L’art du storytelling en 10 Bons Sons

En parcourant cette sélection, vous vous rendrez vite compte qu’il ne s’agit pas d’un top, que quelques incontournables y figurent, que beaucoup n’y figurent pas non plus, et que des morceaux confidentiels y ont également trouvé leur place. Sélectionner et commenter ces dix morceaux a surtout été l’occasion pour l’équipe de deviser autour de la pratique du storytelling dans le rap francophone, un exercice qui n’a jamais cessé d’exister depuis les débuts du genre. Cette sélection mériterait bien évidemment une liste interminable de mentions honorables, que nous vous invitons à laisser en commentaires.

Oxmo Puccino feat. Booba & Ali – « Pucc’ Fiction » (prod. DJ Mars)

Quand Oxmo Puccino sort son album Lipopette Bar en 2006, le public est davantage surpris par l’habillage musical entièrement pris en charge par les Jazz Basterds, que par le fait que le disque suive un récit intelligemment ficelé, du premier au dernier morceau. C’est que le rappeur du 20 moins 1 est connu pour ses talents de conteur, il est même considéré comme expert dans le domaine, pour ne pas dire le patron, grâce à une série de morceaux références en la matière, débutée neuf en plus tôt, en 1997 avec « Pucc’ Fiction » sur la compilation L432. Sur fond de trafic de drogue, de règlements de compte, de trahison par un indic’ et de loyauté au clan envers et contre tous, ce storytelling débuté à l’aéroport de Bogota fait mouche avant tout grâce au rythme et aux figures de style employés par le Black Mafioso. L’écriture, imagée et millimétrée, sera même la base d’un clip non-officiel du morceau réalisé en motion design (l’art de donner vie aux textes par l’animation) par François Chaperon en 2007 dans le cadre de ses études (bien avant « Suicide social » et « Menace de mort »), qui sera finalement validé par Oxmo lui-même qui le rendra disponible avec la mixtape La Réconciliation. La présence des Lunatic (Ali au refrain et Booba pour un quatre mesures et un mini passe-passe), finira de faire entrer le morceau dans la légende, au point d’être régulièrement cité par de nombreux rappeurs, et de ne pas être seulement une référence dans l’art du storytelling, mais un classique tout court du rap français. – Olivier

113 feat. Intouchable – Hold up (prod. Pone)

Sûrement qu’au cœur de ce classique absolu du storytelling, la performance exceptionnelle de Démon One, au tournant d’un couplet mémorable en passe passe avec AP, a dû faire une différence. Et de fait, le « Hold Up » du 113 feat Intouchable a su trouver sans peine sa place dans les annales. La frénésie d’un rythme cadencé sur les déflagrations, les flows hyper techniques et tout terrain qui se prennent en filature, et ce sample agressif dompté par un Pone sur la ligne de crête, tous les ingrédients du titre coup de poing étaient réunis pour qu’on ne puisse pas passer à côté. Pas étonnant de retrouver ce “Hold Up” sur les princes de la ville, d’ailleurs. Bien sûr les copains du 9-4 n’étaient pas les premiers à rapper des mésaventures de petits braqueurs locaux, mais le style si descriptif, à la croisée des chemins entre l’anecdote racontée au comptoir PMU en face de Fleury Merogis et du scénario signé au 4ème étage de la Warner, avait de quoi largement en inspirer d’autres dans les deux générations de rappeurs qui se sont succédés depuis les affres de la nébuleuse du 9-4. De Sully a Dooz Kawa, d’autres beaux morceaux de bravoure valent aussi un petit détour pour tous les amateurs du genre, même si, il faut bien le dire, la performance des Val-de-Marnais reste au-dessus du panier. Tenus en haleine par un récit qui vaut bien, au niveau adrénaline, une heure à fond de 5ème au retour d’Espagne, on se laisse balader comme des gosses qui pour une fois seraient du côté des méchants.  – Sarah

Cas De Conscience – « Les Tribulations de L’Homme De L’Est »

