 1980, c’était compliqué. On nous a bien fait comprendre que nous, les gens issus de l’immigration, on n’avait pas trop notre place. C’était particulier, même si aujourd’hui, le racisme existe sous une autre forme.
Si tu n’avais pas découvert le Hip Hop à cette époque, tu aurais fait quoi dans la vie d’après toi ?
DJ Rebel : Je n’avais personne, plus de parents. Un de mes jobs était de dealer, mais ce n’est pas un boulot en fait. J’ai croisé des rescapés de la French Connection qui m’ont permis de bien faire ce que j’ai fait. Qu’est-ce que j’aurais fait ? Des gars qui étaient dans le deal ont fini en taule, d’autres ont fini à la rue. Après j’ai fait magasinier, j’ai fait du nettoyage, j’ai bossé chez Panzani. Mais l’exploitation de l’homme par l’homme ça n’a jamais été mon dada, donc je restais quelques mois dans ces boites et j’arrêtais. Je préférais garder mon état d’esprit rebelle, faire de la musique telle que je la voyais, faire mes presta DJ lorsqu’on me sollicitait. J’ai fait ce que je voulais faire.
Je profite de cette tribune pour ajouter autre chose qui me trotte dans la tête depuis quelques temps et que je n’arrivais pas à traiter, en lien avec Afrika Bambaattaa. Je suis tombé il y a quelques mois sur une photo de lui et moi, prise à Bruxelles à l’anniversaire de la Zulu Nation et c’était le crew Souterrain Production qui nous avait invités avec le Soul Swing N’Radical. Je n’ai jamais diffusé cette photo parce que je l’avais oublié. Cette photo m’a rappelé un évènement qui date d’une bonne vingtaine d’années. A l’époque, je faisais tout un tas de premières parties, j’ai pu faire celles de DJ’s, que ce soit Qbert, Rob Swift ou des artistes comme De La Soul, Kurtis Blow, etc… et donc Bambaataa, au Cabaret Aléatoire, à la Friche. A un moment, je me retrouve dans les loges avec le tourneur Michael Carsenti de MC5 qui me plaçait sur ces évènements. Il savait que j’allais souvent au Maroc car mon père y vivait et était malade et il me demande si je n’ai pas des plans et des contacts là-bas pour placer Bambaattaa sur des festivals, à Marrakech ou à Casablanca parce qu’il n’était jamais allé au Maroc à l’époque et qu’il aime les petits garçons. (Long silence) J’ai bien entendu ce que j’ai entendu, mais sur le coup, la seule chose que j’ai retenu à ce moment-là c’est « trouve des plans pour Bambaattaa ». Il y a eu une scission, je n’en ai pas tenu compte, je n’ai pas relevé ce qu’il venait de dire. D’autant que ce soir-là, il était à Marseille avec sa femme et ses deux petits enfants… A l’heure où Solo sort son autobiographie on m’a rapporté qu’il aborde un fait où il a assisté chez Bambaattaa à quelque chose qu’il n’aurait pas du vivre, je suis dans l’incapacité de garder ça pour moi. Ça a ressurgi dans mon cerveau et je me suis rappelé de cet épisode-là. Ce déni que j’ai eu à l’époque, c’était peut-être une façon de me protéger de tout ce bordel tout en gardant l’amour que j’avais pour la Zulu Nation et pour la culture Hip Hop.
A la fin seventies et au début des eighties, le rap se développe aux États-Unis, en prenant racine dans la funk et l’electro-funk notamment. Tout un tas de morceaux et d’artistes ont marqué leur époque, que ce soit « Rapper’s Delight » de Sugarhill Gang (1979), « Rapture » de Blondie (1980), « The Breaks » de Kurtis Blow (1980) « Planet Rock » d’Afrika Bambaattaa and Soul Sonic Force (1982), « The Message » de Grandmaster Flash and The Furious Five (1982) ou encore « Rock It » d’Herbie Hancock (1983). Daniel Bigeaut, plus connu sous le nom de DJ Dee Nasty connaissait bien ces titres, lui qui s’est pris une claque monumentale lors de son voyage aux US en 1978 et qui a « ramené » cette musique en France en la diffusant sur Radio FG, Carbone 14 et RDH. En 1984, les bandes FM nationales plébiscitaient quant à elles la variété avec Jean-Jacques Goldman et son « Envole-moi », Jeanne Mas avec « Toute première fois », Peter et Sloane avec « Besoin de rien envie de toi » ou encore Gilbert Montagné avec « On va s’aimer ». C’est dans ce contexte que Dee Nasty a sorti Panam City Rappin’, en mai 1984. Il était donc indispensable qu’il apparaisse dans ce dossier et que nous échangions avec ce zulu, sur les coulisses du premier album de l’histoire du rap français.
Pourquoi as-tu pris la décision de faire un album ?
Dee Nasty : J’aurais pu faire un maxi plutôt qu’un album, ça aurait été plus simple, d’autant que je m’étais autoproduit. J’avoue que c’était un peu présomptueux de ma part. Mais je voulais faire un truc qui soit à la hauteur de ce que faisaient les Américains à l’époque. Je m’inscrivais dans cette démarche là. On est au tout début de l’année 1984 et j’ai juste eu une avance de ma boite de courses pour m’acheter un synthé. J’avais déjà une boite à rythme, un 4 pistes et ça m’a permis de faire les maquettes à Paris. C’est moi qui joue de tous les instruments et j’avais plusieurs morceaux sous le coude, parce que je savais ce que je voulais raconter.
Comment s’est déroulé l’enregistrement du disque ?
