Rap anglophone : 10 artistes en 2023

Les années se suivent et se ressemblent. Ou peut-être ne se ressemblent-elles plus tant que ça mais la productivité des rappeurs américains et, plus largement, anglophones demeure. Derrière une vitrine mainstream molle et fade – pour ne pas dire chiante, l’année rap 2023 fut rythmée par des scènes locales florissantes et des artistes toujours plus fascinants. Nous avons souhaité mettre la lumière sur 10 de ces personnalités qui ont marqué l’année de la rédaction.

Killer Mike

Peu de gens l’attendaient, mais Killer Mike vient bien de sortir l’un des albums les plus marquants de l’année. Onze ans après son dernier solo, un temps où il s’est consacré à la belle aventure de Run the Jewels, Mike revenait cette année avec son disque le plus introspectif. Le titre (Michael, son prénom) et la pochette (lui, enfant) l’annonçait déjà par un procédé des plus classiques même si les singles choisis n’étaient pas les plus révélateurs. Le légendaire No I.D a été choisi pour chapeauter la production et on le retrouve sur plusieurs titres aux côtés d’autres grands noms tels que DJ Paul ou Cool & Dre. A leurs côtés, des musiciens lives comme le batteur Little Shalimar ou le bassiste Dammo Farmer viennent apporter un groove supplémentaire. Les pattes de tous ces musiciens s’assemblent dans une superbe alchimie sur des co-productions où se mêlent orgues, guitares et cuivres sur des rythmiques rap issues de différentes zones du sud des USA. Au micro, Killer Mike fait comme toujours part d’un grand charisme avec son timbre profond. Il s’entoure de plusieurs grands noms d’Atlanta issus de différentes générations, parmi lesquels Cee-Lo Green et André 3000 qui lâchent tous deux de grandes prestations. Mais jamais parmi toute cette foultitude de noms Mike ne se laisse étouffer. On sent bien que tout le monde se met au diapason et au service de son discours, même lorsqu’il aborde des sujets terriblement intimistes, comme ceux de la mort de sa mère et de sa grand-mère, de la toxicomanie dans la famille, de son passé de dealer ou de ses premiers amours. D’autres titres, moins personnels, viennent dynamiser le tout, comme le très Memphis « Talk’n that shit » ou l’excellent « Scientists & Engineers ». Killer Mike trouve ainsi un très bon équilibre entre la légèreté et la profondeur, entre son histoire personnelle et celle plus large de sa communauté, souvent évoqué au détour de skits vocaux ou de citations musicales. Un travail d’orfèvre. – Jérémy

Larry June

2023 a été une sacré belle année pour Larry June. Deux albums à son actif et pas des moindres puisqu’en mars est sorti un des albums de l’année, j’ai nommé The Great Escape, entièrement produit par l’inévitable The Alchemist et composé de morceaux tout aussi incroyables que les guests présents sur le projet. Boldy James, Jay Worthy, Ty Dolla $ign, Evidence, Joey Bada$$, Curren$y ou encore Action Bronson se suivent tour à tour pour épauler le rappeur Californien et distiller des bangers à ne plus quoi savoir en faire. 7 mois après on retrouve Larry avec un autre beatmaker, le bon vieux Cardo que vous avez forcement entendu jadis sur des morceaux de Drake, Travis Scott, Kendrick Lamar ou encore ScHoolboy Q. Quelques jolies noms viennent aussi tutoyer le chrome sur cet opus là : on y retrouve Too $hort, 2 Chainz et bien evidement Alchemist himself pour un clin d’oeil à leur grande évasion. Une année avec deux opus de très bonne facture, mais aussi des apparitions sur des titres ici et là de ses compères : « Fashion Week » avec Peezy et Money Man, une jolie track avec Knucks sur une instru de Kenny Beats, un feat avec Trae Tha Truth sur « First Class », on le retrouve aussi aux côtés de Harry Fraud et Curren$y sur « Marble Columns » ou encore avec les OGs de Slum Village sur un sample de The Dramatics, en avril dernier. Bref, une dizaine de featurings chez des copains et deux albums colossaux, ça valait forcement une place dans notre top annuel. – Clément

