Il n’est pas rare, au gré de l’écoute aléatoire d’une playlist de rap, de découvrir posés ici et là, des passages entiers évoquant la vie des auteurs. D’une réflexion sincère sur leur passé à une expérience artistique marquante, des bribes de leurs histoires nous parviennent au détour de morceaux qui ne leur sont pas forcément consacrés, souvent au beau milieu d’un 16 décrivant une cité ou alimentant un egotrip fumant. Mais entre les anecdotes anodines et des couplets méchamment egotripés, l’art de dresser le bilan demande une rigueur et un savoir-faire bien spécial.
L’egotrip est sans doute un des exercices de style préféré des rappeurs : entre fantasmes et complexes de supériorité, on y accepte toutes les divagations, et on y pardonne volontiers la plupart des abus, tant qu’ils permettent aux MC’s de faire étalage de leurs talents en calant ce qu’ils s’imaginent de concurrence sous la semelle. Mais si romancer sa vie et démultiplier ses aptitudes sur papier raturé renforce l’ego, la raconter à nu, sans le filet du second degré, et avec une frise chronologique en arrière-plan, peut s’avérer un défi autrement plus périlleux que tous ne sont pas prêts à relever.
Le récit autobiographique sur enchaînement de 16 bien organisés, apparaît en effet comme un savant équilibre entre cet egotrip si prisé et le difficile storytelling. Il nécessite à la fois une solide expérience du rap-jeu et une aisance de flow avoisinant la haute voltige. Car il faut être capable, souvent sur des formats à rallonges (on raconte peu 15 ans de sa vie en moins de 5 minutes), de garder attentive une audience prise dans le tourbillon de la vie de son MC préféré, sans tomber dans l’écueil de dérouler un CV, d’être fat, ou pire, chiant.
Parmi tous les artistes qui se sont livrés avec talent à l’exercice, nous avons donc souhaité partager la sélection suivante. Comme d’habitude, loin de nous l’idée de vouloir être exhaustifs ou d’établir un classement, ces 10 titres sont donc plutôt simplement un bon condensé de ce qui a pu se faire de réussi dans le genre.
Diam’s – I am somebody (S.O.S, 2009)
Probablement première source d’inspiration de cette grande dame du rap FR, son histoire personnelle a hanté la plus grande partie des écrits de Diam’s, qui n’a jamais craint de se livrer dans ses morceaux. Si elle avait commencé à dresser ce qui ressemblait à un premier bilan dans son troisième album avec « petite banlieusarde », elle ne complétera donc vraiment l’exercice que trois ans plus tard, après une longue pause avec le milieu. « I am somebody », n’est autre que le deuxième morceau de son dernier album S.O.S, et semble clairement destiné à remettre les pendules à l’heure des nombreux détracteurs qui ne voyaient en elle qu’une artiste vendue à la variété. Que ceux qui en étaient restés à « confessions nocturnes » se remémorent l’immense talent de cette MC hors normes qui éclate pendant 9 minutes sans refrain une prod énervée des gars de Kilomaitre, nous rappelant ainsi qu’en plus de 10 ans de carrière, elle n’a jamais volé un gramme du succès qu’elle a rencontré.
Arsenik – Un monde parfait (Quelques gouttes suffisent…, 1998)
« T’es un dieu quand tu peux contrôler ta vie… » L’extrait du film de John Woo ouvre le morceau des frangins d’Arsenik pour annoncer la couleur d’un morceau dont l’ambition est bien de retracer tout le chemin parcouru depuis leurs débuts à Villiers-Le-Bel. Avec le travail, la rigueur, l’acharnement et la foi, mis à l’honneur pendant plus de 5 minutes, comme les seuls ingrédients de la réussite, le duo raconte avec une sincère sensibilité les difficultés qui jalonnent pourtant les success-stories comme la leur. Sans ânonner de dates clés mais en gardant une cohérence chronologique pour raconter leur chemin, ils entraînent leur auditoire à prendre avec eux un recul bienveillant sur leur carrière. Le refrain laissé à Janik pour la douceur et une boucle de piano mélancolique, samplée par l’éternel Djimi Finger pour un petit effet nostalgique, ont fait de ce son un classique du genre qui force le respect et serre le cœur de tous les ambitieux.
