Les amoureux du rap ont dû apprécier les sorties à quelques jours d’intervalle des albums de Dooz Kawa et Lucio Bukowski. Le premier a sorti son album Bohemian Rap Story le 20 mai 2016 alors que le second a attendu le 3 juin 2016 pour sortir Oderunt Poetas. Seulement deux semaines qui séparent deux projets dont on attendait beaucoup puisque, si pour des raisons de productivité un album de Dooz Kawa est davantage un événement qu’un album de Lucio, Oderunt Poetas est le fruit de la collaboration avec le beatmaker Oster Lapwass, pilier de L’Animalerie.
Alors, rapprocher dans un même article ces projets de Lucio Bukowski et Dooz Kawa, non pas de manière accidentelle, mais avec l’intention d’en dire quelque chose de probant, c’est se heurter à une difficulté fondamentale : Oderunt Poetas et Bohemian Rap Story n’ont pas la même forme, ne disent pas la même chose, et surtout sont l’expression de deux rappeurs que l’on peut qualifier d’uniques. Leurs parcours respectifs sont eux-mêmes très différents, quand bien même ils sont aujourd’hui les rappeurs auxquels l’on pense quand on évoque les villes de Strasbourg et de Lyon. Leurs chemins se sont également croisés tardivement puisqu’ils se sont rencontrés pour la première fois à la Dynamo de Toulouse, le 30 janvier 2015 (on vous racontait ça dans un live-report).
Outre le lien évident mais non suffisant du fait que Lucio et Dooz se retrouvent ensemble sur Bohemian Rap Story pour le titre « Guillotine », le rapprochement que cet article opère entre les deux artistes est légitime puisqu’ils partagent un terrain d’entente : une certaine conception du rap qu’ils développent tout au long de leur projet ainsi qu’une attention portée à l’écriture et à l’utilisation de la langue. Si le rap semble trouver un écho de plus en plus large dans les milieux académiques, et si l’association entre rap et poésie semble faire de moins en moins débat, c’est parce que des artistes comme Lucio Bukowski et Dooz Kawa s’emploient à donner à leur art cette forme si particulière. Cet article se propose donc, à la lumière de Bohemian Rap Story et Oderunt Poetas, d’en dégager les principaux caractères.
Au-delà du simple aspect musical (qui apparaît même paradoxalement comme secondaire parfois dans le rap), l’un comme l’autre ont réussi à développer un style d’écriture qui leur est propre et qui fait leur identité. L’emploi de la comparaison, l’utilisation des métaphores et de nombreuses figures poétiques en font partie, et cela se reconnaît chez Lucio comme chez Dooz. Première arme du rappeur, cette capacité à dire les choses au travers d’images insolites est parfaitement maîtrisée, aboutissement d’une véritable inspiration, et c’est dans le choix de ces images que le poète qui sommeille en chacun d’eux va véritablement se révéler. Dooz excelle dès lors qu’il faut parler d’amour, de sexe et de déceptions. Lucio est le maître quand il faut parler de l’existence, de sens et de la stupidité des hommes.
Chez le rappeur strasbourgeois comme le rappeur lyonnais, l’écriture apparaît comme pulsionnelle. Manifestation d’un ego qui ne se laisse pas définir par le quotidien mais qui a besoin de s’exprimer et de se faire entendre, on retrouve aux détours de quelques phrases cette conception de l’artiste comme créateur qui ne ferait qu’obéir de manière compulsive aux signes qui lui sont envoyés : « Les mots viennent, et j’leur ai rien demandé, ils me facilitent la tâche. Je n’fais qu’être attentif aux signes, les ordonne, et ils remplissent la page » déclare Lucio sur le titre « Oderunt Poetas » à l’instar de Dooz Kawa sur le titre « La Citrouille » : « J’parlais cet été d’arrêter le son mais retraité je paraissais sombre j’étais lesté d’une veste de plomb ». C’est ainsi qu’on reconnaît l’artiste : il ne peut pas faire les choses autrement. Il doit le faire.
On comprend dès lors pourquoi se dessine en guise de ligne de fond une critique du rap et de ses médias. Si le rap est pulsionnel, il n’est pas le produit d’un calcul rationnel qui consisterait dans la soumission de l’art à un marché qui lui indiquerait la direction. Sous la plume de Dooz Kawa, cette critique prend la forme d’un « Gel douche au chocolat », c’est-à-dire un produit de consommation dont l’apparence est trompeuse quand bien même le parfum serait bon. Si la critique du rap sur fond d’une critique de la société de consommation est un thème d’écriture très classique dans le rap, et d’autant plus dans le rap underground, il faut avouer que le « Frank Michael » de Lucio a le mérite de s’attaquer plus spécifiquement aux médias qu’aux rappeurs eux-mêmes, de telle sorte qu’il y a même de quoi se sentir visés par certaines paroles… Et d’en sourire (puisque, nous aussi, comme Lucio, on est au-dessus de ça) !
