Temps Mort | Il y a 20 ans le hardcore devenait de l’or

Combien de mots ? Combien de rimes ? Combien de boucles résonnent encore dans nos oreilles, vibrent encore dans nos veines, font battre nos petits cœurs nostalgiques, rien qu’à l’évocation de cet album ? Avait-on 12, 18, 25 ans en ce mois de janvier 2002 ? Peu importe. Pour beaucoup d’entre nous, cette période est devenue synonyme de Temps Mort. Ce que nous vivions au même moment s’est enrichi de la saveur des punchlines du Duc, notre prisme personnel s’est teinté de la couleur 92i. Indéniablement, cet album a marqué plus qu’une génération d’auditeurs : il a marqué le rap, le hip hop français et de nombreux artistes venus grossir ses rangs.

« Approchez-vous et zoomez, ressentez que c’est plus comme avant »

– « Ecoute Bien »

Janvier 2002, dans la jungle sauvage qu’est le rap français de l’époque, les gros noms des 90’s tendent à laisser la place – plus ou moins malgré eux – à de nouvelles formations aussi talentueuses qu’ambitieuses. L’esprit de clan a permis plus que jamais l’apparition d’écuries de MC’s en quête de projets, de gloire, de public, et elles n’ont plus rien à envier à leurs aînés du Beat De Boul, de IV My People ou de la planète Mars, elles-mêmes en recul.

Parmi ces nouveaux bataillons aux dents longues, le 92i, organisé derrière le label indépendant 45 Scientific, s’était taillé dès 2000, en assurant la sortie de Mauvais Œil, une part de choix au sein des collectifs les plus prometteurs. Et alors qu’un public de plus en plus grand scrute, fébrile, les sursauts du genre et que les cartons de 2001 sont encore dans toutes les oreilles, le petit label du 92 envoie un pavé taillé bien en pointe briser la jolie vitrine que se construisait le rap français.

L’objet du désordre ? Booba. Celui même qui stagnait sur le radar de tous les amateurs depuis la fameuse sortie de Mauvais Œil deux ans plus tôt. Car si Lunatic, ce duo louche, maussade et flegmatique, oscillant entre l’ode à la petite délinquance et l’introduction à la grande spiritualité, avait su capter l’attention des spécialistes comme des novices, c’est bien Booba qui concentrait depuis l’essentiel des attentes.

Son solo était d’ailleurs annoncé depuis déjà un moment. Le 45 Scientific, à qui on reconnaissait une grande détermination et des partis pris artistiques forts, en tenait les rennes et était conscient de l’enjeu. Pour le quatuor indépendant J.P Seck, Geraldo, Ali, Booba, la pression était forte pour sortir un opus boulet de canon qui garderait bien installées, leurs chaises au soleil.

Côté public, on s’agitait forcement. Définitivement impatient, assurément curieux, un tantinet inquiet. Après tout, Booba, c’est un peu comme le lait sur le feu. Une seconde d’inattention et les bouillons débordent tandis que le fond de la marmite crame. La presse spécialisée bien calée dans les starting-blocks relayait les encarts publicitaires sécurisés par le marketing calculé de Mr Seck, annonçant ce qui devait être le rendez-vous immanquable du début d’année.

Novembre 2001, le clip de « Repose en Paix » (morceau paru sur la compile du 45 Scientific), avec son lot d’invraisemblances et de références décalées pour porter un hommage sans détour à la production indépendante, vient heurter les programmes musicaux de la TV des 2000’s. La pleine lune, le singe, les poses lascive de Felina, le sombrero de Mala… Tout deviendra culte dans ce clip. La plupart d’entre nous le sent déjà. Les chaînes spécialisées du câble ne passent d’ailleurs pas à côté de cette vidéo anthologique et trouvent le moyen de lui faire un peu de place. Quant au morceau lui même, il tourne à plein, se partageant et se repartageant sur les quelques plateformes de l’internet qui lui assurent une petite visibilité supplémentaire – du moins chez les mieux câblés d’entre nous (on rappellera ici qu’en 2002, YouTube n’existe pas encore, vidéo et sons se retrouvent, originaux ou pirates, sur Kazaa, Limewire, torrent – de rien, le coup de vieux est offert par la maison…)

Et quand Temps Mort sort deux mois plus tard, la vérité c’est qu’on avait à peine digéré ce qui s’était avéré être un immense morceau. Or voilà qu’on allait se prendre 14 nouveaux titres « casse-bouche » sortis de la tête la plus dure du 9-2. Pour la première fois de l’histoire de cette expression, on l’utilisait à juste titre : clairement, « on était pas prêts ».

