Le rap français a été marqué par une multitude de morceaux portant des prénoms dans leur titre. Ces chansons, souvent intimistes et chargées d’émotion, offrent un éclairage unique sur des expériences personnelles et/ou sur les différentes facettes de la société contemporaine. Qu’importe le style et les diverses narrations utilisés, ils reflètent des questions d’identité, de mémoire collective, politique ou encore d’expression artistique (le manque, l’amour, la solitude, le sexe). En bref, ils occupent une place singulière dans la discographie de leurs artistes et forcement, selon les morceaux, dans nos mémoires.
1991 : MC Solaar – Caroline (prod. Jimmy Jay)
Après le grand succès de « Bouge de là », MC Solaar enchaîne avec un autre titre qui se retrouvera aussi sur son premier album, Qui sème le vent récolte le tempo. « Caroline », c’est d’abord cette étrange rythmique, ces violons lointains (dépéchés à l’opéra Bastille) et cette flûte, le tout arrangé par Jimmy Jay dans un esprit à la fois cinématographique, raffiné et purement hip-hop. Du travail d’orfèvre fait avec les moyens du bord. Le son coule paisiblement jusqu’à l’entrée de Solaar, qui de sa voix douce, nous entraîne dans un délicieux storytelling amoureux. On s’y éprend avec lui de cette Caroline, mais on se laisse aussi bercer par la forme car ce sont les métaphores filées, les jeux de mots et les explorations de champs lexicaux qui nous permettent de réellement pénétrer cette histoire. Parfaitement ficelé, « Caroline » sera l’étincelle de l’histoire d’amour complexe entre le rap français et Solaar, mais aussi l’une des pierres de fondation d’un genre alors frémissant. – Jérémy
1996 : Doc Gyneco – Vanessa (prod. Alexis Ouzani & Doc Gynéco)
Une des premières fois où Doc Gynéco s’est fait entendre sur disque (ou sur cassette devrait-on dire), c’est en 1994 sur l’intro du morceau « Les rates aiment les lascars » pour une intervention (« Léchez-les tranquilles ») qui plantait le personnage. Le nom d’artiste choisi par Bruno Beausir montre d’emblée de jeu à quel point le gars est porté sur la chose. En 1996, son album Première consultation vient confirmer le caractère libidineux du bonhomme. Dans le sixième track, il déclare sa flamme à deux sex-symbols, Vanessa Paradis, personnalité de la chanson, du cinéma et de la mode, mais aussi à la plantureuse Vanessa Demouy, mannequin pour Aubade (ces campagnes de pub…). Le doc y multiplie les allusions sexuelles, lui qui fantasme tant sur ces jeunes femmes. Les lyrics sont explicites et le morceau tournait néanmoins en boucle sur Skyrock qui profitait de l’avènement d’une génération dorée pour le rap français (Secteur Ä et la galaxie IAM notamment). Des milliers d’auditeurs, en particulier des collégiens, répétaient en boucle ces paroles très olé-olé, sans forcément comprendre toutes les arrière-pensées du bougre. Ajoutons qu’il récidivait lors de la réédition de son classique en 1997 avec le morceau « Ma salope à moi ». Doc Gynéco, un poète qui ne chantait pas qu’avec son micro. – Chafik
1999 : Saïan Supa Crew – Angela (prod. DJ Fun & Alsoprodby)
Nous sommes en 1999. Le Saïan Supa Crew en est à ses débuts, et à sorti une série de maxis depuis l’année précédente. 1999 est une grosse année pour eux, dans la mesure où le possee va passer la vitesse supérieure avec une signature en maison de disques, et la sortie de leur premier album, KLR. Sur ce dernier figure un morceau qui va propulser le groupe à un tout autre niveau : le titre « Angela », et son rythme syncopé qui fera danser la France, mais aussi l’Europe entière. Il s’agit en réalité de la reprise d’une interlude vocale du même nom, un morceau court à prendre au deuxième degré, issu du maxi Saïan Supa Crew paru quelques mois auparavant, qui avait fait presque plus d’effet que le reste du maxi au moment de sa sortie. Pour l’album, le titre se retrouve rallongé de quelques couplets et d’une