Conway The Machine & The Alchemist – LULU : l’énième flacon

Dans Paid in Full, Luis Lujano, communément appelé Lulu, est un dealer de cocaïne basé à Harlem. On ne sait finalement pas grand-chose du personnage à part qu’il écoule des kilos de coke, qu’il aime les grandes propriétés luxueuses et les diamants et que Conway et Alchemist ont choisi son nom pour titrer leur EP commun sous la supervision des hollandais de Patta. Malgré d’innombrables productions servies aux différents membres de Griselda et des apparitions de ceux-ci sur les EP du bon Alan, c’est le premier disque qu’il produit entièrement pour l’un des trois trublions. Il a aussi eu le bon goût d’en assurer la direction artistique.

Depuis Reject 2 en 2015, son premier disque qualifiable d’album et à la qualité audio « pro », Conway compte plus de dix disques solo à son actif, une pelletée de projets communs et d’innombrables apparitions. Reject 2 est né de l’association des production de Daringer à la direction du frère bien-aimé, Westside Gunn, et des capacités extraordinaires du MC. D’apparence très classiques, les instrumentales sont beaucoup plus lentes que l’époque à laquelle elles font écho et les batteries y sont plus en retrait. Tellement en retrait qu’elles disparaissent parfois, laissant place aux seuls éléments rythmiques présents sur les samples s’il y a lieu et, parfois, aux drums fills en fin de boucle. Le rôle clé de la direction artistique est difficile à mesurer à la sortie mais on se rapproche bien évidemment de l’esthétique des Hitler Wears Hermès. Déjà présent dans l’entourage de l’écurie depuis 2012, le beatmaker semblait prendre le rôle d’architecte attitré de la troupe quelques mois plus tôt sûr le deuxième volet. Avec Reject 2, il devient alors, aux yeux du monde, un membre de la famille à part entière. Déjà, Nash se montre débordant de confiance en lui et son rap mais reste traumatisé par la rue et l’empreinte de celle-ci est aussi évidente sur son visage que dans ses textes ou, surtout, sa diction. Les mots complètement mâchés et pourtant très intelligibles deviennent un atout, une marque de distinction. À mesure que l’intérêt grandit pour leur musique, aucun des membres ne fléchit. L’excellent G.O.A.T, en 2017, est probablement la forme la plus aboutie de l’association avec Daringer qui produit neuf des dix morceaux de l’album. Parallèlement, Westside Gunn semble mettre un point d’honneur à ne pas ouvrir lui-même ses opus et a laissé à son frère l’occasion de réaliser sans doute l’un des couplets les plus marquants de la décennie dans « The Cow ». Cette fois, tout y passe. Le buffle déballe son sac et fait le point sur son vécu. Il y évoque la prison mais avant tout la mort de son cousin et les balles qui auraient pu le tuer, lui aussi, quelques mois plus tard. L’intensité est sans égale. Il revient également sur sa (longue) rémission, sur les difficultés qui s’en accompagnaient. À ce jour, le rejeton du diable n’a pas su trouver la force de finir ce couplet sur scène une seule fois, s’effondrant toujours en larmes. En résulte invariablement un amour palpable, une communion entre le rappeur et son public.

Nous voilà en 2020, dans l’attente de LULU. Mais avant de plonger dedans, plusieurs choses se dégagent des nombreuses sorties dont nous avons été témoins. Plus précisément, ses sorties complètement autonomes (comprenez G.O.A.T., Blakk Tape (le LP), Everybody is F.O.O.D., etc.). Conway est vraisemblablement un très mauvais communiquant et n’a pas la moindre idée de ce que pourrait être une direction artistique. Tous les projets mentionnés sont sortis dans des conditions désastreuses. La vente est assurée via son site ou directement par virement PayPal, avant d’être expédiée. Apporter une exclusivité au physique est une démarche louable mais, généralement pour le même prix de $20, le téléchargement (légal) est immédiatement disponible. En 2020, quasiment personne n’est disposé à payer un tel montant pour un album digital et les plus dévoués finissent invariablement par rendre le tout accessible au monde par des moyens plus ou moins légaux. Les moins courageux d’entre nous n’auront qu’à se rendre sur la chaîne YouTube Sun Tzu souvent le jour même. Il est donc probable que vous connaissiez déjà tous les morceaux avant de recevoir l’objet et, pour nous autres non-résidents américains, ce ne sera pas une nouveauté. Mais les sorties streaming sont souvent différées de parfois plusieurs mois. Difficile de défendre un projet quand celui-ci aussi difficile d’accès. Heureusement pour lui, il ne fait aucune promo et ne défend pas ses projets. Parallèlement, si G.O.A.T. sort du lot, on pourrait bien penser qu’il s’agit plus d’un heureux hasard que du fruit d’un travail acharné tant il suit le même modèle que les autres : aucun. Les morceaux s’enchaînent sans cohérence particulière, on ne perd d’ailleurs pas grand-chose à activer le mode aléatoire. En revanche, et c’est assez impressionnant pour être souligné, il n’y a véritablement aucun déchet. Même le très bordélique 50 Round Drums vaut son pesant d’or. La seule frustration vient du fait que des morceaux comme « Cocaine Paid » et « Be Proud Of Me », complètement ovnis dans une discographie bien dense, se retrouvent perdus au milieu d’autres plus génériques. L’un beaucoup plus intriguant musicalement et l’autre au discours plein d’espoir méritaient une attention toute particulière. Le problème de Conway, c’est qu’il est là pour rapper. Il a besoin que quelqu’un gère la direction artistique et les formalités administratives pendant qu’il se concentre sur ce qu’il fait de mieux, ce qu’il fait mieux que les autres.

