30 ans après : Menace II Society | Entretien avec Sindanu Kasongo

Passionnés par le rap, nous sommes aussi nombreux à être épris de cinéma. A l’occasion des 30 ans de la sortie de Menace II Society, film culte pour beaucoup, nous nous sommes replongés dans ce classique des frères Hugues, dans lequel nous suivons l’été mouvementé de Caine et O-Dog, deux jeunes noirs du quartier de Watts, à Los Angeles. Nous avons voulu revenir sur ce hood movie, violent, à la bande originale gonflée de gangsta rap, avec Sindanu Kasongo, responsable des programmes chez BET, fin connaisseur de rap US et de la culture afro-américaine. Action.

J’ai découvert Menace II Society à 14 ans, en 1997, on me l’avait prêté en cassette vidéo et je l’avais regardé en scred parce que j’avais compris que le film était chaud et violent. Toi, comment as-tu découvert le film ?

J’étais un peu plus âgé que toi, je devais avoir 15-16 ans. Je l’ai vu en cassette vidéo, sans sous-titres. Mon anglais n’était pas très bon mais je me suis pris une claque visuelle.

A sa sortie en 1993, Clinton venait de remplacer Bush mais surtout Los Angeles sortait des émeutes liées à l’acquittement des policiers inculpés dans l’affaire Rodney King ; Menace II Society a d’ailleurs été tourné à South Central quatre mois après ces émeutes. A cette époque, ton regard était déjà porté sur les Etats-Unis et le cinéma américain ?

Ma mère m’avait fait lire la biographie de Malcolm X vers 13-14 ans. Après j’étais allé voir le film au cinéma en 1992. Avant, j’avais déjà vu Do the Right Thing et je m’étais pris Jungle Fever aussi. Bien sûr, c’était une autre époque, il n’y avait pas Netflix, pas de réseaux sociaux, pas de noirs à la télévision, à part Carl Lewis et Michael Jackson. Quand je vois Do the Right Thing, je suis bouleversé. Je viens de Belgique et on avait le câble, je regardais déjà Yo! MTV Raps. Donc je m’étais pris toutes ces claques mais c’était des claques de trois minutes. Mais là avec Do the Right Thing, puis Mo’ Better Blues avec Denzel, Jungle Fever puis Malcolm X, je me suis retrouvé par terre, KO. Sans oublier Boyz in the Hood en 1991. Donc je sentais bien que pour les noirs aux Etats-Unis, c’était très compliqué.

Les frères Hugues ont réalisé Menace du haut de leurs 20 piges et grâce à une mise en scène énergique, à un montage nerveux, propre aux films d’action, à leur expérience dans la réalisation de clips et à d’autres procédés cinématographiques efficaces (plans aériens, ralentis, travellings, zooms, travail sur la colorimétrie), le film a un côté spectaculaire. Mais dans Menace, il y a surtout une esthétisation et une systématisation de la violence.

(Il réfléchit) Je ne sais pas s’il y avait cette volonté chez eux. En le revoyant aujourd’hui avec un œil d’adulte, j’ai surtout trouvé que le scénario était très léger.

Albert Hugues gérait la technique et Allen l’intrigue et les acteurs, mais on sent que la forme cachait un peu la misère du fond.

Allen et Albert Hugues racontent un peu ce que raconte John Singleton dans Boyz in the Hood, mais lui pour le coup, il y a une vraie histoire derrière, celle d’un adolescent qui se cherche, qui est confronté à la violence. Mais contrairement à Menace, Boyz in the Hood est plus fin : quand il est confronté à un policier, c’est un policier noir, donc on comprend que ce n’est pas forcément les gentils noirs contre les méchants blancs, mais que c’est un système dans lequel un noir peut aussi être un oppresseur. Ça ne semble rien mais ça fait la différence, alors que dans Menace II Society, il y a un côté bête et méchant.

Allen et Albert Hugues montrent cette violence sans l’expliquer ni la justifier. Durant la première moitié du film, il y a un meurtre toutes les dix minutes d’ailleurs.

La première scène du film, celle du braquage, est violente parce qu’elle est gratuite. Elle présente bien le personage d’O-Dog, « young, black and just don’t give a fuck » de l’American nightmare.

Après avoir tué le Coréen, il continue de l’insulter et frappe son cadavre… O-Dog banalise la violence. Le film aurait pu s’appeler Violence to Society. Il aborde aussi la violence intra-communautaire.

C’est vrai, dans la scène où Caine braque les jantes, l’autre gars lui dit « Attends, on est censés être frères ? » et Caine lui rit au nez… Il y aussi la scène du début où ils braquent l’épicerie coréenne qui illustre les relations tendues entre les Coréens et les noirs américains. Une chanson d’Ice Cube ne passe d’ailleurs pas du tout pour les Coréens américains.

