Une nouvelle année s’achève, et il est l’heure pour notre horrible trio de faire un bon vieux récapitulatif de l’année, en 10 albums ayant particulièrement retenu notre attention. Etant donné la difficulté de la tâche de par le nombre de bon projets sortis (on en a listé plus d’une centaine tout au long de l’année), et histoire de vous chouchouter, nous avons conclu notre article avec des mentions honorables, ainsi qu’une playlist de plus de 100 morceaux, issus de nos sélections mensuelles, mais pas seulement.
Mozzy – Internal Affairs
Après plusieurs années à empiler les mixtapes et albums, solos ou collaboratifs, dont certains d’une qualité toute relative, le MC de Sacramento s’est montré plus calme cette année (par rapport à son rythme habituel, qu’on s’entende). Alors que l’on pensait qu’il allait prendre une nouvelle dimension en 2018, avec son album Gangland Landlord, et ses apparitions sur la compilation Black Panther, il est finalement resté à un public assez confidentiel, qui aura profité de l’une des meilleures sorties de sa carrière, le court album Internal Affairs. Mais la confidentialité apparente (nombre de vues et d’écoutes sur les plateformes de streaming) dont il semble tributaire ne témoigne que peu de la dimension prise par Mozzy. En effet, si l’époque actuelle semble faire la part belle aux rappeurs plongeant tête la première dans la gentrification du rap, Mozzy fait partie d’une autre espèce de MC’s, ceux dont chaque ligne écrite transpire la rue, la vie de gang et le sang des proches tombés sous les coups des balles. Et même si le public pour un rap de ce type est plus discret, il n’en reste pas moins conséquent. Ainsi, c’est entre comptes à régler (« Chill Phillipe » et « Killdrummy »), hymne motivationnel (« Winning ») ou encore « Free Yatta Pt.2 », dont le titre parle de lui-même, que sa voix particulière et toujours empreinte d’une émotion pudique se balade, pour un résultat qui est effectivement « More than rappin », court sommet d’une petite minute trente du disque. C’est ainsi que le MC de Sacramento nous livre un album, une fois de plus, plutôt personnel, tout en gardant une forme très brute dans la conception et dans l’exécution, assurément l’un des moments forts de cette années 2019. – Xavier
Anti-Lilly & Phoniks – That’s The World
Deux années après le magnifique opus It’s Nice Outside et cinq années après leur premier projet Stories From Brass Section, le rappeur Anti-Lilly et le beatmaker Phoniks se retrouve une nouvelle fois pour That’s The World, sorti en juillet dernier. Une chose est sure, c’est que la symbiose existe bel et bien entre ces deux bonshommes. Le natif de la ville des Rockets et son comparse de Portland distillent un groove bien particulier, entre teintes cuivrées, ambiances jazzy, atmosphères smoothie et boom-bap moelleux. Dans la parfaite continuité du précédent opus, Anti-Lilly se livre, morceaux après morceaux, utilisant l’écriture et la musique comme thérapie. Le divorce de ses parents, le manque de confiance en soi ou encore la toxicomanie sont des sujets importants, traités au fur et à mesure des douze pistes de l’album. Et là ou la magie opère, c’est que malgré certains thèmes assez sombres, Anti-Lilly choisit de les mettre en musique avec une légèreté, embrassant la dualité de la vie, conjuguant le bien avec le mal (n’en déplaise à Solaar). Définitivement la pépite indépendante de cette année. – Clément
Freddie Gibbs & Madlib – Bandana