Même si vous êtes de bons aficionados du rap underground français, il se peut que vous ne connaissiez pas encore l’existence du groupe Cas De Conscience, formé par l’Homme De L’Est, Espiiem, Issa Fils Prodige et L’Etrange. Si quelques-uns de ces blazes vous disent quelque chose, c’est parce qu’Espiiem a eu une sympathique carrière et qu’on a pu croiser l’Etrange sur quelques projets (et notamment sur la Grünt #3). Nous sommes à Paris en 2006-2007, le rap français s’essouffle quelque peu malgré d’excellents projets comme Ouest Side de Booba, Tragédie d’une Trajectoire de Casey ou encore Haine, Misère et Crasse de cette bonne vieille Unité 2 Feu. Nos quatre mousquetaires se réunissent par amour des mots et de la punchline pour former donc Cas De Conscience. Pour reprendre les propos d’Espiiem en 2014 : « Ce qui caractérisait le groupe, c’est qu’on était très différents. Je pouvais aimer l’egotrip de l’Homme de l’Est, l’insolence de Fils Prodige, le flow de l’Etrange et moi j’étais un peu en retrait par rapport à tout ça. » Le décor est posé, le groupe écume les open mics de la capitale et leurs prestations sont remarquées plus d’une fois. Hélas, le groupe ne sortira pas de projet et s’arrêtera à la mort de l’Homme de l’Est en 2011. À cette période-là, Espiiem décide de publier plusieurs morceaux sur internet, comme un devoir de mémoire, pour rendre hommage. Parmi plusieurs pépites, on peut notamment trouver « Les Tribulations de l’Homme de L’Est », un storytelling magistral composé de deux énormes couplets narrant à la première personne les tribulations d’un truand quelque part entre Chicago, Caracas et Pattaya. Les plus vifs d’entre vous auront reconnu l’instru produite par Domingo pour le morceau « Alphabet Soup » de Masta Ace (sur un sample de Syl Johnson) et le tableau Nighthawks d’Edward Hooper choisi pour illustrer le morceau. Le reste appartient à la légende, si « Pucc Fiction » d’Oxmo et Booba était le film le Parrain, « Les Tribulations de l’Homme de l’Est » serait son immense suite. – Clément

Lino – Où les anges brûlent (prod. Jaco Jack & Eben)

Trois couplets, trois personnages, trois destins : ce n’est pas un, mais bien trois storytellings que propose Lino sur le même morceau. Les caractérisations sont fines et complètes tout en laissant l’imaginaire de l’auditeur fonctionner. Sont disséminés ça et là des éléments sociaux, des précisions sur les rapports familiaux et amicaux, le tout pour mieux montrer la manière dont cela se répercute sur les actions des personnages. Il fallait bien la densité d’écriture de Lino pour parvenir à raconter autant de choses en si peu de temps car chacune de ses histoires est si bien dessinée qu’on pourrait presque en fournir une dissertation. En plus d’éclairer la personnalité de ses personnages de différentes manières, Lino fait aussi preuve d’un vrai talent de mise en scène pour poser ses décors avec des images chocs, des tours qui cachent l’horizon du premier couplet aux gouttes de sang qui tâchent le sol du troisième. On est ici dans le pur tragique et cela se ressent sur tous les aspects du morceau, du ton dur de Lino à la prod’, jusqu’à la conclusion de chaque histoire où tout paraît irrémédiable. La moitié d’Arsenik modélise pour ses personnages des engrenages dont il semble impossible de s’extraire et rappe la vie de ces laissés pour compte qui se font tous, à leur manière, bouffer par la violence de la vie, aboutissant à des fins terribles : règlement de compte, suicide, meurtre de masse. C’est sans doute le titre le plus sombre du premier album de Lino, et ce malgré la concurrence. – Jérémy

Médine – Enfant du Destin : Nour (prod. Proof)

Parmi les nombreux MC’s s’étant essayés à l’art de raconter des histoires, peu l’ont autant porté comme élément essentiel de leur musique aussi fortement que Médine. Actif depuis plus de 20 ans, le rappeur havrais accompagne la quasi-totalité de ses sorties d’un épisode de la série « Enfant du destin », qui se penche sur une situation historique ou actuelle d’oppression, de colonisation ou d’injustice, à travers les yeux d’un personnage qui se retrouve pris dans des dynamiques qui le dépassent, avec des épilogues généralement tragiques. Il n’a ainsi cessé de développer cette marque de fabrique, et l’exercice, bien que désormais générique, n’a rien de simple. Le fait d’allier une documentation précise d’un contexte politique complexe à une qualité d’écriture brillante et une émotion permettant de s’imprégner du récit est un véritable jeu d’équilibriste que Médine réussit pratiquement chaque fois, à des degrés divers. Sur « Enfant du Destin – Nour », sorti en 2017 sur l’album Prose Elite, Médine traite de la situation dramatique de la minorité musulmane de Birmanie, connue à l’échelle internationale sous l’appellation Rohingyas, à travers le destin funeste d’une jeune femme travaillant au noir pour un cultivateur de caoutchouc, et qui subira une tentative de viol par ledit cultivateur. De manière remarquable, Médine parvient à montrer les mécanismes de différentes natures d’oppressions, et comment les victimes sont d’autant plus fragilisées. On peut également souligner la grande qualité de la production de l’éternel compagnon de route Proof, et ce sur l’ensemble de la série, parvenant toujours à mettre en avant des mélodies ou des rythmes caractéristiques des zones géographiques dont il est question. – Xavier

