Voilà plusieurs mois que l’on attendait la sortie de Rue des Dames, le nouveau film d’Ekoué et Hamé de La Rumeur. Plus d’un quart de siècle après leur premier EP, le groupe est un des seuls à résister à l’épreuve du temps, avec IAM, en poursuivant son œuvre politique, avec sa conscience de classe chevillée au corps. On retrouve d’ailleurs cette grille de lecture sans concession dans leur dernier album Comment rester propre ?, grand moment de l’année (lire notre bilan rap français 2023). Mais nos fils d’immigrés ne se contentent plus de rapper ; depuis une décennie, ils se distinguent davantage par leurs activités dans le cinéma que dans le game. En effet, depuis 2011, ils sont d’une grande productivité en étant à l’origine de cinq projets cinématographiques pour deux disques. Après un téléfilm sur l’univers du rap (De l’encre) et un court métrage sur un drame en banlieue (Ce chemin devant moi) en 2012, Les Derniers Parisiens sera leur premier long métrage, en 2017, sur Pigalle et différentes trajectoires de vie de petites gens. Après avoir été les co-scénaristes de K Contraire en 2018 dans lequel le passé rattrape un personnage sorti de prison, Rue des dames est donc leur nouveau film.
Spoiler alert : la suite contient quelques éléments du récit, pour ceux qui voudraient aller voir le film avant d’aller plus loin dans la critique.
On y suit Mia, jeune femme enceinte, employée dans un petit salon de manucure du 18ème arrondissement parisien qui galère dans sa vie et doit trouver un toit, alors que son compagnon sort de prison. Usant de différentes manigances pour s’en sortir, elle recrute des clientes sur son lieu de travail pour en faire des escorts dans des soirées VIP. Sauf que l’une d’entre elles tombe enceinte d’un footballeur star, au grand dam de ce dernier, marié et père de famille. Elle va se retrouver au centre d’un engrenage fatal où tous les coups sont permis.
On peut remarquer une première continuité dans le cinéma d’Hamé et Ekoué. A l’instar de leurs productions précédentes, ils sont une bande de jeunes à eux tout seul et s’entourent souvent des mêmes acteurs, de film en film. Ainsi, on recroise Bakary Keita, Sandor Funtek, Virginie Acariès, Slimane Dazi (mais pas Reda Kateb absent pour cette fois).
« Je n’ai confiance qu’en ma clique »
– « Nébuleuse »
Si le casting est composé de professionnels mais aussi d’amateurs (avec un petit rôle pour La Hyène, mais pas de rappeurs-acteurs, comme Kaaris, Sofiane, Gringe ou Kofs ; est-ce si surprenant en vrai ?), les deux réals ont voulu mettre une nouvelle fois en avant des tronches, filmées en gros plan, tronches qu’on ne voit que trop peu dans le cinéma français (un peu à la manière d’une Sergio Leone dans les westerns spaghettis ou des membres de l’équipe Kourtrajmé). Contrairement à ces derniers, ce n’est pas la banlieue parisienne qu’ils filment mais une partie de Paname, populaire, en proie à la gentrification. On a d’ailleurs là une autre permanence dans le cinéma d’Ekoué et Hamé, le décor, l’environnement retenu. Ils mettent en avant le côté obscur de la ville Lumière afin de raconter leur Paris, celui qu’ils connaissent, qu’ils ont arpenté, qui se transforme aussi, qui dégoûte et fascine. On retient par ailleurs cette réflexion de Nabil interprété par Amir Bettayeb qui constate que Paris « est la plus belle ville du monde mais qu’il n’y a pas assez de poubelles ».
« Cette ville, son or, ses putes en carrosse,
cette arène, ses pauvres, ses princes sous escorte »
– « Comment rester propre ? »
Les 17eme et 18eme arrondissements, la rue des Dames, l’avenue de Clichy, offrent à ce titre un décor plus vrai que nature et nos deux parigots n’abusent pas de plans larges pour se concentrer sur leurs personnages. En effet, nous avons affaire à un film choral où les destins de chacun entrent en collision, avec comme dénominateur commun Mia, interprété par Garance Marillier. Forte d’une filmographie pointue entamée avec Julia Ducournau, elle porte en partie le film, en étant de quasiment tous les plans, en incarnant le personnage de cette jeune femme pas gâtée par la vie, qui prend des coups et en rend. Dans ce portrait de femme comme dirait Télérama, elle n’a quasiment pas d’occasion de sourire et doit affronter des difficultés personnelles (son compagnon est emprisonné et va être en liberté conditionnelle), professionnelles (son salaire ne lui permet pas de se projeter), familiales (sa mère n’est pas loin d’être aussi à la ramasse que celle d’Eminem dans 8 Mile et parle de sa fille comme d’une erreur de jeunesse). Ne craquant qu’à de rares moments, elle se bat à chaque instant, elle pour qui la défaite et les contretemps font partie du quotidien (sa cicatrice à l’arcade sourcilière est d’ailleurs un détail qui n’en est pas un). Garance Marillier fait même penser à un personnage des frères Dardenne, que ce soit Émilie Dequenne dans Rosetta ou Marion Cotillard dans 2 jours, 1 nuit. Rue des Dames est aussi une sorte de course contre la montre, Mia devant trouver des solutions pour financer sa chambre d’hôtel, son appartement, trouver des fiches de paie, ne pas se faire licencier, ni traîner en justice pour proxénétisme, convaincre une amie d’avorter, tout en gérant sa propre grossesse.
