Maps de Billy Woods & Kenny Segal | Chronique

Désormais figure du rap underground américain, Billy Woods a déjà atteint les vingt ans de carrière. On l’a vu débuter accompagné de Vordul Mega de Cannibal Ox et l’on peut désormais dire qu’il a, avec ses compères et à sa manière, bien pris le relais des icones de Definitive Jux. Il a pourtant fallu attendre 2019 pour que le succès frappe vraiment à la porte suite à la sortie d’Hiding places, un album entièrement produit par Kenny Segal. Deux ans plus tard, il sortait avec Elucid, son binôme du groupe Armand Hammer, un album déjà culte produit par The Alchemist : Haram.

Maps est son deuxième album aux côtés de Kenny Segal et il était, au vu du succès critique du premier, fortement attendu par son public. Album concept sans vraiment l’être, Maps s’est construit sur la tournée de Billy avec Armand Hammer et prend la forme d’un road trip où la caméra serait avant tout tournée vers l’intérieur de la voiture, voir même vers l’intérieur de la tête de Billy et de ses collaborateurs. Les descriptions de paysages s’y font plutôt rares, même si elles s’insèrent ça et là, à l’image du bucolique « Agriculture ».

Ce qui marque avant tout dans l’écriture, ce sont toutes ces divagations propres au voyage et au monologue intérieur qui l’accompagne, ces fulgurances qui peuvent nous traverser lors d’un long trajet en voiture, d’un voyage en avion ou d’une grande marche, ces images qui apparaissent lorsque l’esprit se décante. Mais ces pensées subites ne sont pas que des idées de génie, et le cerveau renvoie aussi tout un tas de banalités. Les phases brillantes viennent ainsi se mélanger à des références au quotidien, des évocations de petit-déjeuner, des références à la météo, insérées de manière quasiment poétique

Chez un autre artiste, Maps aurait pu céder à la rigidité de son concept en dévoilant chaque titre comme une étape précise, en citant les lieux traversées. Billy Woods et Kenny Segal refusent de virer dans cette surorganisation et font preuve d’honnêteté : leur expérience de la tournée est un chaos organisé où l’on ne peut trouver son foyer qu’en soi même et où tous les décors se ressemblent plus ou moins, entre QR codes et nouveaux mots de passe Wifi. Que reste-il alors du voyage ? L’expérience de l’être. Le piano ambient de « Rapper Weed » évoquerait presque le « Music for airports » de Brian Eno mais se fait régulièrement chasser par des éléments plus inquiétants. « Bluesmoke » et « Bad dreams are only dreams » s’enfoncent dans le territoire du jazz, « Facetime » flirte avec le soulful. Le terrible « Year Zero » sur lequel Danny Brown excelle baigne dans une atmosphère apocalyptique. On passe par des centaines de micro-émotions tous les jours, et ce encore plus dans un voyage où tout est décuplé par l’absence de repères, et Billy Woods et Kenny Segal acceptent cette réalité et l’embrassent.

L’agencement de morceaux courts et longs répond aussi à cette même logique en évoquant ces moments de voyage où l’on rêvasse quelques instants avant que le monde matériel nous réveille, et ces passages de longues introspections où tout le monde se laisse absorber par ses pensées.

Maps n’est pas si facile d’approche, d’abord car on ne sait jamais trop à quelle branche se raccrocher musicalement, ses constructeurs nous entraînant dans leur errance. Ensuite parce-que le flow de Billy Woods est certes versatile, mais aussi assez difficile d’accès car malgré la profondeur de sa voix, son ton est parfois assez haut, parce qu’il peut être proche de la déclamation théâtrale, ce qui lui donne également beaucoup d’intensité, et enfin car son positionnement sur le beat flirte avec l’équilibrisme. Il n’est pas rare de l’entendre finir sa phase légèrement en retard sur les temps avant de se raccrocher dont ne sait quelle manière à la rythmique, jonglant entre les phrases courtes et celles à rallonge. En bref, on est constamment désarçonnés, d’autant qu’il nous saisit par tout un tas de punchlines fracassantes, tantôt profondes voir ésotériques (« Over time symbols eclipse the things they symbolize« ), sombres ou humoristiques, ultra-personnelles ou référencées (dans « Soft Landing » avec sa référence à Biggie « Maybe « suicidal thought” was the « everyday struggle »« ). Il y a également toute une défiance vis-à-vis du monde moderne et de ses jeux de masques : « All the world’s a stage, she came to me in full makeup » ou encore « People paralyzed by the lies they tell theyself to make it manageable« . Lui-même s’assume d’ailleurs comme un participant de cette grande comédie humaine et on l’entend parfois s’associer directement à des personnages historiques. Le contenu lyrical est dense et varié. L’écriture de Billy Woods a presque un côté lynchien et on se laisse aisément porter par ses visions.

On ressort lessivés de l’écoute, comme si l’on avait participé au voyage et subit ses jet-lags. Et après tout ce chaos d’émotions, il y a également les sentiments ambivalents du retour, discutés dans un des grands morceaux du disque NYC Tapwater avec son évocation de l’eau du robinet new-yorkaise. « I miss this place till I’m back » clame-t-il alors, évoquant par la même l’envie de ne pas prévenir lorsque l’on est revenus, et la remise en question de toutes ses possessions matérielles sans lesquelles on a pourtant aisément survécu tout ce temps. A peine le temps de rentrer, de remettre en cause son quotidien, qu’il faut déjà repartir et subir le sort de Sisyphe.

Maps est comme un grand voyage intérieur avec un GPS cassé. Avec leur talent pour la superposition d’idées et la peinture de décors, Billy Woods et Kenny Segal nous font traverser un océan de sensations et de visions pour nous faire comprendre qu’avant toute chose, il s’agit de savoir s’orienter à l’intérieur. Maps est un album qui fait apprécier le silence, car après son écoute, et il s’écoute clairement de A à Z, on a simplement envie de se plonger dans ses propres errances.

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