Dee Nasty : Une fois les maquettes faites, il m’a fallu quelque temps pour enregistrer ce disque. Il se trouvait que j’avais un ami qui était ingénieur du son, près de Bordeaux. Il voulait monter un studio, mais à l’époque il avait juste un 8 pistes. Il m’a proposé de venir chez lui, à la campagne, de m’accueillir le temps nécessaire et en échange je payais l’électricité. Comme c’est un peu expliqué dans la série « Le monde de demain », je me suis retrouvé entouré de poules, de dindons qui n’étaient pas forcément contents d’entendre du rap. (sourire) Du coup, il avait son 8 pistes pour enregistrer et moi j’étais venu avec une TR-808, ma basse et ma guitare. Il venait surtout d’acheter la Drum Traks, une boite à rythme qui avait quasiment les mêmes sons que la Linn, qui était la boite à rythme du riche. La plupart des gros morceaux de Funk en sortent. Apparemment, c’était la boite à rythmes de prédilection de Prince. Je retape alors la moitié de mes compositions que j’avais faites avec ma TR-808 avec la Drum Traks qui m’offre un autre son, une autre texture. On a fait trois semaines de studio environ, à savoir que j’étais arrivé à Bordeaux avec trois morceaux et que les trois autres ont été faits sur place.
J’avais d’ailleurs peur que cette campagne tue mon énergie. Mais pas du tout ! Pour un Parisien, le manque d’urbanité peut être fatal, mais là, c’était bien. Surtout parce que j’avais mon ami aux manettes, qui était bienveillant, passionné par ce projet. Par la suite, j’ai fait intervenir deux amis : un batteur-percutionniste, avec qui je travaillais déjà à l’époque, qui a amené avec lui quelqu’un qui joue du synthé. Il a transformé les bases que j’avais posées. Le morceau « Panam City Rappin’ » est un bon exemple de ce qu’il a pu apporté dans le son, c’est-à-dire un environnement dangereux, qui correspondait parfaitement à ce que je voulais mais que moi, je n’arrivais pas à trouver. Ils sont bien sûr crédités sur la pochette.
Sur l’album, tu rappes surtout en français mais aussi un peu en anglais ? Pourquoi pas qu’en français ou pas qu’en anglais ?
Dee Nasty : Ta question est géniale parce que ça permet d’évoquer les codes qui existaient à l’époque. Qui se prétendait rappeur devait d’abord prouver qu’il pouvait rapper en anglais, même si son niveau d’anglais était limité. Il fallait montrer qu’on en était capable, quitte à faire du yaourt ou à être dans le mimétisme. Par contre sur le rap en américain qu’il y a sur mon album, je suis un peu honteux, parce que j’ai vécu là-bas mais je n’ai jamais réussi à choper l’accent idéal. (rires) C’est pour ça qu’il y a un morceau que j’ai rayé sur une cinquantaine d’exemplaires, que des gens gardent jalousement.
Tu regrettes d’ailleurs d’avoir rayé le morceau « No sloopy things » ?
Dee Nasty : Heureusement que je n’ai pas rayé tous les vinyles ! Est-ce que je regrette ? Non, je trouvais que c’était ridicule. A la limite, j’aurais préféré faire un morceau juste instrumental. Vu ce que m’a coûté l’album, j’aurais préféré qu’il soit parfait et je trouvais que ce morceau gâchait tout.
Après tu me demandes pourquoi rapper en français ? C’était très important à mes yeux, comme pour Bad Benny, paix à son âme, qui nous a quitté en mai 2024. On avait une émission de deux heures sur RDH, Radio Diffusion Handicapé, à Rosny-Sous-Bois, qui était diffusée tous les dimanches, depuis 1982. Au départ, on traduisait des raps américains, en faisant des versions françaises. Puis on s’était dit que si on voulait que le rap s’installe en France, il fallait rapper en français. C’est comme ça qu’on a commencé à le faire. Mon refrain sur « Panam City Rappin’ » : « Paname, Paname, ô ville de rêve », ça vient de « New-York, New-York, big city of dreams » de Grandmasterflash and The Furious Five, c’est vraiment une photocopie, sauf que j’ai rajouté ce qui se passait pour moi à Paris.
Chaque semaine avec Bruno, Bad Benny donc, on écrivait des choses, on s’appropriait les raps américains en les mettant en français. Je te promets qu’à l’époque, on était les seuls à y avoir réfléchi. A côté de cela, il y avait Radio 7 avec Sidney et d’autres personnes qui rappaient en anglais, du yaourt. Un jour, il y a eu un clash d’ailleurs entre nous, parce qu’il y avait les pro-Sidney, les pro-RDH. C’était une première étape pour que le rap soit en français. Notre repère, ce n’était pas « Chagrin d’amour », c’était Phil Barney, avec le générique de son émission qui n’était pas ridicule pour du rap en français et qui donnait un sens à ce que nous défendions. Je n’ai pas fait le morceau « Panam City Rappin’ » avec Bruno mais j’ai précisé sur la pochette qu’il m’a inspiré pour le faire.
Que ce soit le morceau « Panam City Rappin’ » justement ou d’autres sur l’album, leur durée peut dépasser les 6 minutes, avec une grande place laissée à l’instrumental ; tu ne voulais pas surcharger les morceaux ?
Dee Nasty : Oui, je ne voulais pas les surcharger parce que je tenais à coller au rap américain de l’époque. Mes morceaux ne faisaient pas trois minutes avec le format « couplet-refrain-couplet-refrain » et il y avait beaucoup de respirations. J’étais aventureux sur mes titres, ça rappait, puis on avait l’instru… Le rap c’est bien, mais à un moment, il faut une petite pause, puis laisser une petite place aux instruments que je jouais. Je gérais mon bordel tout seul, j’étais en autoprod, je voulais surtout me prouver que j’étais capable de le faire et prouver à la communauté Hip Hop qu’un gars comme moi pouvait le faire. Pour moi, le Hip Hop, ce n’est pas une rigolade. Tu embrasses ses valeurs, c’est un engagement. Concernant l’accueil de public, il a été mitigé disons. Bon, je ne m’attendais à rien, j’étais déjà content d’avoir réussi à le faire.
D’ailleurs, si la forme est funky, le fond est parfois sombre avec des titres qui abordent des thématiques très sérieuses (« Délirer un peu » et surtout « Panam City Rappin’ ») ; tu as fait ce choix car tu tenais à « dire » des choses ?