VII feat. Euphonik – Les années-lumière (prod. DJ Monark)

Sorti en 2018, « Les années-lumière » est un storytelling un peu particulier. Il s’agit d’un dialogue fictif entre deux personnages : l’un se situe en 2131 (VII) alors que l’autre se trouve à l’époque présente (Euphonik). Ce dialogue est l’occasion d’apporter un regard critique sur notre civilisation alors que l’avenir est devenu un paradis. Deux histoires se chevauchent et s’entremêlent pour faire surgir la brutalité et la stupidité d’un XXIe siècle qui paraît barbare au regard des terriens du futur. Alors que la science-fiction aborde classiquement l’avenir sous une forme dystopique, en choisissant de le représenter sous une forme utopique les deux rappeurs prennent ici un contre-pied intéressant qui fait de ce morceau un petit bijou de rap français. Le passe-passe musical est agréablement réalisé et le message est limpide : alors que nous avons actuellement toutes les cartes en main pour assurer un avenir radieux à l’ensemble de l’humanité, l’inhumanité des uns et des autres fait que cette possibilité semble de plus en plus improbable ; si proche et pourtant si loin… Habitués tous deux à écrire des storytellings, VII et Euphonik réalisent avec ce dialogue un morceau au format inhabituel qui manifeste également la puissance que peut avoir la science-fiction comme genre littéraire critique. C’est certainement dans la science-fiction que l’on retrouve les attaques les plus fortes à l’égard de nos modes de vie actuels et de l’absurdité du système capitaliste tel qu’il se déploie partout. Par contraste, c’est souvent en regardant du côté de ce qui n’est pas que l’on prend conscience que ce qui est ne devrait pas être. Puisse l’humanité ne jamais abdiquer sa capacité à imaginer et à raconter des histoires : la possibilité d’un avenir meilleur pour toutes et tous est certainement à ce prix ! – Costa

Nakk – Surnakkurel 3 (prod. SR Prods)

Rompu à l’art de raconter des histoires depuis ses débuts, Nakk aura notamment parsemé de ses « Surnakkurel » une bonne moitié de sa discographie. Outre l’auto-référence dans le titre, chaque épisode commence par une histoire simple posée dans un cadre quotidien, anecdotique. Au fur et à mesure, la situation montera en épingle de manière disproportionnée jusqu’à devenir littéralement incroyable sans qu’on distingue particulièrement le point du rupture. Le troisième volet de cette série d’anthologie est peut-être le plus iconique – et pas uniquement parce qu’il figure sur le monument Street Minimum. Les bons mots, spécialité de Nakkos, se mêlent parfaitement au ton général et tout particulièrement à l’humour du morceau. Le développement de l’intrigue repose beaucoup sur l’égo des personnages et des situations de quiproquo diablement efficaces. Alors que le récit pourrait tourner au drame, tous ces éléments – auxquels s’ajoutent une instrumentale légère et un flow détaché, ont le bon goût de nous garder loin d’une quelconque angoisse clichée. Le jeu habile entre les pensées du personnage campé par le rappeur et la façon dont ce dernier raconte chaque événement nous immerge davantage et nous tient en haleine. Ok, petit à petit on n’y croit plus. On n’y croit pas et on ne peut pas y croire. Mais c’est un peu comme avec ce bon vieux pote qui parle trop : on sait qu’il ment mais on l’écoute et on se dit qu’il doit bien y avoir quelque chose qui n’est pas complètement faux. On se surprend à attendre la suite impatiemment, à se demander si tel détail n’a pas pu réellement ce produire, et le plaisir est total. – Wilhelm

Faf Larage – La Cavale (prod. Shurik’N)