Chacun de ces projets a une ambiance qui lui est évidemment particulière, et l’on retrouve sur Bohemian Rap Story les sonorités qui font la marque « Dooz Kawa » : des mélodies dont l’inspiration est souvent celle des pays de l’Est, jouées à la mandoline ou à la guitare sur fond de contrebasse. Un album à la musicalité qui portent bien souvent à la rêverie, loin des sonorités à la mode et qui ravira sans doute les plus musiciens. Rien d’étonnant à cela puisque celui qui est à l’origine de la majorité des instrumentales est Nano, beatmaker de longue date du rappeur strasbourgeois. Dooz Kawa a mis également la main à la patte pour quelques instrumentales, complétés par des beatmakers comme Gentle Mystics ou DefDfires alors que DJ Widsid vient poser quelques scratchs. Plus surprenants sont les featurings de cet album sur lequel on retrouve des rappeurs comme Dah Connectah, Anton Serra, Hippocampe fou et Tekilla (sans oublier Lucio lui-même). Dooz Kawa semble s’être davantage ouvert, sortant du petit cercle strasbourgeois qui était le sien autour du T-Kaï-Cee, et c’est une belle surprise de l’entendre avec des artistes comme ceux-là. Le public ne s’y est pas trompé puisque l’album a rencontré un gros succès à sa sortie.
En ce qui concerne la musicalité, Oderunt Poetas est davantage étonnant. Après Kiai sous la pluie noire que Lucio avait réalisé avec Kyo Itachi et qui laissait après l’écoute un léger goût d’inachevé, ce dernier projet ficelé avec Oster Lapwass est une véritable merveille. Le rappeur lyonnais avait annoncé un album qui sortait des sentiers battus et il a eu raison. Renouant davantage avec une écriture libre sans chercher en permanence à insister sur la forme de l’egotrip, que l’on retrouve par contre sur Bohemian Rap Story lors du featuring avec Dooz Kawa, Oderunt Poetas met en valeur sa qualité en tant qu’écrivain, mais également en tant que rappeur tout terrain. Peu connu pour posséder un flow ravageur, force est d’admettre que Lucio tente des choses musicalement et qu’il le fait bien. Oster Lapwass y est évidemment pour quelque chose tant sa capacité à créer diverses ambiances, diverses atmosphères tout en conservant une véritable musicalité ne cesse d’impressionner. Cet album qui vient après La plume et le brise-glace en est l’indispensable prolongement tant il concrétise la volonté que l’on avait pu déceler chez Lucio de se renouveler musicalement. En-dehors de celui qui s’impose de plus en plus comme un membre de L’Animalerie, le guitariste Baptiste Chambrion, on ne retrouve que deux invités sur cet album : un ancien en la personne de Nikkfurie de La Caution et un membre du crew lyonnais, Ethor Skull. Nul besoin de davantage de personnes pour un album qui reflète parfaitement ce que Lucio Bukowski sait faire de mieux [NdR : cet avis ne peut être pris pour parole d’évangile…].
A l’écoute de ces deux projets, on ne peut qu’être étonné par l’incapacité de certains rédacteurs (comme en témoigne l’article publié chez Les Inrocks) à sortir des sentiers battus dès lors qu’il s’agit d’analyser les rapports entre rap et poésie. Même si Dooz Kawa rejette le titre de « poète » que Lucio s’attribue, il y a chez eux une telle spontanéité dans l’écriture et une telle capacité à jouer sur les émotions des auditeurs que l’on ne peut pas s’empêcher de dire qu’être poète, ce n’est pas simplement faire des rimes comme nombreux semblent le croire. Il est évident que le mot apparaît comme étant celui d’un ancien temps et est largement galvaudé aujourd’hui, mais il est également évident que s’il y a un sens à parler de poète dans le rap, c’est à des artistes comme Lucio Bukowski, Dooz Kawa et quelques autres qu’un tel qualificatif peut s’appliquer. Au-delà des figures de style et des rimes, il y a de la poésie dans ces écritures car il en va de l’existence elle-même. C’est pour ça qu’ils les haïssent. La musique fait le reste.
Pour acheter Oderunt Poetas, on vous conseille d’éviter les intermédiaires donc d’aller ici. Pour acheter Bohemian Rap Story, vous pouvez l’attraper là. Ou sortir de chez vous et aller dans les bacs.
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Bonjour,
Je viens de découvrir Dooz Kawa sur les conseils d’un ami, je suis tombé sous le charme de son album Bohemian Rap Story. Je suis fan de Lucio, que je trouve inestimable. Et je me demandais, quels étaient, pour vous, les « quelques autres » rappeurs qui méritent le qualificatif de poète. Je suis à la recherche de plumes comme celles-ci, et j’ai donc besoin de conseils ! Anton Serra, Demi Portion, Hippocampe Fou ? Merci !