Dee Nasty : Oui, mais je pense que je n’étais pas allé assez loin. Je n’ai pas osé interpréter ce que j’avais écrit. L’époque était celle du smurf, c’était funky et moi j’aborde un peu la came par exemple, mais je ne suis pas allé au bout parce que personne n’était prêt à entendre ça. Quant à moi, je n’avais pas la maturité à ce moment-là pour pouvoir le faire correctement. Aujourd’hui, à la réécoute, je trouve que je suis très maladroit sur certains couplets, sur certaines phrases. Par exemple, à un moment je dis : « Pour l’instant je pédale dans la choucroute, j’aimerais bien trouver de quoi manger makroud ». Tu sors cette rime aujourd’hui, ça n’a plus aucun sens, c’est même ridicule. Mais à l’époque, on parlait comme ça entre nous. Mais j’ai mis toute mon énergie dans cet album. Ça m’a coûté… Ça m’a coûté 1000 francs, plus le pressage, le studio, le matos, tous les intervenants, le percussionniste, le synthé… Après le problème, c’était quoi faire de ce disque ?
Je voulais justement revenir sur sa vente. J’ai vu que tu avais réussi difficilement à vendre 200 disques. Tu en avais pressé 1000 me semble-t-il. Qu’as-tu fait des 800 qui restaient ?
Dee Nasty : Déjà, il faut savoir que les disquaires et les FNAC boycottaient le Hip Hop, donc je suis allé en Angleterre parce que je m’y rendais tous les mois. J’en ai amené 50, étant donné que j’avais des points de chute là-bas. Je les laissais en dépôt vente et étonnamment, le mois d’après, tout était vendu ! Après, j’ai fait du porte à porte sur Paris, je faisais la sortie des FNAC, bref, tout ce que j’ai pu. En fait, c’est Crocodisc qui gérait le stock, je me faisais deux francs par album, c’était ridicule. Puis, à un moment ça a commencé à prendre, des magasins en achetaient jusqu’à ce que je découvre que certains le vendaient le double de son prix. Les 600 qui restaient, je les ai mis dans le grenier de mes parents en Seine et Marne, mais il y a eu un incendie et tout est parti en fumée. C’est pour ça que la côte du disque est montée ; ceux qui l’avaient n’ont jamais voulu le revendre, et moi-même il ne m’en restait que 3 exemplaires à la maison.
Pour la promotion de l’album, est-ce que tu avais pensé à solliciter des radios, des discothèques ou même l’émission H.I.P. H.O.P. de Sidney ?
Dee Nasty : J’étais allé voir Chabin à la Grange aux Belles. J’ai passé le barrage parce que tu ne t’adressais pas à lui comme ça. Apparemment, Chabin l’a eu mais il m’a dit vers 2010 qu’il venait d’écouter mon album et qu’il avait trouvé ça pas mal, donc il ne l’avait jamais écouté avant. (rires) La même chose avec Sidney, la même chose avec tout le monde. Quand j’ai sorti cet album, je suis allé voir les labels qui sortaient un peu de Hip Hop à l’époque, les Vogue, les Musidisc… Ils m’ont tous dit : « Monsieur, vous avez un métro de retard, le rap c’est fini, il faut passer à autre chose, maintenant c’est la Funk ».
Est-ce que faire un clip, du morceau « Panam City Rappin’ » a été envisagé à un moment ou pas du tout ?
Dee Nasty : Pas du tout. Je me retrouvais déjà à devoir écouler pas 500 mais 1000 disques, à un moment où les gens ne s’intéressaient plus à ça. Par contre, cette histoire m’a permis de rencontrer Lionel D. Je me retrouve au Trocadéro avec Bad Benny, pour la fête de la musique 1984, avec mon poste radio et mes disques sous le bras. On fait écouter le son et à un moment, un gars déboule, voit que je rappe en français et me dit que lui aussi rappe en français ! C’était le début de l’histoire avec Lionel D. Grâce à cet album quelque part ! Sinon j’aurais été les mains dans les poches au Troca’, je ne l’aurais jamais croisé, il aurait continué à rapper dans son coin, moi aussi et il ne se serait jamais rien passé.
Toujours sur le morceau « Panam City Rappin’ », qui fait office de témoignage de l’ambiance à Paris en 1984, on comprend sur un couplet sur deux que Paname n’était pas une ville où il faisait bon vivre ; tu en gardes quels souvenirs ?
Dee Nasty : Paris était une ville (Il réfléchit) dure, glauque, sans espoir ni opportunités. Il fallait se démerder. Je suis bien placé pour le savoir parce que j’étais coursier. Mais coursier à l’ancienne, pas Deliveroo : on se tapait 300 bornes et 12 heures par jour, donc je voyais l’état des lieux de toute la ville. Dans le même temps, j’ai commencé à tagguer et c’était ma thérapie, avec la musique. Paris est toujours dure mais aujourd’hui c’est beaucoup plus cher. J’ai vécu à San Francisco et je t’assure que c’était tout l’inverse, ça m’a fait mal d’ailleurs de devoir revenir à Paris, d’autant que je m’étais fait dépouiller de tout ce que j’avais à mon retour. Surtout, il y a eu l’arrivée de l’héroïne, qui a remplacé le cannabis et on trouvait de l’héro de partout… La consommation d’héroïne de la part des gens précaires, dont j’ai fait partie, a explosé. C’était l’ère des overdoses. Après il y a eu les braquages, le Sida… A la limite, la manière dont j’en parle dans « Panam City Rappin’ », c’était de la rigolade par rapport à ce que j’ai vu, c’est même naïf. Quand je dis : « Te shooter dans la rue, ici, tu le peux », c’était réel. Ce n’est pas forcément compréhensible pour des gens qui n’ont pas vécu cette période-là. J’en ai vu des gens partir…
Tu peux dire un mot sur la pochette qui est un hommage au Hip Hop et à Paris ; tu t’en es chargé aussi ?