Fabe – Ça fait partie de mon passé (Befa surprend ses frères, 1995)
Groove et impertinence sont comme toujours au sommaire de l’histoire de Fabe, racontée ici avec une délicate simplicité. L’humilité qui transpire des vers du MC, qui choisit de mettre d’abord en avant ce qu’il considère comme les erreurs qui l’ont inéluctablement traîné vers le hip-hop, a su toucher un public qui a fait de ce titre un des plus gros succès du premier opus de Befa. S’il ne parle pas directement de son parcours d’artiste, qui n’en est encore qu’à ses débuts officiels en 94-95, on en apprend assez de son passé et en entend suffisamment de l’habileté de flow et de la poésie des formules qui ont fait sa signature, pour se préparer à la jolie carrière qui suivra.
Fadah – Mélodie d’une vie (Cet Art, 2017)
C’est sur une boucle est aussi entêtante que la détermination dont il veut nous faire part que Fadah nous dévoile dans un long morceau émouvant tout le chemin parcouru. Le temps coule dans ses 16 autant comme un ami qui fait grandir que comme un ennemi qui précipite les mésaventures sans laisser à leur héros l’occasion de se relever entre deux coups durs. Peu à peu, le côté pile d’une vie personnelle en dent de scie s’enrichit d’une passion de plus en plus dévorante pour la musique que Fadah confesse en nous laissant entrevoir un côté face peu glamour. Le MC se laisse balloter par la prod de Tiwaan pendant que son flow calibré trimballe l’auditeur dans les méandres d’une relation amour/haine avec une passion qui prend autant qu’elle donne.
Sinik – Une époque formidable (La main sur le cœur, 2005)
Sûrement une des meilleures exécutions du genre, les 4 minutes 40 durant lesquelles Sinik nous raconte son histoire, sans filtre, touchent et interpellent. En en faisant le premier titre de La main sur le cœur, le MC essonnien n’aurait pas pu commencer son premier album de manière plus pertinente pour inviter un public de plus en plus avide de l’entendre, à gratter sous le vernis de la rage et à comprendre ce qui poussait inlassablement ce flow furieux à se répandre sur les ondes. Chronologique et organisé, le récit n’en reste pas moins cruel et empreint de violence, servit par le timbre solide du MC des Ulis. Plus loin dans l’album, la première partie des « 100 mesures de haine » complétera la démarche et achèvera de lever le voile sur le parcours frénétique d’un artiste déjà bien accompli.
Kery James – 28 decembre 77 (Si c’était à refaire, 2001)
Le morceau fleuve de près de 10 minutes de Kery James est un autre exemple bien soigné de l’exercice. « 28 décembre 77 », sa date de naissance, est un témoignage intime, profond et détaillé d’une histoire riche et douloureuse que le MC veut partager avec son public après quelques années d’absence et pour un premier projet en solo dont il sait qu’il sera bien différent de ce que Daddy Kery avait proposé jusqu’alors avec Idéal J ou la Mafia. Revenant de manière extensive sur l’importance de la religion et le nouveau poids de la foi dans la vie qu’il s’est (re)-construite, il donne dans ce qui était l’outro de Si c’était à refaire, les clés pour en comprendre l’orientation. Sans se chercher d’excuses, son flow saccadé s’unit à une prod en crescendo, pour rappeler les drames, les cicatrices, « les traces de son passé […] qu’on ne pourra plus jamais effacer » qu’il avait évoqué dans le premier morceau de l’album. La boucle est bouclée et Kery est lancé à grande vitesse dans sa nouvelle direction.
Furax Barbarossa – J’oublierais pas (Black Album, 2006)
Entre fierté et nostalgie, entre dédicaces aux acolytes et respect payé aux modèles, la voix s’éraille, la fièvre monte avec la passion, et la prod de Toxine fait monter les émotions que la Barbe Rousse sait si bien remuer dans le cœur de ses auditeurs. La fureur au rendez-vous, comme toujours dans le timbre si particulier du Toulousain, rencontre ici le frisson des souvenirs auxquels beaucoup, sûrement, s’identifient sans mal. La force des aveux, la sincérité du flow, la boucle de piano, racontent avec puissance un parcours qui n’en est pourtant qu’au début, mais touchent au cœur, et ont fait de ce son un très bon exemple de cet exercice de style et un des morceaux les plus marquants de Furax.