The Alchemist

Bien que nous ayons l’habitude de voir l’un des prétendants à la couronne du meilleur producteur enchaîner les années de folie en publiant le plus possible de matière, force est de constater que Alchemist a légèrement accéléré la cadence en 2023. Huit albums, des collaborations de partout, des morceaux en co-prod et même un mini-documentaire en plusieurs épisodes où on le voit barouder dans les capitales européennes lors de son « European Vacation » : The Alchemist était partout, tout le temps, de la proue à la poupe, distillant des gemmes et des samples dont lui seul a le secret.
Il y aura eu l’un des albums de l’année, The Great Escape avec Larry June (dont on vous parle aussi dans notre bilan), le très cool Faith Is A Rock avec Mike et Wiki, une réédition de The Elephant Man’s Bones avec Roc Marciano, le séduisant Voir Dire avec Earl Sweatshirt, deux EP solo de huit titres Flying High et sa suite Flying High 2, une réedition de 2012 du projet No Idols aux côtés du trop souvent oublié Domo Genesis et enfin, paru le 29 décembre, Hall & Nash 2, un EP de neuf titres avec les gars de Griselda, Westside Gunn et Conway the Machine. Et encore, je vous ai épargné ses apparitions sur quelques morceaux de ci de là (coucou Hit-Boy), ainsi que des singles solo où il tutoie de plus en plus souvent le micro.
Bref, une année de folie pour le producteur de 1st Infantry qui, à son habitude, va probablement poursuivre son hyperactivité dans l’année qui arrive. – Clément

Billy Woods

Depuis la sortie d’Hiding Places, Billy Woods est sur un run assez phénoménal, que ce soit en solo ou au sein d’Armand Hammer. Cette année il sortait Maps en solo (nous l’avons chroniqué ici) et We buy diabetic test stripes avec son compère Elucid. Le premier est une errance post-moderne, du hall d’aéroport à la loge de salle de concert, en passant par le taxi, avec tout ce que ça comprend de divagations et de pensées profondes. L’album est d’une grande cohérence sur tous les points, et l’on ressent parfaitement le chaos organisé d’une tournée dans les juxtapositions lyricales, les variations d’interprétations et les différents terrains explorés dans la production. Le voyage est certes physique, mais il est avant tout présenté comme une aventure intérieure où la lumière et les zones d’ombre se cotôient sans cesse comme dans un poème de Mani. Le second touche à une esthétique différente, plus propre au duo d’Armand Hammer, avec tout ce que ça comprend de complexité, d’expérimentations et d’abstraction. On est tour à tour hypnotisés, puis brusqués, dérangés dans l’écoute où rien ne se passe comme prévu et où les flows des deux compères rivalisent de rugosité. Ils nous plongent dans une boue de références cryptiques dont seule la compréhension des signes semble pouvoir nous permettre de nous sortir. Ce qui impressionne avec Billy Woods, c’est la consistance de ses performances. Rares sont les artistes qui serait capables de fournir un contenu lyrical aussi fourmillant sur une telle quantité de couplets et en aussi peu de temps. Les fines observations et les fulgurances fusent dans ses couplets. Alors bien sur, il faut s’accoutumer à son flow heurté qui joue beaucoup sur les contretemps et à son ton autoritaire ; mais Billy Woods fait partie de ces artistes qui se méritent et pour lesquels il faut faire un travail préparatoire pour pleinement accéder à un contenu qui devient peu à peu obsédant. – Jérémy

Veeze

Remarqué en 2019 avec Navy Wavy et, surtout, le single « Law N Order » l’année suivante ; Veeze annonçait depuis lors son premier album, Ganger. Il n’aura pas fallu moins de 4 ans d’attente pour que le trublion du Michigan transforme cette promesse en réalité. Il rassure d’ailleurs dès les premières secondes, nous n’hallucinons pas collectivement : « This is not a fire drill, nigga this the real thing ». Le bébé est plutôt costaud puisqu’il s’étend sur près d’une heure séquencée en pas moins de 21 morceaux et enrichie de 5 pistes dans la version deluxe. Le rap de Veeze descend directement de celui de son pote Babyface Ray, mais s’en distingue aussi immédiatement. Bien sûr, l’engourdissement de la langue dû aux diverses drogues qui empêche une articulation correcte est une caractéristique commune évidente de leurs flows respectifs. Et, pour aller plus loin, ils nous donnent chaque fois l’impression de flotter sur les instrumentales, d’où la déclinaison du terme « Wavy » à toutes les sauces. Veeze pousse pourtant le bouchon encore plus loin en articulant encore moins que son collègue. On en vient à se demander s’il dispose réellement d’une mâchoire tant ses dents du haut ne semblent jamais se décoller de celles du bas. L’ensemble est renforcé par une attitude complètement je-m’en-foutiste et une spontanéité de tous les instants. D’une mesure à l’autre, on peut passer de menaces en bonne et due forme aux délires  hilarants d’un type qui cherche, avant tout, à s’amuser en rappant. C’est aussi sa passion qui le distingue : ses influences sont in fine très larges et la mise en musique de la deuxième partie de l’album, qui ne se limite plus aux codes habituels de Motor City, témoigne de cette passion. Qu’il soit face à un microphone ou une enceinte, qu’il combatte ses démons intérieurs ou laisse libre court à ses idées les plus farfelues, Veeze prend un plaisir non dissimulé et communicatif. – Wilhelm