Dee Nasty : Oui, bien sûr. Alors j’avais trouvé une petite annonce dans Rock & Folk qui disait que la société Cabana à Maisons-Alfort, pouvait faire le pressage, la gravure et la pochette de 1000 disques à 10000 Francs. Donc je me suis lancé ! J’avais un Polaroïd et durant deux journées de travail de coursier, je prenais des photos. En bas à droite, tu vois un immeuble détruit, on dirait que c’est Beyrouth, mais ça c’était le Belleville de l’époque. Je circulais dans les embouteillages, donc je voulais que ça apparaisse, tout comme les voitures de luxe. Chaque photo a un sens particulier. J’ai mis aussi au centre un « Dee Nasty » que je posais quatre-cinq fois par jour dans les rues. Après j’ai mis tout ça sur une plaque d’un mètre sur un mètre puis je me suis chargé du lettrage pour que ça fasse une belle pochette Hip Hop.
Si tu continues le djiing les années et décennies qui suivent, tu arrêtes ta carrière de rappeur mais pas de tagueur dont tu parlais dans le morceau « Metro scratch » ; tu réalises justement sur la ligne 8 du métro le fameux « Joyeux Noël » avec Bad Benny et Webo en décembre 1984 je présume ; tu peux m’en parler ? D’ailleurs vous vous êtes inspirés de Subway Art non ?
Dee Nasty : Parler de ce graffiti revient à parler de RDH, la radio qui nous a permis de nous rencontrer. Tout est lié à cette radio de Rosny-sous-Bois, qui se trouvait au 20ème étage d’une tour d’une cité, où je montais mon scooter par l’ascenseur. (rires) Avec Bad Benny et Webo on était passionné de graff. On avait monté le crew les 3 Dégueulasses, les Ugly Three (The U3), même si on était quatre, puisque Colt en faisait partie, depuis qu’il avait gagné un quizz qu’on avait organisé sur RDH mais souvent on n’était que 3 puisqu’il en manquait souvent un pour diverses raisons.
Comment avoir Subway Art à l’époque ? Il n’y avait qu’une librairie à côté de la Place de la Concorde qui le vendait et ça Colt le savait. En voyant dans le livre le graffiti « Merry Christmas », je me disais qu’il fallait qu’on fasse pareil !
J’étais coursier et je taguais Speedi Dan 1. Je bougeais de partout et je suis tombé un jour sur un pont où les métros étaient à l’air libre. Je me demandais comment accéder sous le pont et il se trouve qu’il n’y avait qu’une rambarde à escalader. Le but c’était de faire un métro entier, top-to-bottom whole car. Il nous fallait des bombes : on est allé aux Puces de Montreuil, à celles de La Villette, sauf qu’une sur trois ne marchait pas. On n’avait pas les couleurs qui faisaient les nuances, on avait du jaune, du bleu, du rouge et basta. Le soir venu, j’avais embarqué un photographe que je livrais de temps en temps et d’ailleurs, la plupart des photos qui traînent de ce graff viennent de lui. Arrivés sur place, on a eu un problème, le métro n’était pas à quai, donc il a fallu chercher des échelles dans un tunnel… Puis, on s’y est mis ! Mon esquisse servait de guide. La lumière du pont qui nous éclairait s’est éteinte, puis des keufs sont passés… Il a fallu finir la pièce rapidement avant le début du jour. Mais comme je suis daltonien, je n’ai pas fait la différence entre les capuchons vert et bleu, donc le ciel étoilé s’est transformé en une prairie avec des marguerites (Rires). C’est comme ça que s’est fait le premier whole car top-to-bottom en France, avec un putain de Joyeux Noël ! On est resté jusqu’au matin devant, les chauffeurs en le voyant hallucinaient en disant : « Ils l’ont défoncé ! ». Ils étaient obligés de le faire rouler. Puis, il a stationné au bord d’une autoroute près de Créteil, donc une grande quantité de personnes a vu ce putain de métro pendant des mois avant qu’il ne soit nettoyé.
Après cet album, tu étais pressé d’en faire un autre ou tu en avais marre parce que ça t’a trop coûté ? Tu voulais partir sur les soirées, sur la radio ?
Dee Nasty : Je voulais juste être à la hauteur de ce qu’est le Hip Hop. Que cet album ait marché ou pas, je voulais être un soldat honorable par rapport à ce que le Hip Hop m’a apporté. A l’époque, personne ne l’a écouté. Que les gens connaissent cet album aujourd’hui, tant mieux ! Parce que ça n’a pas été le cas pendant des décennies. Mais je n’avais pas de plan de carrière même si pour moi, cet album n’était qu’une étape.
Si en 1984, Jack Lang et Jacques Chirac inaugurent respectivement le Zénith de La Villette et le Palais Omnisports de Paris Bercy, d’autres salles de spectacle semblent bien plus emblématiques, du moins pour le développement de la culture Hip Hop à Paris. A côté du Trocadéro et de l’espace Paco Rabane, un lieu, La Grange aux Belles, a marqué l’époque au point qu’en 1996 Doc Gynéco l’évoque dans son titre « Classez moi dans la varièt’ » : « Adidas, gants blancs, ho oui t’étais classe, le roi du smurf c’était toi, l’as des as. Pour 20 francs l’entrée, la vie était belle, tous les dimanches après-midi c’était La Grange aux Belles ! ». Si en 2022, l’épisode 2 de la série Le Monde de Demain s’intitule justement ainsi, l’unique témoignage photographique de ces aprems vient de Sophie Bramly, notre Martha Cooper à nous. Mais le personnage central de La Grange aux Belles n’est autre que DJ Chabin. Celui-ci était aux manettes de l’animation de ce rendez-vous fondamental pour les danseurs, smurfeurs, breakers, amoureux du mouvement, personnalités et membres de la communauté afro-antillaise. Rencontre avec ce passionné de musiques, trop souvent oublié quand il s’agit de citer les pionniers du Hip Hop en France.
Je pense qu’il ne pas faut te demander comment tu te tombes dans le Hip Hop, mais comment tu tombes dans la musique, étant donné qu’on va sûrement remonter aux années 1970 ?