« I needed West’ and Daringer, I couldn’t do it alone. »

Westside Gunn feat. Conway The Machine – The Cow

Westside Gunn vit un début d’année bien rempli. Depuis qu’il a encadré Look What I Became, il a du se charger du septième volet de sa fameuse série, de l’album commun sorti chez Shady et de la promotion en grande pompe de son imminent « Pray For Paris » – enregistré sous l’inspiration que la fashion week et la capitale de l’hexagone lui ont procuré. La NBA est suspendue, Wrestlemania a été interdit au public et les weekends ne sont plus rythmés par la supériorité incontestée de Dimitri Payet sur le football européen alors, dans son coin, Demond Price commence à s’ennuyer. Ni une ni deux, il sonne à la porte d’Alchemist, comme tous les gens qui trainent vers chez lui. Il n’aura pas fallu longtemps aux deux compères pour enregistrer une tonne de morceaux. Et, à la manière des Avengers, Conway commet d’énormes dégâts puis rentre chez lui pendant qu’une autre équipe, généralement Damage Control mais ici c’est ALC, remet tout en ordre. Ce dernier a donc oeuvré dans son coin avant d’envoyer la tracklist finale et le projet terminé au Hulk du Nord-Ouest de l’État de New-York et le tour était joué.

Le résultat est à la hauteur des deux hommes. La production s’enfonce vers l’angoisse dès le premier morceau. La jolie boucle de « 14 Ki’s » est interpolée sur une mesure et annonce que quelque chose cloche ; la suite s’engouffrera dans la même veine. Du côté du rappeur, toujours aussi marqué par sa vie de hustler, on use de la violence à son avantage et, malgré quelques passages plus personnels, passe la majorité de ces vingt-deux minutes à nous dire sous toutes les coutures qu’on est le meilleur. Rien de bien nouveau mais pour appuyer le propos, la forme est bichonnée. Les rimes sont parfaites, aiguisées, et les placements constamment renouvelés sont exécutés sans fioritures. Il y va même de son triplet flow sur Calvin et, plus encore que le morceau, c’est le clip qui résume avec précision l’ambiance de LULU. S’il trouve que « that shit too easy, [jurion racial] », on sent une différence entre le Conway d’automne 2019 et le Conway des mois suivants. Il est tout à fait possible que cela soit dû à l’énergie du moment et que les titres aient été enregistrés il y a des mois de cela, mais il semble plus incisif sur cette galette et sur What Would Chinegun Do que sur Look What I Became qui, pourtant, ne souffrait pas des problèmes de cohérence de ses prédécesseurs. Alors, puisque cela sert le propos, arguons qu’il a constaté la progression monstrueuse de ses deux plus proches collaborateurs du côté du micro ces dernières années et qu’il a voulu réaffirmer sa suprématie. C’est peut-être la malédiction la moins compliquée à supporter ; toujours est-il que des trois, la machine est naturellement le plus doué. Le récent F.N.I.C. fait apparaître des vestiges de la première décennie des années 2000 et c’est déjà Conway qui s’impose comme le plus talentueux au milieu de couplets largement oubliables pour quiconque ne serait pas particulièrement fan du travail Griselda-esque. Avec LULU, Conway entend bien mettre un terme aux débats.

En définitive, c’est un pari peu risqué mais ô combien réussi. Alors que la popularité de chacun est en pleine expansion depuis cet hiver, il y avait peu de chances de faire chou blanc. Pourtant, la présence d’ALC est un plus qui permet aussi aux fans de plus longue date de ne pas sentir ce sempiternel effet de déjà vu – ou en tout cas beaucoup moins. C’est aussi un critère essentiel pour tirer, de manière générale, n’importe quel rappeur vers le haut. Les présences de ScHoolboy Q et Cormega apportent un renouvellement certain et on apprécie toujours particulièrement de voir des anciens adouber nos buffaloans préférés. Profitons de de l’occasion pour rappeler qu’à peine deux mois plus tôt, Alan Maman sortait l’excellent The Price of Tea in China aux côté de Boldy James. En quatre mois, il réalise déjà une année parfaite.

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