Babyface Ray

En passant des mixtapes à la chaîne aux albums à un rythme de croisière digeste mais soutenu, Babyface Ray a entamé un tournant dans sa carrière en 2022. S’il a retenu notre attention en 2023 en sortant moitié moins de disque que l’année précédente, c’est aussi parce les trois disques s’inscrivent en continuité les uns des autres dans son oeuvre, et non en moments distincts. Si FACE et MOB sont deux (très) bons albums, il est difficile de les hiérarchiser. Avec les quelques tentatives de singles qui y sont parsemés – non sans rechigner sur la musique ou l’identité du Detroiter, l’annonce à l’été 2023 du bien nommé Summer’s Mine aurait pu interroger. Pourtant, Raymon y mélange encore mieux qu’avant son encrage géographique, son identité propre et assez unique musicalement et son statut désormais plus grand public. Il embrasse même encore davantage les différentes étapes de sa carrière – que ce soit via les invités historiques, les nouvelles rencontres ou les suites de morceaux emblématiques. Cette aura lui a aussi valu d’être invité un peu partout et d’offrir des prestations irréprochables ; peu importe qu’il soit invité par ses immuables paires (Veeze, Peezy, etc.), des artistes établis mais dans une niche différente (Larry June, Curren$y…), des petits jeunes ou même des mastodontes (Future en personne), le travail est soigné. Il est d’ailleurs difficile d’estimer sa versatilité car, sans sortir de son flow détaché, lancinant et empreint de sirop pour la toux, il ne tombe jamais dans la redite, n’a pas fait tâche une seule fois, peu importe où et avec qui il rappe, ni ne lasse l’oreille exigeante du lecteur du Bon Son. – Wilhelm

Lord Apex

Vous l’avez vu maintes et maintes fois dans nos colonnes depuis plusieurs années ; c’est d’ailleurs l’un des artistes à l’origine de l’ajout du Royaume-Uni dans notre liste des 10 bons sons américains. Je ne parle pas de Knucks (bien que j’aurais pu), mais du seul et unique Lord Apex. Le rappeur londonien enchaîne les sans-faute, que ce soit en solo avec les trois volumes des Smoke Sessions ou aux côtés de beatmakers pour des projets plus spécifiques (avec Cookin Soul, VDon ou El Lif Beatz, par exemple). Cette année, nous avons vu le petit prodige anglais sortir son premier album studio solo, intitulé The Good Fight, et truffé de morceaux remarquables.
Côté production, on peut croiser Madlib, DJ Khalil et Mike & Keys (pour ne citer qu’eux), tandis que Freddie Gibbs, MAVI ou la formidable Greentea Peng se succèdent aux featurings. Composé de 13 morceaux, l’album est le résultat de toutes ces années d’expérimentations où Lord Apex a cherché à trouver sa couleur musicale, sa fameuse patte que l’on pouvait commencer à entrevoir lors de ses précédents projets. Pas de trap, pas de drill, uniquement des morceaux au tempo assez lent, aux grooves généreux, avec des samples de soul, de jazz et des drums très organiques. Et de l’espace, de la place. Lord Apex a construit un album très riche en mélodies et en émotions. Ça rappe, ça chante, ça topline, c’est bien construit ; The Good Fight possède toutes les caractéristiques qui en font un grand album, qui plus est, peut fédérer, et où tout le monde y trouvera probablement son compte. Et comme si cela ne suffisait pas à faire de cet album l’un des meilleurs de l’année, les amateurs de chillhop ou de lofi pourront puiser dans son travail avec Saib, FloFliz, ou encore Mounika.