DJ Chabin : A 7-8 ans, j’avais suivi des cours de guitare, donc je connaissais le solfège ; mon père jouait du piano, mon oncle du violon. J’avais un cousin plus âgé que moi de 4-5 ans qui faisait les marchés et qui traînait avec des manouches à qui il a acheté des vinyles de James Brown, de Claude François. Le milieu rock ne m’attirait pas du tout, contrairement à la Soul, à la Funk. Mon cousin m’a fait connaître Bob Marley vers 1977-1978, que j’ai vu en concert deux-trois ans plus tard, juste avant son décès. On a commencé à faire des boums, à sortir en boite, l’après-midi surtout, mais un peu le soir aussi. J’ai été à la Main Bleue, qui était à Mairie de Montreuil, qui était une boite usine où tout le monde pouvait plus ou moins rentrer, parce que les autres boites, il fallait être adhérent, être habillé d’une certaine façon… Là, il y avait pas mal de Funk, Jazz, Rock, de Reggae, il y en avait un peu pour tout le monde. On y trouvait pas mal de bons danseurs qui imitaient James Brown ou les pas de Leroy du film Fame lors des concours de danse.
On a d’ailleurs organisé en 1981-1982 un concours de danse au Stadium aux Olympiades avec Boris, qui était DJ à la Main Bleue et qui était un des meilleurs danseurs de Paris. Au même moment, il y a Kurtis Blow, « Rapper’s Delight » et certaines personnes qui se sont rendues aux États-Unis, qui ramenaient des cassettes vidéos qui nous ont permis de voir les premiers smurfeurs. A partir de là, j’arrive au Bataclan et il y a des après-midis dansantes Funk-Soul, alors que la tendance c’était New Wave, Rock, Métal…
Comment tu arrives à avoir un créneau au Bataclan et à pouvoir organiser des évènements ?
DJ Chabin : Un organisateur de boums, Stéphane, avait monté une association et louait la salle du Stadium. Mais il y avait trop de monde qui venait, la boulangerie d’à côté se faisait voler, il y avait des plaintes, donc c’était chaud. On est passés au dimanche après-midi comme ça les commerces étaient fermés. Puis, grâce aux contacts de Stéphane, on a eu le Bataclan. On est en 1982, il y a de plus en plus de smurfeurs mais il y a toujours les danseurs de Funk, de Jazz. J’écoute ce qui sort, mais aussi des trucs pointus, du Herbie Hancock, du David Sanborn, de la grosse Soul qu’on n’écoute pas partout. On rameute beaucoup de passionnés de danse de toute l’Île de France, du Havre, de Rouen, d’Orléans…
Comment tu concoctais tes mixs ? Tu les préparais à l’avance ou c’était fonction de l’ambiance dans la salle ?
DJ Chabin : Les deux ! Comme on allait souvent au Trocadéro, en observant les danseurs je me disais qu’il fallait en donner pour tout le monde donc je mettais des morceaux qui allaient plaire à chaque style de danseur et donc si eux kiffaient, le public suivrait. En 1982, au Bataclan, tu avais aussi des mecs qui rappaient, qui toastaient. Il y avait en général près de 1000 personnes.
Et où tu dégotais tes vinyles ? D’ailleurs, tu bossais pour les acheter ?
DJ Chabin : J’allais à Crocodisc et aux Puces de Clignancourt. L’argent que je gagnais dans les après-midis que j’animais je le dépensais direct. Sinon, j’allais donner un coup de main sur les marchés, je distribuais des prospectus histoire de gagner un billet et de pouvoir me procurer des vinyles. En 1983, je me fais licencier d’un taf et je décide de me lancer à fond dans le métier de DJ, qui n’en est pas un pour beaucoup de personnes. En mars de cette année je me rends à New-York et j’en suis revenu je me rappelle avec 96 vinyles : du Jazz, de la Soul, du Funk, du Rock, du Rap…
Par la suite, tu te retrouves du Bataclan à la Granges aux Belles, n’est-ce pas ?
DJ Chabin : Le Bataclan était en travaux. Stéphane avait des relations et il a réussi à obtenir cette salle des fêtes à Colonel Fabien. C’était en bois, il n’y avait qu’une estrade et un étage avec 200 places assises. En tout, on avait plus de 1500 personnes qui venaient, dont beaucoup qui ont pesé dans le mouvement : les futurs PCB, Aktuel Force, Doudou Masta, Supa John, Pablo Master, Général Murphy, Pupa Rico, Tonton David, Papa Lu, MC Jean Gab’1, Maurice des Requins Vicieux… On avait aussi des fils de diplomates africains qui étaient allés à New-York et qui smurfaient. C’était devenu comme une institution parce qu’on n’était pas en harmonie avec ce qui se passait dans les discothèques et ce qui était diffusé en radio.
Comment tu t’adaptes à cette nouvelle salle, voire à un nouveau public, plus important, avec d’autres goûts musicaux ?
DJ Chabin : Au feeling dans un premier temps. Puis, on a mis plus de videurs parce qu’on recevait vraiment beaucoup de monde. On a opéré un changement de musique aussi en mettant de plus en plus de Hip Hop. Vu qu’on avait un public composé très majoritairement d’Afro-Antillais, je mets un peu de Zouk avec Kassav, un peu de musiques africaines avec Zaiko…
Comment vous faisiez pour obtenir la venue d’invités de renom à la Grange aux Belles ?
DJ Chabin : Quand les Américains venaient sur Paris, il fallait les amener dans des lieux qui leur ressemblaient. Les Bains Douches c’était un peu trop bobo alors qu’à la Grange aux Belles, les mecs n’étaient pas dépaysés. Parmi les 1500 personnes, il y avait des danseurs, des rappeurs, des graffeurs, avec un style new-yorkais et tu pouvais assister à des défis, on n’appelait pas ça des battles à l’époque.
