A quoi reconnait-on l’identité d’une scène artistique locale ? Plusieurs facteurs d’ordre socio-économiques, climatiques, ou historiques peuvent rentrer en compte. Mais la notion de « scène locale » fait aussi (et surtout) la part belle à toute une série de clichés et d’idées reçues. On aura ainsi tôt fait d’évoquer l’aspect « méditerranéen » (terme ô combien vague et fourre-tout) de la scène marseillaise, du « soleil californien » dès qu’il s’agit d’un rappeur de Los Angeles, ou encore du sempiternel aspect « sombre et authentique » de tout ce qui émane de New-York et ses environs. Ces exemples suffisent-ils pour autant à disqualifier le concept de « scène locale », du fait de son aspect relativement creux ? Pas selon nous en tout cas. Si nous ne sommes pas friands de l’essentialisme auquel on a souvent droit, il faut toutefois bien dire que chaque ville, et chaque région ont leurs spécificités historiques et sociales, qui immanquablement, marquent la production artistique qui en est issue. Et celles qui nous intéressent ici ne sont pas des moindres.
Produit par excellence de l’industrialisation du début du XXe siècle, Detroit est rapidement devenue la capitale de l’automobile américain. De 265 000 habitants en 1900, la ville abrite, 30 ans plus tard, plus d’1,5 millions d’âmes. Cette croissance massive et désordonnée se fait en périphérie, dans des bidonvilles où est rapidement entassée la population afro-américaine (passant de 6 000 à 120 000 entre 1910 et 1930), notamment dans les quartiers est de la ville. Detroit a continué d’être un puissant pôle d’attraction pour les populations noires des Etats du sud fuyant la ségrégation raciale, même après la Grande dépression, lorsque les usines d’automobiles ont été reconverties en usines d’armement durant la Seconde guerre mondiale. Les tensions entre blancs pauvres et arrivants noirs-américains vont déboucher sur une première émeute raciale en 1943, et une ségrégation de fait, bien que non-institutionnalisée. La crise de l’industrie de l’automobile, ainsi que le mouvement des droits civiques à partir des années 1950 vont envenimer une situation qui aboutira, en 1967, à l’une des plus terribles émeutes de l’histoire des Etats-Unis, dans les quartiers est de la ville. Démarrées après une descente de police dans un bar clandestin, elles dureront cinq jours et verront l’intervention de l’armée, la ville étant déclarée en état d’insurrection. Ces émeutes, ainsi que la crise de l’automobile, pousseront les populations blanches à un exode massif, faisant de Detroit une ville à majorité afro-américaine à partir des années 1970. La population, au nombre d’1,85 millions en 1950, tombe à 950 000 au début des années 2000, et a continué de baisser jusqu’aux années 2010, des pans entiers de la ville étant transformés en quartiers fantômes à l’allure post apocalyptique. A la fin du siècle, Detroit est connue comme la ville la plus dangereuse des Etats-Unis, avec un taux d’homicides record de 43.7 crimes pour 100 000 habitants par an.
C’est dans ce décor peu reluisant, auquel il faut ajouter des conditions climatiques loin d’être clémentes, avec régulièrement des hivers à -10°C, que s’est pourtant développée une des scènes artistiques les plus riches du pays, tout particulièrement dans la soul. Il est en effet impossible de passer outre la légendaire Motown, ayant vu passer des noms tels que David Ruffin, Michael Jackson, Stevie Wonder ou encore Marvin Gaye. Mentionnons également Aretha Franklin, née à Memphis mais ayant grandi à Detroit dès l’âge de cinq ans, le groupe Slum Village et son producteur feu J Dilla, ou encore Aaliyah. L’influence du sud (malgré l’absence de jazzmen illustres au panthéon detroitien), les spécificités climatiques et la violence inhérente à l’endroit constitueront les piliers de la scène underground qui va émerger dans les années 1990. Pendant qu’Eminem connaissait les succès spectaculaires à l’international de ses premiers albums, c’est en effet dans les bas-fonds des quartiers est de la ville que les Street Lord’z et leur leader au destin tragique Blade Icewood font parler d’eux, à travers un son unique : si l’influence de la mob music du sud se fait sentir, on retrouve également une énergie nerveuse qui se ressent dans la batterie, des lignes de basse inspirées de la funk, et des mélodies tirées tantôt de la soul dont Detroit est une des capitales, tantôt plus « instrumentales », avec parfois des samples de violon ou de piano. C’est dans cette droite lignée que se situent les Doughboyz Cashout, avec à leur tête Payroll Giovanni, qui font parler d’eux au début des années 2010, reprenant la formule des Street Lord’z avec les quelques adaptations temporelles nécessaires. La filiation est encore plus claire entre Blade et Payroll : abattu à la sortie d’un événement faisant la promotion de la non-violence, Blade Icewood a été fauché sur le chemin de la rédemption.