La difficulté pour les rappeurs naturellement plus doués que les autres est probablement l’évolution : comment et que faire de mieux, de différent ? Freddie Gibbs a déjà eu le temps de nous prouver qu’il était réellement capable d’explorer toutes les facettes du rap et tous les supports avec brio. En fait, formellement, c’est plutôt Madlib qui tire parti de Bandana. Son génie n’est plus non plus à prouver mais si l’on compare ce foulard haute couture à Piñata, son grand frère, le machiniste semble beaucoup moins paresseux – en utilisant le terme avec précaution. Pas uniquement parce qu’il se permet quelques incursions dans les rythmiques modernes (« Half Mane Half Cocaine »), mais parce que les productions semblent moins « génériques ». Il déclare avoir tout produit depuis son iPad et si c’est un bel atout pour la légende du disque, on peut supposer que c’est aussi une autre méthode de travail qui a pu le motiver différemment. Lorsqu’il se modernise, on retrouve une emprunte très « samplesque » qui relève plutôt des éléments de batteries assez classiques, mais joués de manière plus contemporaine puisque les samples ont toujours continué de proliférer dans le rap. Gangsta Gibbs s’en accommode parfaitement. Que ce soit à côté de leur collaboration précédente ou de son récent disque avec Curren$y et Alchemist, il y semble moins dans la recherche pure de performance et on le sent musicalement aussi à l’aise que sur ses disques plus « actuels ». On le sent sans barrière et in fine, plus libre. La liberté, d’ailleurs, est l’un des axes de réflexion majeurs du disque. Parfaitement à l’aise avec leur époque, les deux bougres ont choisi de ne pas dépasser les 3 minutes sans changer de beat ou recevoir des amis de luxe. Bandana est non seulement un disque majeur en 2019 mais est aussi une marche importante pour les discographies touffues respectives de chacun des protagonistes. – Wilhelm
Dark Lo – American Made
Actif dans le rap depuis le milieu de la décennie, Dark Lo a semé une discographie plus qu’intéressante, quoique discrète et fortement méconnue de ce côté de l’Atlantique. Avec son dernier album, American Made, sorti en fin d’année, le MC de Philadelphie a peut-être ajouté une nouvelle ligne de référence à son CV rapologique, après The Testimony sorti en 2017. Entouré de seulement trois invités, plutôt méconnus excepté Benny the Butcher, Darkaveli nous livre un opus assez personnel. Au niveau du rap, il garde la recette qui fait de lui un MC très prisé de nos colonnes ; un flow sentencieux et solennel, une voix presque hurlée et des textes criant de vécu et de traumatismes d’une vie marquée par la violence et la prison. Mais avant tout, American Made est un album éminemment politique, comme énoncé dans le titre éponyme servant d’introduction. Il est, de bout en bout, issu d’un contexte socio-culturel et historique qu’on ne connaît que trop bien, et finalement, totalement (malheureusement devrait-on dire) en phase avec son époque. En ce qui concerne le domaine musical, Dark Lo nous prouve une fois de plus sa capacité à briller sur tous types d’instrumentales. Au niveau du tempo, il alterne parfaitement les morceaux très classiques avec des productions d’inspiration plus moderne, alors qu’il se balade également très aisément entre les différents registres mélodiques, quand bien même il reste particulièrement à l’aise sur les pianos de « The Offer » et surtout « Blow 5 », morceau sur lequel l’alchimie avec son aîné Ar-Ab est criante. Malgré sa confidentialité, American Made est album totalement abouti, et absolument nécessaire. – Xavier
YBN Cordae – The Lost Boy
Mais qui est donc ce jeune gamin aux joues roses et au visage poupon ? Âgé seulement de vingt-deux ans, YBN Cordae est un rappeur qui nous vient de la Caroline du Nord, plus précisément de sa capitale : Raleigh. En France nous l’avons pour la plupart découvert avec son apparition sur le morceau « Tout Ce Que Je Sais » d’Orelsan. Avec quatre projets sortis sous son autre blase Entendre et avec ses bougs de YBN, Cordae Amari Dunston a dévoilé en juin dernier son premier album studio, intitulé The Lost Boy. A la parution de la tracklist, une chose est clairement frappante : le nombre d’invités de qualité présents. Anderson. Paak, Ty Dollar Sign, Chance The Rapper, Pusha T ou encore Meek Mill viennent partager le mic avec le petit Cordae. Plus si petit que ça d’ailleurs, tant le bonhomme est validé par les plus grands (Dr. Dre ou Quicy Jones pour ne citer qu’eux) et plébiscité par tous les médias. A noter en plus la présence des cheveux sale de J. Cole ou encore du très sanguin Cardiak aux productions, histoire d’être sûr.