Les journalistes de Nova Magazine nous ont ramené un jour Afrika Bambaattaa et Mr Freeze ! Bambaattaa a tellement kiffé la Grange aux Belles qu’il l’a rebaptisé le « Roxy français » parce que ça y ressemblait ! En parallèle, j’animais aussi au Globo à partir de l’été 1984 et on nous a ramené Turbo, Ozone, Mr Freeze par rapport à Beat Street qui venait de sortir.
Tu te rappelles de l’ambiance à Paris à cette époque ?
DJ Chabin : (Il réfléchit) Il y avait une ambiance assez joyeuse quand même. Les gens sortaient en boite le jeudi soir, le dimanche soir et allaient bosser le lendemain. Mais c’est vrai que la drogue dure est arrivée dans les années 1980 et certains ont changé de chemin… Il y en avait plein qui venaient à nos soirées qui étaient tombés dedans. On les voyait moins jusqu’au jour où on apprenait qu’ils étaient en prison… Certains ont dévié, d’autres ont embrassé le Hip Hop, sont devenus artistes, ont fait carrière. Certains encore sont devenus brancardiers ou ont conduit un bus à la RATP parce qu’on les a persuadés que la musique, ce n’était pas un métier.
Quel était justement le regard de tes proches sur le fait que tu te lances dans l’animation de soirées, dans le djiing ?
DJ Chabin : Tu sais, je venais de perdre ma mère, donc ça m’a donné un élan, d’autant que j’étais l’aîné. Mon père m’a laissé faire. Quand il me voyait chez moi, avec plein de potes, à écouter de la musique, à danser, il était content parce qu’il préférait nous voir là plutôt qu’on fasse des bêtises.
La période à la Grange aux Belles a duré de 1984 à 1987 ; comment tu as vécu ces années-là, ce succès et cette renommée ?
DJ Chabin : Il faut savoir que durant cette période, j’ai fait l’armée et j’ai été au Rex également. J’animais trois soirées par semaine ainsi qu’une après-midi ce qui fait que ça allait trop vite. Je n’avais pas le temps de digérer mais je kiffais ! C’était un peu comme un footballeur qui joue tous les trois jours : quand il finit un match, il doit penser à celui qui arrive. Quand je finissais une soirée, je pensais à la suivante, en essayant de rectifier ce qui n’a pas fonctionné, dans la sélection, dans les mixs, dans l’animation, parce que j’étais un MC, j’avais mes gimmicks : « Vous avez demandé du Funk ? Ne quittez pas ! » ; « Du Funk sinon rien ! ». (Sourires)
Si le cinéma (des westerns aux blockbusters en passant par les accords Blum-Byrnes), la musique (Rock, Jazz, Soul, Funk, Rap donc), la danse (Disco, mais surtout Break), la mode (jean’s, casquettes, sneakers), l’alimentation (sodas, burgers) ont américanisé nos sociétés, le soft power des États-Unis s’est aussi distingué via certains ouvrages, que ce soit des romans (Les raisins de la colère, Shining, Pimp), des comics (Mickey, Bugs Bunny, X-Men) ou des livres de photographies, à l’image du Subway Art de Henry Chalfant et Martha Cooper paru en 1984. En effet, ces deux photographes ont offert un aperçu du graffiti new-yorkais au début des années 1980 et de l’art de peindre des métros par des références telles que Dondi, Seen, Futura 2000. Ce livre, pièce indispensable pour tout passionné de graffiti, a eu une influence majeure sur des générations d’Européens et de Français, à l’image de Ash, membre des BBC, crew qui s’est accaparé le style new-yorkais avant de proposer son propre style et d’influencer à son tour l’Europe et les États-Unis. La parole d’un graffiti artiste est rare mais Ash, depuis le Danemark où il vit actuellement, nous a accordé un entretien pour revenir sur l’ouvrage Subway Art et le monde du graffiti à Paris en 1984.
Pour commencer, tu peux me dire quel adolescent tu étais ?
Ash : J’ai grandi à l’Ouest de Paris, vers Issy les Moulineaux-Boulogne. J’étais dans ma banlieue, je traînais avec des gars qui n’avaient pas les mêmes goûts musicaux que moi. J’étais un auditeur des radios libres, notamment de Radio 7 sur laquelle Sidney travaillait puisqu’il avait une émission. J’écoutais ça quand j’avais 12-13 ans, j’aimais bien le funk puis l’électro-funk à partir de Bambaattaa. Puis je me suis rendu au Trocadéro où des gars comme moi se rendaient, j’ai commencé à me faire des connaissances là-bas et c’est comme ça que je suis rentré un peu dans le Hip Hop.
A partir de là tu t’es mis au dessin, au pochoir, au tag ?
Ash : Pas du tout. Je ne viens pas d’une classe sociale au capitale culturel très développé, je suis issu d’une famille de travailleurs immigrés donc je ne m’orientais pas vers une école de dessin même si mes profs recommandaient à mes parents de m’inscrire dans une école d’art parce que je dessinais très bien.
En premier lieu je suis arrivé dans le milieu du Hip Hop par la musique, puis j’ai été breakeur. Mais quand j’ai connu le graffiti, je m’y suis lancé parce que le dessin m’a toujours passionné. Plus tard, il a fallu que je choisisse entre le breakdance et le graffiti.
Quand tu te rendais au Trocadéro, c’était pour regarder, pour rencontrer d’autres passionnés, pour danser ?
Ash : J’y allais surtout pour m’entraîner. Le Trocadéro, c’était un peu le lieu où tous les banlieusards et les Parisiens se donnaient rendez-vous, des gars du 93, de Clichy et d’autres de Paris, d’une classe plus aisée que la nôtre. C’était marrant parce qu’on était très jeunes, on était collégiens et lycéens pour la plupart et on avait le droit d’être là, toute la journée, on séchait les cours. (sourires) J’étais orienté en L.E.P., je devais être électricien à la base, mais ça ne m’intéressait pas et je me retrouvais au Troca’ tous les jours. Petit à petit, je me suis fait beaucoup de connaissances, des gens qui sont devenus célèbres par la suite et d’autres non. On se retrouvait tous autour du breakdance.
Vers 1984, Paris commençait à être couverte de tags, de graffitis ?