L’ouverture du film fait en effet référence au meurtre d’une adolescente noire par un commerçant coréen, en 1992.

C’est triste parce que ces minorités, même si je déteste ce mot, s’affrontent pour rien du tout. En gros, les noirs américains estiment qu’ils étaient aux Etats-Unis avant les Coréens et ils ne comprennent pas pour quoi ces derniers possèdent tous les business dans le ghetto et pas eux. C’est triste.

Toujours sur la violence du film, il est interdit aux moins de 16 ans, il incarne bien le logo « Parental advisory, explicit content » et se place dans le prolongement du gangsta rap. Le propos est cru, on dénombre d’ailleurs plus de 300 fuck dans le film soit près de trois par minute !

Je me faisais aussi la réflexion, les dialogues sont pauvres. Je suis obligé de comparer à Boyz in the Hood, dans Menace, ils ne disent rien, ils ne font que s’invectiver et je ne pense pas que ce soit un problème des réalisateurs ou des auteurs. Ils montrent juste la manière dont certains jeunes parlaient entre eux, à cette époque. C’est très violent. Et O-Dog, joué par Larenz Tate, est mineur ; ça donne encore plus froid dans le dos. Il est prêt à tout, à tuer, tout le monde, et gratuitement… Le film retrace en plus une courte période, celle d’un été.

Tu as cité à plusieurs reprises le film de John Singleton et j’ai l’impression que quand tu dis Menace II Society, il y a Boyz in the Hood qui va avec, un peu comme quand tu dis Malcolm X, il y a Martin Luther King qui va avec ou dans Black Panther, quand tu dis N’Jadaka, il y a T’Challa qui va avec. Les deux films forment un duo indissociable.

Je suis obligé de les comparer ! Boyz in the Hood et Menace forment un binôme pour moi. Ils retracent la vie de deux ados, à LA, à South Central. En plus, à cette époque, il y a une vague de hood movies, avec Juice, New Jack City, même si ce sont quand même des films qui sont sortis au cinéma aux Etats-Unis et qui ont fonctionné.

C’est vrai que Menace a coûté 3,5 millions de dollars et en a rapporté 10 fois plus ! Pourtant, le film est loin de proposer une happy end, on pourrait même parler de fin nihiliste : pour Caine, vivre, ou survivre, c’est partir, dans le Kansas ou à Atlanta, rester c’est mourir, ce qui risque d’arriver à O-Dog.

Malheureusement, et j’ai encore l’impression que c’est une réalité aujourd’hui, c’est dur de s’en sortir dans un quartier, que ce soit aux Etats-Unis ou même en France. Pour comparer une nouvelle fois à Boyz in the Hood, Ice Cube va se faire tuer tandis que Cuba Gooding Jr va partir.

C’est aussi l’échec des personnages positifs, inspirants, qui essaient de tirer vers le haut Caine, O-Dog ayant tout de la cause perdue. Que ce soit, Sharif, Ronnie, les grands parents et même Pernell à la fin du film, personne n’arrive à sauver Caine.

Tu as raison, il y a toute cette galaxie qui tourne autour de lui qui essaie de l’aider. Sharif qui épouse la Nation of Islam a du mal à être convaincant, son père l’est un peu plus. Ronnie joué par Jada Pinkett fait de son mieux. En fait, il y a tous les côtés, le côté spirituel, le côté sentimental, le côté filial aussi avec les grands parents qui ont élevé Caine à la mort de ses parents. Même son pote Stacy qui veut l’emmener dans le Kansas échoue. Rien ne fonctionne.

En définitive, la fin et même le film n’est en rien hip-hop, bien qu’il soit important dans le rap game, dans le sens où cette violence, cette rage, cette colère, n’est pas utilisée, n’est pas transformée en énergie positive.

Il est hip-hop par rapport à l’environnement. Menace montre vraiment des jeunes de la rue qui n’ont pour ambition que de faire de l’argent, c’est tout. Ils n’ont pas d’envie de quitter le quartier, de faire des business ou de s’élever. Ils représentent la rue, stricto sensu. Dans ce sens, ce n’est pas du tout hip-hop.

Tu nous dis un mot de la bande originale du film ?

Je l’ai réécoutée ce matin et elle n’est pas dingue. (rires) La musique m’a plus marqué en regardant le film qu’en écoutant la B.O. Tu vois la scène du début avec la vue aérienne, on entend Ghetto Bird et les fameuses sirènes West Coast.

Tu entends les Isley Brothers et des samples qui ont été utilisés des millions de fois. Je trouve que ça a été assez bien amené. Lorsque Caine va fêter son diplôme avec son cousin Harold, ils vont en soirée, il y a du Parliament, pas de rap parce qu’à l’époque, à LA, les gens écoutaient beaucoup de soul, beaucoup de funk, mais pas de rap.