Le projet, quant à lui, s’écoute d’une traite, avec son juste nombre de bangerz purs et durs, ses quelques balades semi boom-bap ou encore ses refrains très soul. YBN Cordae parvient, avec une facilité déconcertante, à tirer le meilleur du rap old school mais également de ses formes d’expression les plus modernes pour fournir un album remarquable, ne laissant pressentir que du bon. Un garçon pas si perdu que ça donc. – Clément
Westside Gunn – Hitler Wears Hermès 7
Chaque volet de la série Hitler Wears Hermès est un événement dans la carrière du Grand Moghol du nord de l’état de New York. Éternellement lié au « son Griselda » dont il est le principal architecte, Westside Gunn a toujours tenu à dire qu’il n’écoutait pas exclusivement du rap boom bap (ou tout autre néologisme fumeux qui rappelle plus ou moins le rap des années 1990). Pour marquer le coup du 7ème volet, il sollicite DJ Drama qui hante un disque éminemment plus soulfull que ses prédécesseurs tout en rendant hommage aux bien vieilles mixtapes de Jeezy – quand celui-ci était encore Young. Si Daringer n’apparaît qu’une fois aux crédits, on n’est pas dépaysé pour autant. Mais l’esthétique se rapproche bien davantage de « Mr. T », l’un des premiers succès du rappeur à la voix nasillarde. Les instrumentales très mélodieuses justifient d’ailleurs le fait qu’il rappe moins bien que sur le volume précédent, beaucoup plus sale. En revanche, lui qui ne s’ouvrait qu’au détour de phrases disposées çà et là, ou d’images tirées par les cheveux, semble plus enclin à parler de lui sur « Kensington Pool ». Bien-sûr, l’auto-congratulation est présente de bout en bout et le registre n’est pas aussi viscéral que ce que peuvent proposer ses camarades (Conway sur « The Cow » et « India » de Benny pour ne citer qu’eux), mais on a tout de même l’impression d’en découvrir plus sur le personnage. Ajoutons à cela que les « ‘Chinegun we miss you, we miss you » finaux annoncent parfaitement l’album commun. – Wilhelm
Big K.R.I.T. – K.R.I.T. Iz Here
Deux ans après la pièce maîtresse de sa discographie, 4eva is a mighty long time, le MC du Mississippi était de retour cet été avec un nouveau disque, plus classique et moins ambitieux que le double-album qui venait couronner sa carrière en 2017. Son prédécesseur brillait par sa construction, avec une première partie résolument sudiste (par sudiste, nous n’entendons pas la trap atlantéenne générique actuelle, mais plutôt l’influence très claire des anciens, notamment UGK, dans ce qu’on appelle communément le « Country rap tune ») et une autre beaucoup plus musicale et intimiste, où Justin Scott nous livrait des couplets plus personnels. A travers ces deux parties, le rappeur nous montrait l’étendue infinie de sa palette (il sait globalement tout faire), tant derrière les machines que le micro. Avec K.R.I.T. Iz Here, K.R.I.T. nous renvoie directement à l’une de ses premières véritables traces discographiques, K.R.I.T. Wuz Here, datant de 2009. Alors que son dernier disque marquait le début de sa nouvelle carrière en indépendant, débarrassée des chaînes de l’industrie, K.R.I.T. Iz Here marque définitivement la poursuite de cette direction.
Contrairement à son prédécesseur, cet album ressemble avant tout à un gros patchwork de toutes les influences de Justin Scott à travers sa carrière et brille par son éclectisme musical, le tout étant parfaitement représenté par l’outro, « M.I.S.S.I.S.S.I.P.P.I », où l’on passe sans transition de mesures trap à d’autres sur des batteries totalement issues du jazz, sans oublier les passages de trompette ou de saxophone. Pour la plupart des rappeurs, cet album ressemblerait à du grand n’importe quoi, mais comme déjà énoncé, K.R.I.T. sait quasiment tout faire, et demeure l’un des rappeurs les plus doués de ce siècle. Cette ambiance paraît dès lors tout à fait naturelle, et on a enfin l’impression que K.R.I.T. fait ce qu’il veut, là où sur Cadillactica par exemple, il semblait parfois se noyer dans les concessions industrielles. Si l’expérience d’écoute est bien différente que ce que nous offrait 4eva is a mighty long time, K.R.I.T. Iz Here n’en reste pas moins une réussite totale, et un disque important de l’année. – Xavier
Denzel Curry – ZUU
Quatrième album studio du rappeur floridien Denzel Curry, ZUU est sorti en mai dernier, pour le plus grand bonheur de nos oreilles. Véritable concentré de bangerz et de testostérone, le projet nous emmène tout droit dans la ville d’origine de Denzel, à savoir Carol City, dont le surnom a donné son titre à l’album. Produit en majorité par le duo australien Fnz (qu’on a pu écouter sur plusieurs pépites d’A$ap Rocky, Wiz Khalifa ou encore IDK) qui accompagne Curry pratiquement depuis ses débuts, l’album est d’une nervosité assez folle et la narration très (parfois trop) saccadée. Mais c’est d’ailleurs une habitude chez le rappeur qui n’hésite pas à choisir des instrumentales incroyablement brutales pour parler de choses qui le sont souvent tout autant. Il évoque la triste disparition de son frère Tréon, décédé lors d’une interpellation plus que douteuse par la police de Miami, le sort de la jeunesse afro américaine qui tombe sous les balles des forces de l’ordre, le trafic d’armes dans le sud-est des USA ou encore l’héritage laissé par son paternel et les souvenirs qui vont avec. Le seul véritable point faible du projet, c’est sa longueur, avec une durée d’un peu moins de trente minutes, et surtout sept morceaux qui ne dépassent pas les trois minutes. Mais bon, force est de constater que Denzel Curry, en seulement deux quarts-temps d’un match de basket, s’impose avec ZUU comme l’un des artistes les plus envoûtants de sa génération. – Clément