Ash : Moi j’ai commencé à connaître le graffiti par rapport aux pochettes de disques ou sur des fanzines. L’émission de Sidney aussi m’a permis d’en voir davantage. J’allais d’ailleurs à Boulogne, là où l’émission était enregistrée. Le graffiti commençait à se développer sur Paris. Bando en faisait, notamment en bas de la Tour Eiffel et sur les Quais, près de chez lui. C’était il me semble le premier graff que je voyais de visu.
D’ailleurs, à partir de quand tu t’es mis au tag, au graff, à choper des marqueurs, des bombes ?
Ash : Quand j’ai vu les graffitis sur les pochettes de disques et ceux de Bando, je me suis dit pourquoi pas s’y mettre ? J’ai donc été au BHV pour taper des bombes. Le coup classique : tu rentres avec un sac, tu mets tes bombes dedans et tu ressors ni vu ni connu (Sourires). J’ai du en choper une vingtaine au début. J’ai commencé à m’entraîner, à manier la bombe dans les tunnels, vers 1983-1984. J’étais assez libre et mes parents me laissaient un peu faire ce que je voulais. Je ne traînais pas trop la nuit à cette époque-là, j’étais un peu trop jeune. Peut-être si je loupais le dernier métro, je rentrais à pied par les tunnels et si j’avais des bombes sur moi, je faisais des conneries. Mais je m’entraînais là où personne ne pouvait me voir, comme à côté du Centre Pompidou : il y avait un tunnel qui reliait la rue piétonne au Marais. C’est là où j’ai fait mes premiers graffs.
On devait être sept ou huit à graffer à cette époque, mais on ne se connaissait pas du tout. Il y avait ceux qui traînaient au Trocadéro, qui étaient plutôt intéressés par le break et tu en avais d’autres qui étaient un peu plus éparpillés. Il se trouve qu’il y avait les palissades du Louvre où Bando peignait parce que ce n’était pas loin de chez lui. C’était semi-autorisé, tu ne pouvais pas te faire choper. Là, les graffeurs, on a commencé à se connaître les uns les autres.
C’est à partir de ce moment que tu as croisé Jay et Skki ?
Ash : Oui c’est à ce moment-là. Ce qui s’est passé avec Jay et Skki, c’est que je prenais le RER C pour rentrer dans ma banlieue et eux avaient peint dans une vieille usine Citroën qui était un peu délabrée à Quai de Javel, ainsi qu’en dessous de la Statue de Liberté sur la petite île. J’ai vu ça du train et un jour je suis descendu pour aller voir de plus près et j’ai trouvé ça pas mal comme style. C’était assez avancé pour l’époque. Un dimanche j’arrive aux palissades du Louvre et ils étaient en train de peindre. J’avais commencé à manier la bombe un peu avant eux, je la maniais un peu mieux qu’eux et je leur ai donné des tips. (rires) De là, j’ai commencé à peindre avec eux et c’est comme ça qu’on s’est connus. A l’époque, il y avait d’autres personnes qui peignaient sur les palissades. Il y avait Lokiss, Scipion, qui faisaient partie de la même bande. Bando aussi avait sa bande, avec Scam, d’autres qui sont devenus la Force Alpha avec Spirit, Blitz, avant qu’ils ne deviennent ennemis. C’était un microcosme mais il y avait déjà des rivalités, notamment entre Bando et Blitz. Bando avait un discours un peu agressif, qui n’existait même pas à New-York et ça a mis la barre assez haute.
Comment tu as entendu parler du livre Subway Art ?
Ash : Je ne savais pas que ce livre allait sortir même si on était au courant de ce qui se passait aux États-Unis, notamment parce que Bando y allait régulièrement puisque son père vivait là-bas. En fait, le mec qui me l’a montré le premier c’est Bando justement, pendant qu’il était en train peindre sur les palissades au centre Pompidou. Tout de suite, ça a été une sorte de révélation, genre c’est la Bible ! (Rires) J’ai réussi à choper un exemplaire dans une boutique de graphisme à côte des Champs Élysées et il n’y en avait pas beaucoup. Je le regardais tous les soirs, j’analysais chaque détail, comme tous les autres graffeurs qui ont mis le nez dedans. En fait, c’est grâce à ce bouquin qu’on s’est développés. Avant Subway Art, on n’avait aucune référence.
Qu’est-ce qui t’a marqué dans le livre ? Les métros, les persos ? Peut-être Dondi ? Seen ?
Ash : C’était la partie métro ! Le livre s’appelait Subway Art d’ailleurs. C’était hyper impressionnant pour nous de voir cette esthétique, cette vision de New-York. On était fan de l’Amérique, de Hip Hop, de cette culture qui était venue du Bronx, c’est-à-dire faire des choses créatives en venant de rien. C’était super cool ! On s’identifiait beaucoup à ça. Il y avait déjà des fans de l’Amérique avant nous, des mecs qui aimaient le rock, mon frère par exemple, mais quand le Hip Hop est arrivé, c’était complètement différent. Le livre Subway Art était hyper important, il nous a permis de quasiment toucher le truc. Ça a changé notre vie, (appuyant sur chaque syllabe) complètement.
Justement, comment tu caractériserais ce style new-yorkais de la première moitié des années 1980 qui a tant marqué ta génération ?
Ash : Il y avait des pièces impressionnantes à la Seen, qui était très bien, hardcore, et d’autres trucs beaucoup plus sophistiqués dans la recherche esthétique, dans la calligraphie avec deux mecs qui nous ont inspirés dans les couleurs et dans la technique : Futura 2000 qui avait une technique impeccable et Dondi qui mixait l’originalité et la simplicité. Chez les BBC, on était plus dans les trucs à la Dondi, un peu plus recherchés. On ne se contentait pas juste de vouloir faire des pièces énormes partout dans Paris.
Toujours sur Subway Art et son influence : au début, le rap en France, et l’album Panam City Rappin’ de Dee Nasty le montre bien, c’est du mimétisme du rap new-yorkais ; est-ce qu’avec les BBC vous aviez cette première envie de faire aussi bien que les New-yorkais ou vous aviez même l’ambition de faire mieux ?