version instrumentale sur mesure. Le morceau dans sa nouvelle mouture a deux particularités : la première, c’est qu’il est écrit en français et en créole, dialecte parlé dans les Antilles françaises, dont sont originaires Vicelow et Sir Samuel. La seconde c’est que le morceau possède des paroles très grivoises (le Saïan évoque l’appétit sexuel d’une dénommée Angela) et donc, accessibles uniquement par ceux qui comprennent et parlent la langue. Bon, c’était en 1999, vous vous doutez bien qu’avec un poil de recherche, on a désormais la signification complète du refrain et de certaines phases des couplets. En 2020, Hatik a plagié rendu hommage à ce classique du rap français avec sa propre version, nécessairement oubliable. – Clément
2000 : Diam’s – Saïd et Mohamed
Oui, ça fait deux morceaux de Diam’s dans cet article, mais techniquement « Saïd et Mohamed » a été écrit par Francis Cabrel. Et oui, à l’origine ce n’est pas un texte de hip-hop, mais la thématique et la mise en rap des textes par Mélanie méritaient qu’on lui fasse une place dans la sélection. En effet, en 1987, Cabrel y aborde le sujet de l’immigration, dénonçant de manière poétique et fataliste la discrimination qui l’accompagnait. Une position plutôt rare (mais pas inexistante) pour l’époque dans la variété française, dans un texte malheureusement encore d’actualité aujourd’hui. (« De toute façon, personne ne t’aide, quand tu t’appelles Saïd ou Mohamed« ). Mélanie ne s’y est pas trompée en choisissant ce titre dans la compilation L’Hip-Hopée, constituée de reprises de chansons de variété par des rappeurs. Rapper des textes écrits pour êtres chantés, qui plus est sur des tempos souvent plus lents, peut se révéler un exercice périlleux, mais Diam’s a su appliquer sa patte à sa version, alternant passages chantés et rappés sans fausse note. Quant à Cabrel, de Jul à Dosseh en passant par Booba, il continue à être régulièrement repris ou mentionné par les rappeurs francophones, que ce soit pour saluer son regard perplexe sur la société qui l’entoure, ou rendre hommage à des textes plus personnels passés à la postérité. – Olivier
2001 : Ol’Kainry – Frédéric, Enfant du divorce (prod. Maleko)
« Frédéric (Enfant du divorce) », issu du premier album d’Ol’Kainry, est le récit à la première personne du quotidien d’un enfant de parents divorcés. Débutant par « Tu m’connais pas j’m’appelle Frédéric un jeune de dix ans « , il dépeint avec les yeux d’un enfant et le talent de storyteller qu’on luit connaît, le choc que peut représenter la séparation de ses parents pour un petit garçon. L’usage du prénom en début de texte permet à l’auditeur de rendre ce jeune garçon plus réel, et de donner de la consistance au texte. Ol’Kainry étant lui-même enfant du divorce et clamant « Freddy » dans ses textes, le public a longtemps cru que ce texte était autobiographique, et que le membre d’Agression Verbale s’appelait en réalité Frédéric. Il n’en est rien, comme il a pu le spécifier lors de son passage dans le podcast Featuring, et Freddy est bel et bien son prénom. Il faut dire que la justesse du texte et de l’interprétation auraient pu laisser penser qu’il s’agissait d’une retranscription de son propre vécu. « Frédéric (Enfant du divorce) » a même eu droit à son clip, finissant de donner à ce morceau un statut de référence quant à la thématique abordée. – Olivier
2004 : Médine – Enfant du Destin Sou-Han (prod. Proof)