Ce nouveau variant du hip-hop, nonchalant et violent, moderne avec une profondeur de champ inattendue et des textes « à prendre à un degré cinq » n’avait pas fini de désarçonner.

Car « putain » ! Quelle intro ! Ça sent pas la modernité, ça ? La logique de la boucle n’est pas sans rappeler le « B.O (Banlieue Ouest)», morceau inédit de Mauvais Oeil, sorti en réédition (bien que plus ancien).

Signe que le tournant était au coin de l’année ? Personne ne l’a confirmé. En attendant, le clavier électro nasillard de Fred Le Magicien faisait un magistral écho au clavecin de Geraldo, tout en nous propulsant sans détour dans l’univers un brin futuriste et ultra réaliste qui allait être l’écrin piquant de l’album.

Booba n’a pas besoin de tourner autour du pot. Entre « Indépendant », sculpté par le fidèle Geraldo et « Écoute bien », que le Magicien magnifie, il nous oblige dès le début à rejoindre les rangs de son armée, celle qui trace sa route « de Boulogne à Rome » sans se soucier de tout ce qui pourrait la stopper : le qu’en-dira-t-on, la bienséance, le respect dû à une autorité de toute façon dépassée par la puissance de la déferlante. Loin des velléités révolutionnaires de Salif sur « Tous Ensemble », Booba insuffle avec une écriture d’une subtilité incroyable la rage qui l’habite aux auditeurs du nouveau millénaire. Alors qu’en cette année présidentielle, banlieues, jeunesse, étrangers, sont pointés du doigts par un virage sécuritaire nourri d’un racisme latent qui se dévoile peu à peu, les phases de B2O ne peuvent que résonner dans les têtes de ceux qui sentent bien que le baromètre tourne à la tempête.

Un peu plus de dix minutes après avoir lancé la galette, on tombe sur « Ma définition », morceau intimiste si l’on veut, tant que Fred case une boucle de violons et que Booba parle de son adolescence. Mais la lecture du cœur tendre sous un beat plus classique serait trop simple, quand passé le premier couplet retour-sur-une-croissance-façon-mauvaise-herbe, B2O parle violences policières et non-enseignement de la colonisation, comme autant de facteurs de divisions sociétales dont il se considère être le produit. Rien à faire, pas moyen de fuir, le fond est là et attaque sous toutes les formes.

Le triptyque du Magicien s’achève avec « jusqu’ici tout va bien » et son beat sourd, agressif, hermétique. Sûrement l’un des morceaux les plus difficiles de l’opus, conçu avec un fond hyper dense posé sur une instru qui ne laisse aucune place au recul. Quand on sort de ces cinq minutes, on a simplement l’impression de s’être fait enchaîner sur un ring. Parmi la richesse du propos, beaucoup ont gardé le mantra du « 6000 balles pour travailler tout le mois je m’en bats les couilles, moi », car egotrippée ou pas, cette petite phrase lâchée l’air de rien dans la monotonie du quartier, continue de mettre le doigt sur une réalité du quotidien. – Quelqu’un n’a-t-il pas d’ailleurs rappelé très récemment que « se lever pour 1000-2 c’est insultant » ?

Avec « Repose en paix » sur la piste suivante, Dumoulin ouvre la phase Animalson du bum-al. Plus besoin de présenter le morceau, il arrive simplement à point nommé pour ouvrir la seconde partie de Temps mort. Le concept est simple, le 92i prend les rennes, le hip-hop français format Skyrock, la période NTM, Solaar, IAM (dont B2O a asséné plus tard que c’était « de l’antiquité »…) n’a plus qu’à prendre fin. Au delà de l’arrogance du propos, le morceau couplet unique a sévèrement de la gueule et vient renflouer les rangs de ces sons qui, à eux seuls, ont su pousser le mouvement à l’aggiornamento.

Et juste après, Booba se moque, s’amuse. « Le bitume avec une plume » ou le parfait petit morceau hip-hop du 20ème siècle. Une prod à 100 à l’heure, des scratchs, des métaphores, un refrain, trois couplets, un pont et une outro, tout y est. Une manière de dire que le bonhomme connaît le métier et que le rap de puriste et ses codes, ça le connaît. Au fond, il les chahute histoire de les renouveler et de taquiner les allergiques au changement. Qui aime bien châtie bien, n’est ce pas ? 

L’ enchaînement de ces deux titres, vient aussi gentiment nous apprendre que la provocation comme ingrédient de la modernité et moteur de la nouveauté sera l’une des nombreuses signatures du style B2O ; une façon de faire avec laquelle il faudra désormais compter.

