Souffrance profite de l’éclaircie | Chronique

« J’ai fait un freestyle, j’ai réveillé des morts » – Authentique

Nos lecteurs assidus connaissent l’histoire de Souffrance. Mais résumons tout de même : des débuts avec ce qui sera L’uZine au tournant des années 2000, dix ans de pause dans l’ombre du collectif, puis un retour progressif à partir de 2015. Et puis, un soir d’avril 2021, un freestyle habité à Planète Rap vient changer la donne, et donner un coup de projecteur inattendu au rappeur montreuillois. Un premier album, Tranche de vie, arrive rapidement, reçoit les compliments de quelques noms éminents du milieu et remplit les attentes du public. Les siennes ? Pas encore, à en croire la dalle qui transparaît dans le deuxième album, Tour de magie, paru un an après, et bénéficiant d’une promotion plus conséquente que le premier, entre medias à la grande visibilité, émissions spé, et placements dans de grosses playlists. Il se lance ensuite dans une tournée solo, et nous voilà à l’automne 2023, pour un troisième opus, Eau de source.

« Ciel gris, kebab grill, toujours les mêmes thématiques » – Ciel gris kebab grill

Dans la continuité des disques précédents, Souffrance continue à dérouler sur les thèmes qui lui sont chers, comme le point de vue d’un (ex) vendeur de drogue, avec la précision et le fatalisme qui le caractérisent (« J’vais mieux depuis que j’ai arrêté de vendre des sachets, mais l’argent facile c’est dur de s’en détacher » – Appuie-tête) ; la survie et le ressenti propres à ceux qui vivent la réalité de la France d’en bas (la sous-France) avec prises de hauteur et coups de zoom plus personnels (« On sait ce qui se cache derrière les ‘s’il vous plaît’ les ‘merci’, on profite de l’éclaircie », sur « Tempête », à ajouter aux remarquables titres du même nom de PNL, Nekfeu et SCH) ; et son envie de croquer le monde, encore très palpable sur ce troisième opus, ce qui laisse penser qu’il n’a pas encore atteint ses objectifs en termes de score (« J’tire sur un fil d’araignée, il s’appelle ‘l’espoir de s’en tirer’ » – Ciel gris kebab grill). Ce dernier thème transparaît fortement, et semble être un des questionnements majeurs du membre de L’uZine sur ce disque, lui qui se trouve désormais aux portes de l’accès au grand public. Comment garder l’essence de ce qui fait son rap, son authenticité, tout en élaborant une stratégie pour péter le score ? Loin de capitaliser sur les dernières sonorités tendance, et alors qu’il a déjà démontré qu’il était capable de découper n’importe quel type d’instrumentale (cf. sa mixtape Noctambus), il est resté dans ce qui ce qui se marie peut-être le mieux à son rap, avec des productions conçues pour durer signées Itam, Mani Deïz, ou son acolyte TonyToxik, quand Tour de magie cherchait davantage à innover.

« On va la briser cette foutue vitre, j’remplis des feuilles avec le goût du vide » – Eau de source

C’est du côté des feats qu’on peut déceler de la nouveauté, participant certainement d’une stratégie de se faire connaître d’un nouveau public. En effet, fort de quelques liens noués avec des noms établis de la scène rap, il convie Vald, qui l’avait complimenté à distance en interview, Oxmo, qui l’avait reçu dans son émission Plan B, et ZKR, jeune rappeur roubaisien bénéficiant déjà d’une belle exposition. Trois profils différents, trois générations de rappeurs distinctes, et donc trois chances d’élargir son public. Mais ce choix de feater exclusivement avec eux ne s’est pas fait dans le seul but de les afficher au tracklisting, puisque force est de constater que Souffrance s’est appliqué à délivrer de véritables collaborations, sur lesquelles chacun fait référence à l’autre, avec des choix d’instrumentales pas anodins. En effet, TonyToxik a délivré du sur-mesure aux invités, on pense notamment à la boucle de saxophone renvoyant à une ambiance nocturne, jazz et enfumée pour Oxmo Puccino, ou l’instrumentale bondissante pour Vald et son flow imprévisible. « Voraces », en featuring avec ce dernier, avare en featurings, devrait logiquement toucher un large public, d’autant que l’Aulnaisien a délivré un couplet à rallonge, contenant des références subtiles à Souffrance et la ville de Montreuil.

« J’aurai l’inspi tant que je suis pauvre » – Authentique

Mais surtout, que ce soit sur les trois feats ou les neuf titres solos, ce qui frappe, c’est le soin toujours intact apporté à l’écriture, alors qu’Eau de source est le troisième album de Souffrance en un peu plus de deux ans, durant lesquelles il a délivré des dizaines de featurings, ainsi qu’une flopée de couplets pour l’album de L’uZine. Parler de fulgurances serait inexact, parce que cela sous-entendrait qu’elles n’apparaîtraient que par intermittence, alors que chaque mot, chaque respiration (essentielles dans le débit de Souffrance) et chaque image (pour ne pas employer le terme de figure de style), aussi crue soit-elle, fait mouche. Il serait inutile (et pénible à la lecture) de lister tous les bons mots du rappeur dionysien, mais dans ce domaine, l’absence de déchets dans cet album dense, quoi qu’un peu plus court que les précédents, pose la question de savoir comment ne pas s’essouffler et perdre en inspiration avec une telle fréquence de sorties. Va-t-il puiser dans cette envie de tout arracher, de percer le plafond de verre, « briser cette foutue vitre », qui le surplombe ? Ou bien, à 35 ans passés, l’expérience et l’émulation de son équipe suffisent à abreuver sa plume ? Peu peuvent se targuer d’une telle productivité, associée à une qualité intacte de la proposition, et il y a fort à parier qu’on citera cette trilogie d’albums quand on évoquera le début des années 2020 du rap francophone.

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Olivier LBS

Doyen et autocrate en chef de cette incroyable aventure journalistique. Professeur des écoles dans le civil. Twitter : @OlivierLBS

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