En début d’année, on vous proposait ici de revenir sur vingt albums qui avaient fait le rap français en 2001, cette fameuse année où tous les missiles lâchés depuis deux / trois ans avaient fini par nous exploser en pleine face, sous les traits protéiformes de tous les rookies et vieux roublards qui se renouvelaient enfin. La main sur le cœur on s’était dit qu’il était impossible de classer toutes ces bombes les unes par rapport aux autres tant elles apportaient, chacune à leur façon, une pierre solide à l’édifice…
Mais aller, soyons francs, si on voulait quand même faire un classement (je vais avoir des problèmes) de ces albums qui, en 2001, ont marqué le rap français, X Raisons aurait de très bonnes chances de se retrouver en haut du panier, voire… bien au-dessus de la pile.
Ils étaient une fois
Fin octobre 2001, le monde est encore secoué par les attentats de septembre et attend fébrile de voir débuter les guerres qui s’annoncent. L’automne s’est abattu sur le pays, pour tous les collégiens, lycéens et étudiants de France et de Navarre on est à une semaine des vacances de la Toussaint, mais l’ambiance est morose. Sauf que… Le Saïan attend en embuscade.
Avec un style reconnaissable aux premières secondes et un air qui fait sans détour écho à l’outro de KLR, on entre dans ce 21 pistes en retrouvant les six compères simplement là où on les avait laissés deux ans plus tôt. Pourtant, de l’eau a coulé sous les ponts et en deux ans, les franciliens du Saian Supa Crew s’étaient transformés et étaient devenus LE Saian. Une unité solide, une formation puissante, à laquelle on pouvait dorénavant faire référence comme pour pointer un marqueur inévitable de la scène hip-hop de ce début de siècle. « C’était l’époque du Saïan » dit-on aujourd’hui, pour se remettre en contexte ces heures de haute voltige dans le cirque du rap des 2000’s.
« L’époque du Saïan » avait vraiment commencé en 1999 – on vous en parlait brièvement ici. La bombe KLR, à fragmentation s’il en est, ricochait depuis presque deux ans sur les radios – grâce à la sulfureuse Angela -, tournait encore très régulièrement en soirée et le « Raz de marée » brûlait toujours les planches des salles où le Saïan était autorisé à faire le show. La réussite et l’aura du groupe, qui se construisit en réalité plus lentement qu’on ne s’en souvient – car il faut rappeler que le disque de platine, toujours porté par le délire zouk sus-mentionné, n’est arrivé qu’après le passage en radio, lui-même intervenant un peu moins d’un an après la sortie de l’album – poussaient le sextet à se dépasser, à chercher des voies alternatives de faire connaître leur musique.
La scène, bien sûr, avait été le vecteur le plus important de leur talent, celui qui les avait mené au disque d’or sans rotation sur les ondes, tant ce qu’ils donnaient en live tranchait avec tout ce qu’on pouvait voir, tout ce qu’on avait vu, et de fait, survoltait des publics pas toujours nécessairement acquis. (Le parquet du Zénith de Paris en a gardé de bons souvenirs, je crois…)
Depuis 2000 donc, ils s’étaient produits dans tous les coins, en rois de la scène. Et du plateau de Canal en festivals, de petites, en moyennes, en grandes salles, ils chauffaient leurs publics à blanc avec des chorégraphies soignées, des improvisations de haut vol et des backs aussi intenses que les couplets qu’ils aidaient à façonner.
Qu’on en ricane un peu aujourd’hui, ils avaient même réussi à se retrouver nominés aux victoires de la musique – sans les remporter – et on rappellera ici que c’était encore suffisamment nouveau qu’un sextet de banlieue parisienne soit ainsi mis en lumière par une cérémonie grand public pour que Drucker annonce les « Saîan Super Crew* » devant une salle incertaine et qu’on s’en estime heureux.