Curren$y

Au fil des ans, on se demande toujours quand le Louisianais de 52 ans en aura assez d’empiler les projets chaque année. Lui semble constamment sur un rythme de croisière. S’il est vrai qu’il ne se met jamais vraiment en danger,  le mode pilote automatique convient parfaitement à son identité musicale légère et planante, et toujours extrêmement bien produite. Cette année encore, il a été servi par la crème des producteurs sur ses opus solos : Jermaine Dupri sur For Motivational Use Only vol. 1, Harry Fraud sur VICES, et le moins connu Trauma Tone sur Highway 600. A cela s’ajoute également une sortie de moindre importance, le long-format Season Opener avec le Jet Life Collective, son collectif local. Encore une fois, Curren$y épate par sa force tranquille qui dégage une étonnante vitalité. Aussi, la diversité des producteurs démontre une capacité, déjà bien connue chez lui, à briller sur des instrumentales variées. Si l’on reste globalement sur des lignes de batteries rapides, on note une certaine différence, par exemple, entre l’EP avec Jermaine Dupri, résolument trap (conviant même 2 Chainz et même T.I.), et les beats aux mélodies formidables d’Harry Fraud. Comme à l’accoutumée, l’association entre les deux hommes fait des merveilles. L’ambiance night-club floridien des 80’s apportée par Harry Fraud (largement aidé par les samples de la série Miami Vice) s’accorde parfaitement à la nonchalance de Spitta Andretti (l’un des alias du rappeur), pour fournir un véritable polar musical. Sur Highway 600, on est dans des sonorités très sudistes (on retrouve notamment Maxo Kream comme seul invité rappeur), avec toujours la place pour les ambiances planantes sur lesquelles le MC brille tant (on pense notamment à l’excellent « Reflections »). Une année chargée de plus pour le rappeur de la Nouvelle Orléans, et sans doute pas la dernière. – Xavier

Key Glock

Après une année de deuil (suite au décès de son cousin, mentor et proche collaborateur Young Dolph) vide de toute sortie, si ce n’est la réédition de Yellowtape 2, Key Glock avait entamé l’année 2023 de manière tonitruante avec la parution de Glockoma 2, classifié comme son 3ème album solo après les deux volets de Yellowtape. Il a par la suite capitalisé sur ce qui était un des albums phares du début d’année en enchaînant avec la version deluxe nettement enrichie, puis une série de singles liés visuellement à l’album. A son actif on peut encore ajouter le morceau « Bonecrushers », où il signe avec Maxo Kream une formidable combinaison que l’on attendait sans le savoir.  S’il est certain qu’il n’a pas attendu le tragique décès de Dolph pour sortir de son cocon, il confirme avec Glockoma 2 toute une identité entrevue depuis Yellowtape 2. En premier lieu, une véritable capacité à produire des hits sans se plier aux sonorités et toplines « cahier des charges », mais avec de la trap énergique et mélodieuse (aidé en cela par le beatmaker maison Bandplay), un débit addictif et une écriture fluide et efficace, sans vaine tentative de lyrisme. Un élément que l’on constate par rapport à ses dernières sorties, c’est l’intégration de légers éléments de soul dans l’atmosphère sonore. En cela, le single « Presidential Rolex » est un bel exemple, mais il s’agit d’une constante sur l’ensemble du disque. Enfin, la bonne habitude prise sur ses derniers opus de se dépourvoir de tout featuring est également un point positif, tant il permet à la fois de ne pas s’embarrasser de couplets en-dessous des siens, et à la fois d’affirmer son identité propre. Car petit flingue doit devenir grand. – Xavier

DJ Muggs

DJ Muggs c’est trois projets cette année, et pas des moindres. D’abord il y a ce drôle de disque instrumental où il rend hommage à Sun Ra. Ensuite vient le percutant Champagne for breakfast où il partage la production avec Madlib et sur lequel Mehyem Lauren crache le feu. La lutte est rude entre ces deux génies du beatmaking, mais Muggs gagne aux points, notamment grâce à l’étrange banger « Big Money » et à l’envoûtant « Fresh out the water ». Ses productions cognent dur et surprennent souvent par l’originalité et le traitement des samples. Soul Assasins 3 : Death Valley, son troisième projet de l’année, rameute une liste d’invités exceptionnels et crée des connexions qui font rêver. On y retrouve une réunion de légendes de la West Coast avec B-Real, Ice Cube et MC Ren ; un duo entre deux des plus grands rappeurs sudistes, issus de deux générations différentes, avec Scarface et Freddie Gibbs ; ou encore un solo de Cee-Lo Green qui se remet sérieusement au rap et qui signe l’un des meilleurs morceaux du disque avec sa drôle d’incarnation d’un gangster latino. Les invités de prestige défilent tout du long sur ce qui est sans doute l’un des meilleurs albums de producteurs des dernières années. DJ Muggs ne révolutionne certes pas le rap, mais il propose toujours d’excellentes productions et parvient sans cesse à nous surprendre pas de nouvelles idées ou par les ambiances qu’il parvient à poser, parfois avec trois bouts de ficelles, comme sur l’angoissant « Shell casings ». C’est bien pour cela que même trente ans après son début de carrière, on prend toujours un immense plaisir à suivre sa carrière. – Jérémy

Mentions honorables : Mick Jenkins, Danny Brown, Jeezy, Aesop Rock, Valee, Vel9, Harry Fraud, Conway The Machine, Stove God Cooks, Gunna

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