La particularité de Mia, c’est qu’elle est prête à tout non pas pour réussir, mais pour survivre. Poussée dans ses retranchements par la vie, elle fait preuve d’une résilience impressionnante et le système D l’oblige parfois à se salir les mains, voire à se compromettre. La faim justifie justifie les moyens et l’essentiel des relations entre les personnages tourne autour de la question financière. Tout le monde cherche à s’en sortir, que l’on soit sans papier, chauffeur VTC ou réceptionniste. On cherche à boucler les fins de mois, à payer ses dettes, à trouver une échappatoire. Comment rester propre dans ce Paris loin d’être magique ? Issa (Bakari Keita) n’hésite pas à profiter de la situation de son cousin footballeur (Gibril) pour un ou deux billets violets, la gérante du salon de manucure fait chanter Mia pour combler ses problèmes de trésorerie, Mia réussit à extorquer Gibril pour que son infidélité ne fasse pas de trace. Bref, l’homme, la femme, sont des loups pour l’homme, pour la femme.
« Cette course, ses pièges, ses vainqueurs aux dents blanches,
ces morts de faim, ces pillards et mes jambes qui flanchent »
– « Comment rester propre ? »
C’est une des forces de Rue des Dames, les personnages ne sont en rien caricaturaux : pas de bons samaritains ici, de salauds finis ni d’héro(ïne)s. Mia n’est pas une victime qui subirait les évènements, elle n’hésite pas à doubler son compère Issa quand elle en a l’occasion, elle se sert de la naïveté de michtonneuses, utilise le petit ami de sa mère pour mettre un coup de pression à sa patronne. S’il semble évident que le duo Mia/Issa est le plus vrai, le plus fort, en dépit de moments sans concession entre eux, un personnage secondaire est central dans le récit, en l’occurrence Diane, incarnée par Virginie Acariès. Rencontrée au salon de beauté, pour ne pas dire recrutée, sa relation avec Mia structure d’une certaine manière le récit. Leurs trajectoires se suivent au fur et à mesure du film. Si l’on assiste à la première échographie de Mia, on voit les effets de la grossesse sur Diane avec nausée et vomissement qui vont avec. Surtout, ces deux femmes enceintes, des femmes seules, doivent affronter cet heureux évènement en luttant pour donner la vie. Mia se démène pour offrir à son bébé un toit et une vie plus confortable qu’elle a eu, Diane refuse une importante somme d’argent pour avorter de cet enfant non désiré du côté du géniteur ; Mia n’a pas connu son père, Diane compte élever sa progéniture seule ; la jeune ne pense pas à la fausse couche tandis que l’horloge biologique travaille la trentenaire. Surtout, Mia aura tout tenté, allant jusqu’à être cynique avec Diane, avant d’accepter sa décision.
La performance des deux actrices sublime un scénario finement écrit, scénario qui se révèle tristement ironique pour ces deux femmes enceintes. On a la confirmation qu’un film travaillé, qui ne cède pas à la facilité, où les personnages sont réfléchis, auxquels on s’attache, où les interactions sont subtiles, où les péripéties (euphémisme pour parler des mésaventures affrontées par Mia) s’enchaînent à rythme raisonnable, où le climax est l’aboutissement d’une véritable montée en tension, où la fin prend aux tripes, est un film réussi.
Rue des Dames a une portée politique en s’intéressant aux sans voix, aux galériens du quotidien. Certes, il n’est pas spectaculaire (pas de plan séquence ni d’amples mouvements de caméra), mais nos deux cinéastes privilégient, comme dans leur musique, le fond sur la forme. Si les protagonistes du film sonnent particulièrement vrais, on ne peut s’empêcher néanmoins de trouver improbable le couple formé par Mia et Nabil, ne décelant quasiment pas d’affection ni d’affinités entre les deux futurs parents. Dommage aussi que le personnage de Yohann, joué par Sandor Funtek, gendre idéal au début, puis ridicule (on pense à la scène de bagarre torse nu) et détestable à la fin, puisse être considéré comme grotesque (à moins qu’il ne s’agisse d’une volonté de rendre ce flic si antipathique).
Ainsi, Rue des Dames est un vrai bon film, intéressant à plus d’un titre, dans la continuité mais meilleur que Les Derniers Parisiens. On s’attache fortement au personnage de Mia, quiconque a galéré s’identifiera forcément à elle et on aimerait que Garance Marillier s’inscrive dans le temps auprès de la clique d’Ekoué et Hamé. A ce titre, on leur souhaite de devenir pour Paris les équivalents de Guédiguian pour Marseille, des Dardenne pour la Belgique et de Ken Loach pour l’Angleterre. Ils confirment qu’en compagnie d’Akhenaton et Orelsan, ils représentent de bien belle manière les rappeurs qui passent derrière la caméra. Entre leur album et leur film, 2023 est bien l’année de La Rumeur.
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