« J’ai que mes tripes, mon hip hop et quelques principes »

– « Independant »

La deuxième partie de l’album qui commence alors fait la part belle aux featurings (92i oblige). LIM, sa dope et le cul de son cheval, Nessbeal et la mystérieuse faute d’orthographe de « sans ratures », la Malekal Morte et Sir Doum’s derrière des grosses caisses de Jouanneaux livrant un joli exercice de style en cinq couplets sans refrain, tous tiennent à peu près la route même si leurs prestations ont souvent été jugées sévèrement face à celle du maître des lieux . Mala parvient néanmoins à glisser un sans faute sur « Nouvelle École », petit titre missile pour effacer les derniers malentendus possibles : du passé, faisons table rase, il est temps de servir un nouveau couvert.

Finalement, entre la sirène de « On m’a dit » qui ressuscite la punchline du gun et du chauve et les piaillements des oiseaux « de mauvaise augure » (tient, encore une orthographe alternative), Booba démontre en fin de parcours une qualité d’écriture unique et un flow d’un naturel remarquable, que ses producteurs ont su apprivoiser et sublimer avec beaucoup de talent.

Pour autant, le carton plein de l’album se termine en eau de boudin. « Strass et paillettes », en fin de tracklist laisse un goût amer en bouche. Sur une boucle pernicieuse d’Animalson, Booba pose un egotrip local plutôt bien construit quand son partenaire et complice de toujours, Ali, semble être dans un autre monde, écrire sur un autre sujet. Chacun dans son couloir exprime son idée de la suite de l’aventure sans que les deux ne se rencontrent plus.

Pour la première fois de l’histoire de cette expression, on l’utilisait à juste titre : clairement, « on était pas prêts ».

La fin d’un duo mythique semble se dévoiler ici, en trois couplets déconnectés, d’où la complémentarité a disparu. Le clip – en total decalage avec les phases d’Ali – et la sortie single n’y changeront rien.

Laissés là un peu paumés, on se réjouira, dix mois plus tard, qu’une réédition de Temps Mort voit le jour. Deux titres signés Animalson et un « Interlude » du Magicien seront ajoutés pour le plus grand plaisir d’un public désormais acquis et à l’affût des moindres mouvement du Duc de Boulogne. Parmi les trois nouvelles pistes, impossible d’ignorer le duo immense que B2O offre à Kayna Samet. « Destinée », encore à ce jour un des plus gros tubes de Booba, fut aussi son premier single à tourner non stop sur Sky’ jusqu’à la fin d’année, celui qui lui permit aussi d’atteindre le disque d’or. Est-ce la prod aux tonalités étrangement douces, qui tranchent avec le reste de l’opus qui avait convaincu Laurent Bouneau de son succès évident auprès du grand public ? La vingtaine de notes presque enfantines, renvoyant à cet imaginaire de comptine enfermée dans une boîte à musique qu’on rembobine pour se laisser bercer, s’intègre pourtant parfaitement dans l’univers de Temps Mort, tout juste familier, un brin flippant, toujours borderline.

Fin novembre 2002, les beats et les flows que s’apprêtaient à embrasser toute une génération d’artistes bercés trop près des enceintes où groovaient Michael Jackson et Tonton David, se sont vus relégués au rang des ringards en un an, un album, deux sorties et 17 titres. Les vieux de la vielle ont vite compris, parfois salué, la performance, entre jalousie et admiration, tandis que dans beaucoup de studios, on s’est remis sur l’ouvrage. Un peu partout, des vocations sont nées. Et depuis le haut de la scène musicale française, ce nouveau variant du hip-hop, nonchalant et violent, moderne avec une profondeur de champ inattendue et des textes « à prendre à un degré cinq » n’avait pas fini de désarçonner.

Vingt ans d’écoute plus tard, l’auditeur attentif trouvera toujours dans Temps Mort, une subtilité qui lui avait échappé, une punchline qu’il n’avait pas percutée, un retour de boucle qu’il n’avait pas vraiment senti : toute la richesse de ce premier album solo est là, dans ce « puzzle de mots et de pensées » qu’on ne capte pas tout de suite. Pionnier sur le fond et la forme, américanisé dans ses influences, scotché à son quartier, Booba a su surprendre et emporter l’adhésion d’un public qui était entièrement à conquérir, en tout juste deux ans.

La longévité de Temps Mort en dit beaucoup sur son importance et son impact à la fois dans le rap français, mais plus généralement dans la musique et même dans la société française dont B2O est, à sa façon, pour le meilleur et pour le pire, devenu une figure majeure.

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