Griselda – WWCD
Ouvrir et fermer un album sont des étapes charnières dans la confection d’un disque. La première partie est d’autant plus primordiale qu’elle doit nous convaincre d’écouter ce qui va suivre jusqu’au bout. Il y a alors pléthore de choix parmi lesquels les skits ont la durée de vie la plus courte. Et lorsque l’on vous annonce un featuring avec Raekwon, le voir, seul, ouvrir l’album en prêcheur… C’est évidemment le meilleur choix possible. Plus encore pour les trois larrons de Buffalo. What Would Chinegun Do?, qu’aurait fait Machinegun Blak, le regretté membre instigateur de Griselda Records ? C’est ce à quoi tentent de répondre son petit frère et ses deux cousins dans leur premier album en major et premier album commun. Premier challenge : la clearance des samples. Alors que les disques précédents pullulent de samples non déclarés (#freeFlygod), Shady Records ne peut pas se permettre de jouer à ce jeu et a choisi de renforcer les rangs de la production, assurée par le saint Daringer, en faisant composer les mélodie par Beat Butcha. Le résultat est bluffant, on jurerait entendre des samples charcutés. Alors, plus de deux ans d’attente pour un disque qui sonne de bout en bout comme ce que le trio nous a déjà présenté depuis leur émergence ? Plus encore, un disque où chaque morceau sonne à peu près comme le précédent ? Oui et non. Oui, d’abord, parce que c’est bien. Et non, parce que la présence des trois sur tous les morceaux et la synergie qui se dégage entre chaque passe-passe apporte un plus vis-à-vis de chaque discographie solo, et le mixage est le premier de l’histoire de la structure a être de bonne facture. Entre l’hommage et la célébration de la troupe, WWCD est assurément le meilleur disque de chacun à ce jour. – Xavier
Dave East – Survival
David l’oriental s’est fait attendre. Trois ans après son explosion auprès du grand public avec sa formidable mixtape Kairi Chanel, et après une signature chez Def Jam, le newyorkais est enfin parvenu à sortir son tout premier véritable album, après une série de mixtapes plus ou moins réussies, et un très bon album commun avec le Lox Styles P. Et si les signes avant-coureur pouvaient inquiéter (une direction artistique assurée par NaS, une pochette cheap au possible, en plus d’être d’un goût douteux), l’héritier du trône d’Harlem n’a pas déçu, redonnant tout son sens à la notion oubliée d’album. Rappeur de rue s’il en est, Dave East se voit souvent reproché par ses détracteurs de recycler les mêmes thèmes, et de ne jamais changer la recette qui a marché sur Kairi Chanel, à savoir, la vie de rue, son authenticité, la vente de drogue et on en passe. Sur Survival, il n’opère pas une révolution dans les choix de thèmes, mais le ton général change drastiquement. Durant la quasi-totalité de l’album, Dave East met de côté le costume de bandit, et brise la carapace de dur-à-cuire qui l’accompagnait jusqu’ici. Ce côté moins gangster apparaît lorsqu’il nous parle de sa fille, de son enfance, de ses amis, et surtout, sur le point d’orgue de l’album, « Need a Sign », où pour le coup, le thème est plutôt original, puisqu’il s’agit de l’importance de recevoir un signe dans la vie. Au niveau des invités, il est bien dommage de le voir claquer la quasi-totalité du budget-featuring dans les prestations sans relief et sans plus-value de Gunna ou Lil Baby quand on voit la prestation dantesque de Mozzy sur « Devil Eyes ». A part ça, Dave East fait appel à plusieurs anciens pour des collaborations plutôt intéressantes et inattendues, comme Max B ou E-40, faisant sonner l’album comme un passage de témoin, quand bien même ces anciens sont issus de zones d’influence différentes. Quoiqu’il en soit, Survival devrait marquer un passage de pallier dans la carrière déjà bien remplie de Dave East, et on l’espère enfin lancé pour devenir un rappeur légendaire. – Xavier
Mentions Honorables : Young Thug – So Much Fun, Gangstarr – One Of The Best Yet, Flying Lotus – Flamagra, Action Bronson & The Alchemist – Lamb Over Rice, Nas – The Lost Tapes 2, Common – Let Love, Danny Brown – uknowhatimsayin¿, IDK – Is He Real?, Little Simz – Grey Area, Tyler, The Creator – IGOR, Earth Gang – Mirror Land, Dreamville – Revenge of the Dreamers III, Rapsody – Eve, Maxo Kream – Brandon Banks, Little Brother – May The Lord Watch, L’Orange & Jeremiah Jae – Complicate Your Life With Violence, Apollo Brown – Sincerely, Detroit, Rick Ross – Port of Miami 2, Schoolboy Q – Crash Test, Flee Lord & Eto – Rocamerikka, Future – THE WZRD, $ha Hef – The Wolf of Black Wall Street, Benny – The Plugs I Met