Tout au long de ses vingt ans de carrière, Médine a mis en lumière des drames historiques et géopolitiques en se mettant à hauteur d’enfant. Comment dès lors en choisir un plutôt qu’un autre parmi la dizaine de titres de la saga « Enfants du destin » ? Dans son premier album 11 Septembre, à la maturité impressionnante et au titre provocateur, Médine Zaouiche lance le premier volet de sa série avec « Sou-Han » (et voici donc la raison pour laquelle nous avons choisi ce morceau et pas un autre). Portant son regard sur la guerre du Vietnam, très rarement évoquée dans le rap français (si ce n’est IAM dans l’album Revoir un Printemps), Médine dénonce la superpuissance américaine et met à l’honneur les Vietcongs qui mettent à mal les GI’s, en particulier un valeureux père de famille. On ressent forcément de l’empathie pour sa fille qui perd son paternel et qui s’apprête à le venger. L’écriture se veut cinématographique, l’habillage sonore et les bruitages (oiseau, coq, pluie, détonations, impacts de balle, explosion et déflagration) font de ce morceau un véritable film pour aveugle. Sur la dizaine d’enfants du destin, Médine prêche pour sa paroisse et un tiers porte sur les souffrances de la communauté musulmane, mais le Havrais aura aussi abordé celles des migrants, des Kanaks, des Amérindiens, de la traite négrière et des Israéliens. A noter que ses textes sont utilisés par bien des professeurs de collège et de lycée pour faire travailler différemment leurs élèves sur les programmes scolaires d’Histoire. – Chafik
2006 : Diam’s – Marine (prod. Tefa & Masta)
Un piano tendre, un timbre lent, un prénom doucement interpellé. Marine. Son prénom, parce que son nom, Mélanie le sait, empêcherait tout dialogue. C’est une supplique derrière l’hymne générationnel. Où Mélanie interroge celle qui, de douze ans son aînée, a fait le choix d’épouser la haine et d’empoisonner la vie politique de notre pays. Aurait-elle pu faire autrement ? Cette enfant dont le père, plein d’une haine de l’autre et d’une idée fausse de la France, s’insinuait sournoisement depuis toujours dans les détresses et les interstices d’une société qu’il rêvait moins composée? En 2006, déjà, notre pays avait besoin qu’on lui rappelle comment vivre ensemble plutôt que de chercher à faire sécession. Mélanie, où es-tu aujourd’hui ? Ton morceau a 18 ans, et contrairement à nous, il semble avoir gardé toutes ses forces face à l’ennemi. Sur la simplicité d’un rythme calme, la légèreté de cette boucle de piano signée Masta & Tefa, des voix s’élèvent alors. Diam’s s’adressait à celle qui venait de prendre la relève d’un vieux fou, avec l’ambition décuplée d’aller répandre ce venin mortel du populisme dans les moindre failles, petites ou grosses, de notre démocratie. « Plus je proteste et moins nous payons les frais » disait Mélanie. Et cette protestation prenait la forme de ce refrain, clair, implacable: « J’emmerde le front national« . Dans ce morceau, elle est d’abord seule, Diam’s, à le crier à Marine. Mais rapidement, d’autres voix la rejoignent, toujours plus nombreuses, pour devenir une foule forte, obstinée, bruyante. La voix de Mélanie s’éraille, se brise, se désespère autant qu’elle se renforce sur le dernier couplet et qu’elle supplie Marine de ne pas sombrer. Mais alors que le morceau se termine, toutes ces voix sont devenues un écho qui aujourd’hui nous paraît bien lointain. En 2021, Amel Bent, Vitaa et Camélia Jordana avaient repris cette chanson. Redonner souffle au combat ? Questionner de nouveau ? Questionner Marine ? Nous questionner, nous ? Aujourd’hui si vous tapez « Marine Diam’s » sur internet, vous tombez sur des « explications de texte » qui vous expliquent bien gentiment qu’il n’y a pas d’arguments dans ce texte et que Marine est très sympa et qu’elle a des solutions pour la France, elle. D’ailleurs ce n’est plus le Front National, c’est le rassemblement national, et rassembler, ça veut dire quelque chose. Sauf que Marine, elle, n’a pas changé de prénom. C’est toujours la même personne. Et derrière son si joli prénom, c’est toujours la même merde. – Sarah
2018 : SCH – Otto (prod. Katrina Squad)