Ash : Je pense que nous n’avions pas cette ambition au départ. On imitait d’ailleurs leurs trucs, ce qui est normal, on était très jeunes. Mais vu le manque d’informations qu’on avait, on a été obligés malgré nous d’avoir un peu notre style. Par la suite, quand les mecs de New-York ont commencé à venir à Paris et qu’on a commencé à se connaître, ils ont trouvé notre style assez original et pas une pâle copie de ce qu’ils faisaient.
Et entre la dizaine, la quinzaine de writers qui émergeait à Paris, y avait-il un début de compétition entre vous ?
Ash : Complètement ! C’est ça qui nous a fait avancer d’ailleurs. Je me rappelle Bando disait que le graffiti devait être comme ci, comme ça… C’était relou parce que tu avais des mecs qui le respectaient donc qui l’écoutaient alors que ce n’est pas vrai. Les mecs plus indépendants comme nous s’en foutaient. On le respectait beaucoup, on était potes avec lui, on allait chez lui, on connaissait sa mère. Mais on avait un peu notre indépendance et vu qu’on le connaissait, on savait qu’il parlait ainsi parce que c’est son caractère. Par la suite, le graffiti n’a pas tout à fait ressemblait aux règles que Bando avait établies. Mais oui, il y avait une compétition. Il y avait des mecs dont on se moquait, on se moquait de leur style… Par la suite, on a eu le terrain vague de Stalingrad qui a été hyper important où il fallait montrer patte blanche. Tu n’arrivais pas et tu peignais ce que tu voulais. Tu étais confronté à une compétition et à un certain niveau pour intégrer la scène.
Toujours dans cet esprit de compétition, tu te rappelles du « Joyeux Noël » de Dee Nasty et de ce que tu en pensais, de son style, de ce que les graffeurs de l’époque en disaient ?
Ash : C’était bien qu’il l’ait fait mais comme il l’a dit, comme tu le disais tout à l’heure, c’était un peu du mimétisme du style new-yorkais. Mais ça a lancé un truc, parce qu’on s’est dit : « Il l’a fait, nous aussi on peut le faire ! ». On a eu envie de faire des métros, on avait vu ça, on s’était pris Subway Art et on en a fait. Mais le problème des métros de Paris, c’est que Paris ce n’est pas New-York. On recherchait davantage cette esthétique un peu crade, comme dans le Bronx, les métros là-bas étaient plats, ça faisait bien les graffs dessus ! Mis à part Skki et moi avec qui j’ai fait des métros, des RER, on n’était pas trop métro avec les BBC. Par la suite, j’en ai refait un peu avec les TCG.
Toujours sur les évènements marquants de 1984, le film Beat Street était sorti et il montrait les différentes disciplines du Hip Hop, notamment le graffiti. Tu en gardes quel souvenir ?
Ash : Comme Subway Art, Beat Street nous montrait le Bronx, l’attitude des gars de New-York. Le film a inspiré autant les breakers que les graffeurs. Dans le breakdance, on analysait les pas de danse, les passe-passes en mettant pause sur le VHS pour comprendre et copier leurs trucs, on regardait tous les détails. Il y avait Break Street aussi et je me rappelle on était payés pour danser avant la projection du film.
Vu qu’on parle break, il me semble que tu as fréquenté la salle Paco Rabanne ? Quelle était l’ambiance là-bas ?
Ash : L’ambiance était assez cool à la salle Paco Rabanne mais c’était un petit peu comme aller au travail… Tandis qu’au Troca’, c’était beaucoup plus relax, plus ouvert. On arrivait et on repartait quand on voulait, alors que le salle Paco Rabanne, tu notais ce qui se passait. Mais la salle Paco a commencé parce que le Trocadéro c’était fini. C’était fini parce que le breakdance était ridiculisé par l’émission H.I.P. H.O.P. qui était devenue mainstream, un truc que papa et maman regardaient le dimanche après-midi. Beaucoup de gens ont arrêté et nous qui étions à fond dans le truc, on a été obligés d’aller dans un autre endroit pour nous entraîner. Je devais me taper toute la ligne 2 jusqu’à la station Colonel Fabien, c’était loin… C’était vraiment aller au travail. On s’entraînait quelques heures, il y avait Gabin, Solo, Aktuel Force, etc, des gens passionnés, beaucoup plus hardcore dans le truc, ce qui n’était pas plus mal d’un côté. C’était moins bon enfant comme au Troca’.
C’est d’ailleurs un jour où tu te rendais à la salle Paco Rabanne que tu as découvert le terrain vague de Stalingrad ?
Ash : En fait tu prenais le métro qui sortait à Barbès et redescendait à Jaurès ; entre ces deux stations, tu avais tous ces quartiers un peu délabrés et entre La Chapelle et Stalingrad, il y avait le terrain vague. J’avais trouvé ça super cool comme endroit, ça correspondait au Bronx, il y avait des murs immenses… Tout le monde peignait au Louvre à l’époque, j’aimais bien mais c’était des palissades et ce qui était relou, c’est que tu avais des mecs de l’École des Beaux-Arts qui faisaient du n’importe quoi, ils nous recouvraient, alors qu’on se faisait chier pour piquer des bombes, peindre des trucs pendant des heures et des heures, et ils arrivaient et détruisaient nos trucs. Je me disais que je devais peut-être peindre ailleurs. C’est là qu’un jour je suis allé au terrain avec de la peinture blanche pour peindre le mur du fond et j’ai commencé à graffer là-bas. A partir de ce moment, Skki, Jay, Lokiss et compagnie ne voulaient pas trop me suivre parce qu’ils pensaient que c’était au Louvre que ça se passait. Mais un jour que je graffais à Stalingrad, Bando a sauté le mur, il a réservé le mur à côté de moi et il a fait le « Criminal Art » je crois. Dès que lui est arrivé, tout le monde s’est mis à venir au terrain vague de La Chapelle.
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