Pour enchainer avec l’influence du film, dernièrement Ol’Kainry, dans le morceau « Bang » disait : « Sans Menace to Society, j’aurai fait Harvard ». Et plusieurs rappeurs français ont fait un clin d’œil à ce film, que ce soit Booba, Nakk, Guizmo, LTA ou Ol’Kainry encore dans « Scène de batard ». D’après toi, quelle influence le film, Caine et surtout O-Dog ont eu ?

Toi et moi on parle d’O-Dog comme d’un cassos qui fait de la peine, mais pour beaucoup de gens c’est le héros du film. Et évidemment, les rappeurs se sont jetés dessus. Toutes ces références en France et en aux Etats-Unis, je pense à Kurupt, m’ont fait penser à Scarface. Scarface meurt à la fin, en étant toxico, perdu, sans amis mais les gens ne retiennent que sa montée au pouvoir. Personnellement, je ne vois que la fin.

Youssoupha avait dit dans « Les apparences nous mentent » : « Zé Pequeno était idiot et Scarface était un toxico » ; il aurait pu ajouter que O-Dog était une crapule.

Pour le coup l’acteur Larenz Tate a vraiment bien incarné ce personnage et le public s’est jeté sur le méchant. Les gens ont été fascinés par toute la violence de Menace II Society. Tu vois la scène où le cousin d’Ilena va voir Caine pour demander des comptes et qu’il se fait tabasser, j’ai plein de potes qui adoré ce passage.

Le film a popularisé le thug, qui sort tout juste de l’adolescence, avec son mode de vie, sa tenue, sa démarche, son vocabulaire, sa manière de tenir le gun…

Même dans Juice, Tupac c’est l’anti-héros, le mauvais, la crapule et c’est lui qui est sorti du lot. Je ne pense pas que ce soit lié qu’à Menace II Society. Dans la culture populaire, les gens aiment les anti-héros, tout simplement.

Juice fait partie des hood movies sortis durant cet âge d’or du cinéma afro-américain du début des années 1990 ; pour toi, quel film paru à cette époque-là est au-dessus du lot ?

(Il coupe) Impossible de choisir ! (Il réfléchit) Malcolm X en 1992 m’a vraiment mis une claque incroyable. Je dirai aussi Do the Right Thing même s’il sort en 1989. Même Jungle Fever en 1991 sur les relations interraciales, c’était un film très bien amené, inédit. Je dirai aussi Mo’Better Blues ! Le jazz et moi ça faisait quatre, pourtant tu rentres dans ce monde. Spike Lee est vraiment un grand réalisateur ! Et on ne peut pas lui mettre le cachet de hood movies. Pour les hood movies, celui qui m’a le plus marqué, c’est vraiment Boyz in the Hood. La mort de Ricky, qui est le good guy, c’est une scène hyper marquante.

Je pense qu’en fonction de sa génération, de sa maturité, certains ont préféré Boyz in the Hood, d’autres Menace II Society, dans la catégorie des hood movies. Pas mal de réalisateurs actuels ont été biberonnés à ces films, à Spike Lee et incarnent aujourd’hui le nouvel âge d’or du cinéma afro-américain avec Fruitval Station, 12 Years a Slave, Le Majordome, Selma, NWA, Black Panther, Get Out, Moonlight, Dear White People, The Birth of Nation, autrement dit des films faits par des noirs, avec des noirs, mais pas que pour des noirs.

Ce sont deux époques différentes. Boyz in the Hood, Menace II Society, sont des films hollywoodiens, avec de gros budgets, mais tu sens que ce sont des passionnés, qui font leur film, qui veulent raconter ce qui se passe dans leur quartier. Alors que 12 Years a Slave, Moonlight ou Black Panther, ce sont déjà des réalisateurs aguerris, avec de plus gros budgets, mais pas avec la volonté de raconter leurs histoires. Les frères Hugues ou John Singleton, j’ai l’impression qu’ils voulaient partager leur quotidien, alors que pour Moonlight, Black Panther, qui sont de très bons films, il y a plus un côté cinématographique qu’autobiographique, qu’on retrouvait dans les hood movies. Tous les films des années 2010 ont perdu en fraicheur et en innocence, mais ont gagné en professionnalisme et en universalisme.

Dernière question, les hood movies ont eu une belle audience, mais moindre que le gangsta rap, comment tu l’expliques ?

Je pense qu’il y a une question de moyen, faire de la musique coute moins cher que faire des films. (Il réfléchit) Je me dis que faire un hood movie sur le drame qui se déroule à Chicago pendant l’époque faste de Chief Keef, ça aurait pu avoir un impact. D’ailleurs, Spike Lee a fait un film Chi-Raq qui est catastrophique parce qu’il n’a plus les codes pour s’attaquer à ce genre de trucs. Mais pour moi, le gangsta rap, malheureusement, a de beaux jours devant lui parce que la violence paie toujours, le crime paie toujours.

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