Le spectre d’un fantôme vole au-dessus de ces cinq minutes d’agressivité pure. A peine nommé, de passage, dans ce qui ressemble à un refrain, l’ombre des quatre lettres du patronyme paternel se fait d’autant plus menaçante qu’elle reste lointaine et mystérieuse. Dans le plus raffiné respect du genre, Julien nous balade ici dans un egotrip aux lunettes vintage mais encore teintées. Gonflé de l’orgueil de faire honneur à la tradition familiale, le jeune mafieux de SCH veut étaler sa réussite et évoque le prénom de référence, presque l’air de rien, en passant, pour ajouter à son crédit. Mais le clip, filmé dans une lumière noircie, plonge entre chien et loup la procession funéraire façon cosa nostra, révélant les failles du fils devenu homme. La fierté d’un fils qui a encore tant à prouver pour être à la hauteur de la légende du père. Portant son double criminel a bout de flow, SCH découpe la prod de Guilty comme une scie à jambon. Régulier, précis, tranchant, l’effet d’oscillation entre l’attaque et la retenue est à son maximum et le prénom du patriarche, rappelé seulement deux fois à nos bons souvenirs, envahi tout le morceau, sonnant finalement plus comme un avertissement que comme un hommage. – Sarah
2018 : Damso – Julien (prod. Joa & Nk.F)
En 2016, Damso choque le monde avec le sombre storytelling de « Amnésie », sur lequel il conte son histoire d’amour à sens unique qui mènera au suicide de son ex-copine. Un titre qu’il regrettera fortement par la suite, jusqu’à le faire retirer des plateformes. Deux ans plus tard, il sort un nouveau storytelling traumatisant, mais cette fois, il s’efface de l’histoire et parle à la troisième personne. Il nous parle de Julien, un personnage aux pulsions pédophiles qui tente tant bien que mal de se camoufler. De suite, l’ambiguïté est évacuée : oui, le personnage est passé à l’acte. Le dégoût nous envahit donc d’emblée, et tout le reste de la chanson, Damso se lance dans la mission quasi-impossible de faire éprouver de l’empathie à l’auditeur en se recentrant sur la manière dont Julien, personnage misérable, fait tout pour se fondre au mieux dans la société, si bien qu’il pourrait être n’importe qui autour de nous… La mélodie de la production et le ton chantonné que prend Damso sur l’ensemble du titre renforcent encore le malaise. On ne peut pas dire que le morceau soit mal fait, il est bien écrit, subtil dans ses descriptions et fait clairement son effet, mais on n’y revient pas pour autant. On se pose même la question de s’il devrait exister ou non. Julien est un morceau dont il fallait malgré tout parler même si l’on n’a que peu d’envie de l’écouter. Tout un paradoxe. – Jérémy
2022 : Dosseh – Djamel (prod. Focus Beatz, Ken & Ryu & Twenty9)
Les tragédies s’appuient toujours sur un piano grave pour nommer leur victime. Et la boucle lente et posée d’un trio de producteur en vue ne saurait changer l’issue fatale de ce que les premières notes savent annoncer aux auditeurs qui savent les écouter. Légèrement tragique et toute en subtilité, la rondeur d’abord paisible de la mélodie ne peut pourtant cette fois pas nous préparer à l’horreur de l’histoire qui s’apprête à sortir de la bouche du conteur. 1:44, et la vie bascule, l’impossible se produit, la panique, l’incompréhension, le chaos. Le beat tape alors que les balles sifflent. Nos cœurs battent d’un coup si fort sous les notes du pianos que ne masquent plus les cris qui s’intensifient, notre souffle se suspend quand le flow de Dosseh s’accélère, notre sang ne fait qu’un tour quand le leur quitte leurs veines. 15 novembre 2013, 129 morts et 354 blessés. 483 noms et c’est ceux de Djamila et Djamel que Dosseh nous fait l’honneur de raconter. L’une est partie, l’autre renaît doucement mais avec suffisamment de force pour rappeler à chacun que, certes, les pires horreurs sont aussi perpétrées en un Nom. Mais ce Nom-là, nombre d’entre nous le prient pour le meilleur. Pour veiller sur nous et sur ceux que nous avons dû laisser partir. Béni et loué et glorifié, exalté, élevé et vénéré et loué soit le Nom du Saint béni soit-Il. Car il est Grand. Envers et contre tous les fous. – Sarah
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