C’est ce chemin que Payroll a déjà choisi d’emprunter dès ses premières sorties, lui qui vit désormais en périphérie de la ville. Dès Stack Season, son premier véritable album et classique absolu de la nouvelle scène de Detroit, Payroll s’affiche certes en authentique hustler « raised in the game », friand de références au cinéma de De Palma, mais démontre qu’il aspire à une vie dans la légalité, loin de la drogue et des guerres de gang qui déchirent les rues de sa ville. Et celles-ci ne s’y trompent pas. L’aura de Payroll au niveau local remplace peu à peu le fantôme de Blade, comme si la référence à la dyade Scarface (Payface en 2017) – Carlito’s Way (Giovanni’s Way en 2021) n’était que le reflet de son propre parcours. Aux côtés du bulldozer Tee Grizzley et du fantasque Sada Baby, « Gio » s’impose comme la figure de proue de la scène detroitienne de la seconde moitié des années 2010, au détriment d’un Peezy, surdoué du rap souffrant d’un léger manque de charisme par rapport au bagout de Payroll, ou d’un Icewear Vezzo, version non moins boursouflée de drogue mais nettement moins adepte de l’humour trash de Sada Baby. Musicalement, sa patte se forme peu à peu, produisant lui-même la grande majorité des tracks, reprenant à son compte la mixture associant des lignes de basse très funk à une TR-808 des plus nerveuses et des samples apportant des ambiances diverses, allant du brutal au mélancolique. En termes de rap, il est aidé par une empreinte vocale nasillarde reconnaissable entre mille et des flows variés, capables de dompter des bpm élevés, mais aussi de prendre un ton plus posé et menaçant.
Ces caractéristiques musicales ont immanquablement débouché sur des collaborations avec le génial beatmaker Cardo, qui s’est fait une spécialité de passer le g-funk californien (assumant ouvertement sa filiation à DJ Quik) au climatiseur de son Minnesota natal. De cette union naîtront certaines des plus belles pièces de la longue discographie de Payroll, dont les deux volumes de Big Bossin’, qui marqueront durablement sa patte musicale, et qui constituent sans doute la meilleure synthèse de la griffe toute particulière de Cardo. C’est donc six ans, et une bonne dizaine de projets plus tard, que Payroll s’attaque peut-être à son opus le plus personnel avec Giovanni’s Way, en atteste la présence de sa compagne et de sa fille sur « Hustle Muzik 4 » qui sert d’introduction au disque. Et durant l’ensemble des 18 titres, l’enfant de la Fenkell Avenue se place véritablement en chef de famille de cette école detroitienne désormais bien installée. Que ce soit aux côtés de Tee Grizzley et Peezy, qui font office de Peter Clemenza et Salvatore Tessio sur « Turn into 20 », de l’éternel espoir Babyface Ray sur « Having Thangs », ou de ses fidèles Doughboyz Cashout sur le bien nommé « Sicilian ». Il se paie même le luxe de convoquer le fantôme de Blade Icewood sur « Too Late », balade laid-back intemporelle en forme de passage de témoin.
Les textes et les productions n’apportent rien de bien nouveau pour ceux qui ont attentivement suivi le parcours de Payroll depuis Stack Season. L’ensemble de son panel s’y retrouve, des rides g-funk sur la côte des Grands lacs (« Closer 2 the Plug », « Too late » ou encore « Laser Beams ») aux ambiances franchement plus violentes aux samples organiques et menaçants (« Ground Up », « Drug Stories » ou « Turn into 20 »), en passant par des morceaux plus personnels et mélancoliques, comme l’excellent « Living proof » et son sample de saxophone que l’on doit à Knoxville. Les lignes de batterie reste constamment vivace, même sur les morceaux mélodiquement plus doux, et la synthèse d’équilibriste entre les influences sudistes et l’ambiance glaciale du Michigan fonctionne parfaitement sur l’ensemble du disque, comme depuis le début de la carrière de Payroll. Les textes restent sensiblement dans la veine de ses dernières sorties, oscillant entre une autocongratulation de flambeur (il faut bien le dire, parfois agaçante), des références mafieuses et l’importance des racines et de la famille, quand bien même on sent la volonté d’avoir plus de hauteur et de recul, toujours dans cette perspective de se placer en Carlito Brigante, légende de la rue à la retraite et rentrée dans le droit chemin.
S’il n’est pas le disque le plus important de la discographie de Payroll Giovanni, que ce soit au niveau de la qualité (dur de rivaliser avec Stack Season et les Big Bossin’, d’autant qu’il ne réinvente pas le genre) ou du succès rencontré, Giovanni’s Way demeure peut-être le plus fort symboliquement, que ce soit dans sa structure et dans la posture endossée par son auteur. Et à ce titre, s’offrir un featuring posthume avec le grand Blade Icewood est loin d’être anodin, et constitue peut-être même la pierre angulaire de la démarche entreprise avec cet opus. Et de là à poser une filiation avec sa ville il n’y a qu’un pas, elle qui depuis quelques années, entretient l’espoir de voir le bout du tunnel, après une mise en faillite prononcée en 2013. Les stratégies d’autogestion par les habitants y ont en effet éclos depuis plusieurs décennies dans les quartiers délaissés par les industriels, et la courbe de la population recommence enfin à croître. Mais le chemin de la rédemption reste semé d’embûches comme l’a montré le destin funeste de Blade Icewood, ou celui du personnage ayant inspiré le nom de l’opus. Mais l’essentiel est déjà de se placer sur la bonne voie.
Si vous avez aimé cet article, n’hésitez pas à le partager avec les petites icônes ci-dessous, et à rejoindre Le Bon Son sur Facebook, Twitter et Instagram.
3 commentaires