Fiers de leurs prouesses, certes, mais loin alors de se reposer sur les lauriers de leurs premiers succès, les six amis concoctaient dans l’ombre un retour tsunamique. Après un Planète Rap explosif calé autour de L’Block et même sans sortie CD à défendre, une tournée de promo qui commença subtilement en septembre présageait que la fin d’année 2001 serait marquée du sceau du Saïan. Quand on les voit finalement revenir en octobre, on se rend compte qu’ils n’étaient, en fait, jamais partis et qu’à force de se frotter au public, il avaient fait mûrir leurs prestations et pousser leurs talents. Face à une audience grandissante, ils s’appuyaient volontiers et avec délectation sur tout ce qui faisait d’eux le petit piment piquant qui enflammait une famille du rap encore assommée par la sortie de Lunatic l’année précédente.
J’avais
Allez, on fait glisser la galette dans le lecteur. Shhhhhh … Une grande inspiration sur l’intro de bossa et… le beat tombe, tranquille, profond. Un seul seize, une première boucle que Leeroy dispense pour nous mettre en mouvement avant de dédicacer le sample – quelle classe – et c’est parti. Six couplets auxquels on prêtera plus d’attention à la seconde écoute, car pour l’instant on est trop occupés à bouger – le fameux effet de la « double claque ». Pffiou le BPM ralenti un chouill’ et la deuxième piste se lance, subtile, habile, technique, articulée autour d’un refrain aux relents nostalgiques dont le sérieux, comme souvent, vient s’écraser sur l’impro de fin de morceaux qui ouvre la troisième track après un échange de rires sournois et scatos.
Juste derrière, « Police » voit le retour D’Alsoprodby aux platines, à l’origine d’un beat à bout de souffle d’anthologie, ponctué par les interventions d’Harisson Darbois et des poignées de gimmicks beatboxés. Un hymne a cappella à base de reggae et de boite vocale de 30 secondes en mode « retiens mon nom » clôture ce troisième morceau de bravoure avant de nous emmener sur une quatrième piste, corsée par une passe d’armes rebondissante entre Vicelow et Specta, enlevée par le flow agité de Leeroy répondant à des cuivres fracassants, apaisée par le recul de Sly puis de Samuel rendant un écho tranquille aux percus tout azimut et au mégaphone dancehallien qui travaillent le morceaux. Quand l’interlude annonce « 14.02.2002 », on a tout juste parcouru un tiers de l’album et on est déjà dans une richesse musicale surnaturelle.
Dès lors, la lourdeur du CD va se confirmer. Le rythme inarrêtable qui vient d’être lâché, se retrouve bientôt batifolant sur le piano d’une Saint Valentin à hauts risques, gambadant sur ses scratchs, s’étirant sur ses refrains, avant de se déverser, en toute impunité sur une version dessin animé reproduite à la bouche, d’un riff monstrueux de la soul électrique.
Sur les deux titres suivants, on cruise. On croit qu’on tient le concept, les beats sont traditionels, les flows ajoutent le fun et les textes sont des petits kiffs entre amis. Mais lorsqu’ « Au nom de quoi » se lance, c’est de nouveau une claque qu’on se prend au tournant. En crescendo, les cymbales passent en surchauffe, on ne sait plus ou poser ses pieds, quelle mesure suivre, on se cale désespérément sur cette grosse caisse qui déraille sur des contre-temps qu’on ne voit venir que trop tard. Désorientés, assommés, on se laisse emporter sans transition dans un zouk chaloupé, sensé, en sortant de nulle part, nous ramener au bercail, dans les rangs d’une colonne qui marche au pas, sur un double morceau nourri par un beat enrichi de déflagrations aux allures de fusil mitrailleurs et d’une boucle traînante, comme une lamentation sans fin.
Déjà rompus et conquis, on s’attend peu au coup de massue langoureux qui va maintenant s’abattre. Non sans nous rappeler les heures de gloires d’ « Angela » – était-ce calculé, d’ailleurs ? – « À demie nue » fait monter la température en ralentissant le tempo, du moins en surface, comme si on avait vraiment besoin de transpirer davantage. Les saxos du septième ciel, tonnant subtilement, nous envoûtent, les regards s’échangent, se remplissent de sous entendus mais on n’a pas le temps de conclure parce que la déconne reprend. « Sebos », sérieusement ? (Au passage, merci pour « Y’a trop d’amour en perte », c’est resté).