Passi – 79 a 97 (Les tentations, 1997)
Pour son premier album solo, l’éminent membre du Ministère avait su opérer un tournant payant. Moins hardcore, capable d’une écriture plus fine et de rimes plus ciselées, le Sarcellois avait mis au point objet qui lui permettait de poser des titres plus introspectifs. Premier morceau des Tentations, derrière une intro où sa mère, à bout de nerfs, lui demandait de prendre sa valise, ce son « rétrospective » pose non seulement le décor musical des 16 titres qui suivent, mais permet surtout à l’auditeur d’entrevoir la profondeur du personnage, de son arrivée en France à son cheminement artistique. Soutenu par une prod toute en douceur signée AKH, le flow tranquille du MC impressionne par sa sincérité et sa capacité à émouvoir en toute simplicité un public peu habitué à l’entendre dans ce registre. En laissant le micro à des spécialistes du refrain, Jacky pour le kick et J-Mi Sissoko pour les vibes, son Altesse fait preuve de flair, comprenant qu’ils amèneront couleur et épaisseur au morceau, le faisant ainsi passer dans la dimension des classiques du genre. Quelques années plus tard, sur la compile du secteur Ä, un remix verra le jour enrichi d’un couplet de plus pour arriver en 1999.
Lire notre chronique sur Les Tentations.
Booba feat. Kennedy – Je me souviens (Ouest side, 2006)
Assez inédit pour l’exercice, ce son rassemble 2 MC’s d’envergure qui décidèrent de partager le micro pour jeter un regard nostalgique, amusé et cru sur leur parcours. Si Kennedy s’était déjà illustré dans l’exercice sur « flashback » un an auparavant, c’est peut-être la seule fois où le DUC fait, quant à lui, les choses « dans les règles » et dresse une brève chronologie des bribes autobiographiques qu’il a déjà pu partager dans ses écrits (comme sur « Mauvais garçon » ou « Ma définition » par exemple…). « Je me souviens », a beau être un titre assez court, ce qui tranche avec les morceaux plus classiques du genre, le rapport des deux rappeurs à leur adolescence et à leurs débuts dévoile sans trop en avoir l’air deux cœurs encore jeunes, qui manient la punchline pour mieux camoufler les confidences, et laisser entrevoir les peaux sous les armures.
Medine ft Kayna Samet – Biopic (Protest Song, 2013)
Qu’il est doux de se laisser porter pendant dix minutes par la plume de Medine qui revient avec une subtile mélancolie sur une carrière déjà bien solide, dont il rappelle avec une honnête franchise qu’elle est à la foi riche de succès mais toujours pleine d’incertitudes. Entre la clairvoyance permise par la prise de recul, la poésie de la langue et la jolie boucle de Proof, l’auditeur slalome et se remémore avec l’artiste tout le trajet parcouru de La Boussole à Din Records. Tout en restant humble vis-à-vis de ses modèles et respectueux vis-à-vis de son public, le Havrais mêle les étapes de sa vie privées et les épreuves de sa vie d’artiste et parvient à faire se rencontrer spiritualité et frénésie dans ses vers, délivrant un rap exalté et empreint de modestie. La voix caressante de Kayna au refrain emporte le morceau encore plus loin en donnant un écho sensible aux pensées du MC tout en les soulignant avec une infinie tendresse.
Bonus track : Neg’ Marrons – Le Bilan (Le bilan, 2000)
Parmi les blockbusters du genre, certains groupes ont su tirer leur épingle du jeu au début des années 2000 avec des titres fédérateurs devenus de gros tubes. Avec leur missile « Gravé dans la roche », les trois parisiens de Sniper avaient eux aussi passé leur succès au crible de la rétrospective en musique, sur fond de prod qui dégommait les dancefloors. Mais au petit jeu du son culte, c’est certainement l’incontournable « Le bilan » qui a laissé les traces les plus profondes. Classique parmi les classiques, ce titre issu de l’album du même nom des Neg’Marrons figure parmi les plus gros succès du hip-hop francophone. Impossible de passer à côté si vous aviez autour de 14 ans en 2000, vous l’avez d’ailleurs sûrement entendu pendant 90% des soirées d’anniversaire de vos potes qui passaient dernièrement le cap de la trentaine. Sans rien perdre de leur verve pour revenir sur leur passion, les deux compères parviennent ici à faire honneur à leur réputation de professionnels du refrain en nous offrant quatre vers qui sont restés imprimés dans la mémoire de toute une génération. Un mot pour le clip devenu mythique qui, en reprenant les codes de talkshows qui commençaient à fleurir sur le PAF et Laurent Boyer en Guest Star, montrait Jacky et Ben-J grimés sur un plateau un peu agité, avec ballons argentés et sweatshirts Fubu dans le public, et apportait un peu de légèreté à un texte qui avait tout pour faire sourire mais aussi réfléchir celui qui l’écoutait attentivement.
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Dans le rap indé, j’aurais rajouter le magnifique morceau autobiographique de Paco « Mi-fugue, mi-résine ». Sur une délicieuse prod de Mani Deïz en plus.