Dans Chroniques de Mars, meilleure compil de rap marseillais soit dit en passant, Faf Larage se taille la part du lion avec six morceaux, dont deux solos, et réussit même le tour de force de tirer son épingle du jeu au milieu de tant de morceaux mémorables. En effet, « La Cavale » est un storytelling remarquable à plus d’un titre. Faf crée une histoire de toutes pièces, relativement éloignée de son vécu, quoique : en se mettant dans la peau d’un galérien au chômage, il répond à une offre d’emploi et se retrouve dans un manoir en pleine foret. On se croirait dans une soirée à la Eyes Wide Shut dont Faf Larage semble être l’attraction, pour ne pas dire le dindon de la farce et il va devoir lutter pour sa survie. On a là un modèle du genre et la structure du morceau aide bien : une déposition entrecoupée de longs flashbacks, des descriptions particulièrement réussies (la jeune femme, le lieu, mais surtout la fuite) et une chute inattendue. L’interprétation pleine d’urgence colle à merveille à la prod qui évolue au même rythme que le récit, qui ne bénéficie pas de clip, comme tant de morceaux de cette sélection (difficile d’imager ces histoires en même temps). On ne peut s’empêcher de penser au « Fugitif » de Shurik’N à l’écoute de « La Cavale », tous deux sortis à la même période et donc écrits certainement à la même époque (on imagine alors les frangins discuter, se faire écouter chacun leur morceau, s’accuser de plagiat, réécrire leur titre…). Il faut dire que les storytellings étaient alors un passage obligé et une spécialité des Marseillais durant leur âge d’or. Ajoutons enfin que Faf Larage a continué dans cette voie dans son premier solo (« Putain de soirée de merde »), avec son frère (« La légende des deux lames ») ou avec Eben (dans Gomez et Dubois), sans parler de « Prison Break ». – Chafik

Les Sages Poètes De La Rue – « La guerre commence » (prod. Zoxea)

C’est connu, les Sages Poètes De La Rue n’ont pas leur pareil quand il s’agit de raconter des histoires, qu’ils en soient ou non les protagonistes (souvenez-vous, déjà, « Bons baisers du poste »). « La guerre commence » est un modèle du genre, mettant en scène Dany Dan, Zoxea et Melopheelo, pour le récit détaillé d’une soirée coupe-gorge, thématique chère au rap français dans sa première décennie d’existence discographique. Melo et Dan (respectivement le Sage et le Poète du groupe) se partagent le premier couplet afin de planter le décor, pour se retrouver sur le second afin d’y décrire l’élément perturbateur, et l’envenimement de la situation. Dans le troisième couplet, les conséquences violentes des deux premiers actes sont quant à elles dépeintes par Zoxea, dont le flow et l’interprétation, entre tension et drame, se marient parfaitement avec le propos. Chose peu commune commune dans le rap, cette chanson contient un quatrième couplet, que l’on doit de nouveau à Dan et Melo, qui viennent conclure le récit tragique. La boucle mélodieuse et le refrain fredonné par Zoxea, agrémenté de « lalalas » dans des tonalités plutôt joyeuses, contrebalancent efficacement la violence des textes, et rendent le récit d’autant plus déchirant. L’évocation de Mala, proche des Sages Po, puisque membre à cette époque du Beat De Boul, participe quant à elle à rendre l’histoire crédible. Enfin, les trois voix, correspondant à trois personnalités distinctes, et donc à trois points de vue différents, ajoutent de la consistance à la narration, et permettent à l’auditeur d’avoir une image plus complète du tableau. Vous l’aurez compris, « La guerre commence » constitue indéniablement un des sommets de ce grand classique du rap français qu’est l’album Jusqu’à l’amour. – Olivier

Anton Serra – « P’tit con » (prod. Oster Lapwass)

Ce titre figure sur l’album commun La plume et le brise-glace réalisé avec Oster Lapwass et Lucio Bukowski. Solo d’Anton Serra sur l’album, il s’agit d’un storytelling qui comporte une part de mystère : qui est ce p’tit con que nous décrit le rappeur ? Probablement lui-même, mais le texte et la façon d’écrire laissent planer le doute. Ce gamin est la représentation de l’enfant turbulent dont les frasques feront sourire les anciens et ceux qui regardent le passé avec nostalgie : il pourrait donc être n’importe qui. La musique d’Oster Lapwass n’est pas sans évoquer le tintillement de ces boîtes à musique aux allures de manège. Tout, dans ce titre, raconte la nostalgie d’une époque révolue qui doit maintenant céder sa place à une autre. Ainsi s’en va le monde ! Autre temps, autre époque, le minot fait partie aujourd’hui des souvenirs : « La sagesse éclot lorsque la fraîcheur se fane » rappe Anto, « il faut bien que jeunesse se fasse » dit le proverbe. Il restera toujours quelque chose de fondamentalement triste au fait de prendre de l’âge, alors on ne peut qu’espérer que les souvenirs adoucissent le processus. Pourvu que les p’tits cons qui vieillissent ne deviennent pas des vieux cons qui haïssent. – Costa

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