A demie nue
Le dernier tiers de l’album n’en finit plus de faire résonner des teintes de funk. Des cuivres ici, pour un hommage sentimental et un brin nostalgique aux racines du genre. Là, la flûte de Mc Dermot, comme une sirène lancinante qui vient remettre constamment sur la table ce racisme qui pourrit tout en soum-soum. Et puis, une incursion dans une salle de classe où on répète un dialecte improbable, sorte de dérogation à un créole qui dit que partager oui, mais imposer… Bref, on rigole encore quand l’égotrip le plus culotté de cette année 2001 vient siffler le début d’une partie de passe-passe en attaque coordonnée.
Encore trente secondes de grand n’imp’ où Sly s’envole avec une superbe imitation de Garou avant un scratch ultime qui annonce faussement la fin du relais et nous propulse, pour un sprint final, sur le titre éponyme, nous donnant 14 nouveaux couplets d’ambiançage au sommet.
X Raisons
Comme toujours avec le Saian, il faudra attendre la deuxième, la troisième, la dixième écoute, pour prendre toute la mesure des textes des « Soldats», d’« Au nom de quoi » ou de « Tourner la page ». Encore une dizaine pour absorber toute la subtilité de « 14.02.2002 » ou d’ « A demie nue », et puis gagner soi-même un peu en maturité pour passer au dessus du tourbillon des harmonies, du fracas des caisses claires et apprécier toute l’adresse et le travail qu’avait dû réclamer un « Police » ou un « A Co-Mow ». Car, si des interludes aux noms je-me-fous-de-ta-gueule des producteurs, derrière lesquels se cachent d’ailleurs les membres du crew eux-mêmes, la dérision est forte, on ne nage pas ici que dans le second degré. Et ce disque est d’une richesse qui force le respect, tant dans ses thématiques que dans les mots choisis pour les aborder.
Cet album, bientôt enrichi de quelques titres inédits en réédition limitée, a su donner une matière ultra dense à une génération tiraillée entre un rap très dur et un autre très moralisateur, qui empruntaient tout deux et contre toute attente, la voix d’une certaine démocratisation. À cette époque incroyable où le rap sortait de l’underground pour rejoindre la variété, les six Saïan nous ont entraînés dans un univers inclassable, qui n’appartenait qu’à eux et qui, volontairement ou non, a créé des ponts pour réconcilier les danseurs blasés par les violons Mobb-Deepien, les consciences sous boom-bap qui prenaient cinq ans de retard et les story-teller du bat les cou**les qui sévissaient en banlieue Ouest.
Encore un peu plus d’un an, pourtant, avant que le succès commercial de X Raisons ne se confirme, notamment et toujours grâce à la scène, et qu’il reçoive enfin du grand public la consécration du disque d’or – remportant au passage cette putain de victoire de la musique (en 2002)…
En ce 22 octobre 2021, nous sommes donc nombreux à nous remémorer avec émotion les heures passées à saigner cet album, les trajets en voitures à le laisser tourner en boucle, les dilemmes et négociations pour savoir quel titre on passerait – en premier – en soirée. Nous serons nombreux à le regarder trôner sur notre étagère du kiff, celle qu’on consulte le plus régulièrement, le sourire aux lèvres. Nous serons tout aussi nombreux à voir la plupart des morceaux de X Raisons bien assis dans nos playlists préférées, celles faites d’indémodables et que nous nous sommes créées tout seuls sur les plateformes de streaming. Parce que comme KLR, X raisons n’a pas vieilli. C’est du rap, du hip-hop, du groove d’une modernité impressionnante qui ne fait que rappeler, le jour de son anniversaire, le talent hors norme de l’éclatante formation francilienne.
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