Texte : Chafik & Olivier
En novembre 2019, nous nous entretenions avec IAM pour la sortie de leur album Yasuke et nous leur posions la question suivante : « Tout au long de votre carrière, vous vous êtes fait kiffer à travers les featurings, je pense à Method Man/Redman, ou sur l’album avec Femi Kuti, et sur les concerts également, que ce soit à New York, à Tokyo ou aux Pyramides, j’aimerais savoir quel sera votre prochain kif ?
Akhenaton : J’aimerais une vraie tournée au Japon, mais c’est compliqué…
Kheops : Moi j’aimerais à domicile.
Akhenaton : Toi tu aimerais le Stade Vélodrome…
Kheops : Ouais. (sourire) C’est notre pyramide à nous ! »
Près de six années plus tard, leur rêve est devenu réalité. « Enfin » pourrait-on dire ! En effet, alors qu’ils auraient pu faire une tournée des stades en 1997-1998 suite au cataclysme dans le rap français et la musique en France qu’a été L’École du Micro d’Argent (quand bien même seuls les Johnny et autres Michael Jackson avaient droit alors à de telles scènes) qu’ils enchaînent les concerts depuis 1990 (plus de 1000 assurément !), qu’ils se sont produits dans toute la francophonie, en Égypte, aux États-Unis et au Japon, qu’ils ont vendu des millions d’albums, que Soprano, Jul, y ont déjà eu droit eux, plus de 35 ans après leurs débuts, IAM peut enfin donc faire le Vélodrome. L’annonce faite, encore fallait-il obtenir le saint Graal. Rendez-vous pris le 25 avril 2024 dès l’ouverture de la billetterie pour obtenir une place. Le sésame en poche, en pelouse bien sur, pour 56 euros 50, ne restait plus qu’à attendre 14 mois et le samedi 28 juin 2025 à 20h30.
Le concert tant attendu a fait l’économie d’une première partie qui aurait eu bien du mal à capter l’attention d’un public venu de toute la France pour assister à la première d’IAM au Vélodrome. Parmi les spectateurs présents sur la pelouse, les discussions portent sur le morceau qui allait lancer le concert, sur la présence ou non de Freeman, sur les invités qui ont été conviés… A l’installation de Kheops et Daz aux platines, tout le monde comprenait que le début du concert était imminent. 20H35, les 55 000 personnes allaient être embarquées dans un show qui les marquerait à tout jamais. Dès les premières notes jouées, tout le monde comprenait que c’est « Independenza » qui avait été choisi pour ouvrir la soirée et une clameur partant de la pelouse, des gradins en direction de la scène, montrait à quel point la foule attendait ce moment. Les membres du groupe étaient habillés en jean’s, veste camouflage, cagoule sur la tête et certains OG’s se regardèrent en se disant : « comme aux Victoires de la Musique en 1999 ! ». Assez rapidement d’ailleurs, la question de la présence de Freeman était réglée : c’est Shurik’n qui enchaînait le deuxième couplet et non le Free qui ne serait donc pas là. Si la déception pouvait poindre, elle était balayée par le refrain qui était une nouvelle fois repris en chœur par tout un stade. Pas le temps de reprendre son souffle, « Nés sous la même étoile » suivait et littéralement chaque spectateur chantait les paroles de ce tube intemporel. En moins de sept minutes chrono, le groupe avait emporté avec lui chaque quadra, chaque quinqua, chaque jeune, chaque femme, avec lui ; le début du concert était un sans faute. Si les deux premiers morceaux dataient de la fin des 1990, IAM faisait un saut dans le temps en 2017 en interprétant « Monnaie de singe », un titre pas forcément très connu de leur répertoire mais totalement raccord avec leur ligne directrice, quant aux milliers de faux billets propulsés/projetés dans le ciel du Vélodrome, ils faisaient leur effet, chacun cherchant à en attraper un en guise de souvenir.

La tournée HHHistory avait déjà commencé le travail de dépoussiérage des anciens morceaux, en allant chercher des titres issus du premier album, voire même avant pour le Vélodrome, avec une apparition d’AKH de 1987. C’est donc une setlist faisant voyager sur une période de 35 ans que le groupe a interprété sur scène, avec une majorité de morceaux parus durant la décennie 1990. Il faut dire qu’entre les albums de groupe et les projets solos, c’est une pléthore de classiques que compte IAM a son actif, et pour cette date, ils n’ont pas hésité à intégrer des morceaux tirés des incartades solos des uns et des autres, de Sad Hill à Comme un aimant, en passant par Où je vis, Taxi ou les solos d’AKH. Cette intégration des projets hors albums de groupe avait aussi été initiée avec la tournée HHHistory, et les re-pressages récents soulignent l’envie d’ajouter ces disques au patrimoine global d’IAM.
Le voyage n’a pas été vécu que dans le temps, mais aussi dans l’espace, avec des mondes qui se sont succédés sur les écrans en arrière, dans une scénographie riche et millimétrée portée par des transitions spectaculaires. C’est ainsi que les morceaux ont été classés parmi les mondes « Egypte », « M.R.S », « Cinéma », « Asie » et « N.Y.C ». Les animations vidéos ont été pensées avec minutie pour chaque morceau, avec même quelques clips réalisés pour l’occasion, plus de vingt ans après la parution des morceaux, on pense notamment à « Manifeste » ou « Un brin de haine », et qui mériteraient de se retrouver sur YouTube.
Du haut de leurs 35 ans de carrière et de leur milliers de concerts, les Marseillais savent trop bien gérer la scène et sont lucides sur leur parcours ainsi que sur les attentes du public. En effet, L’École du Micro d’Argent aura mis d’accord plusieurs générations (près de 2 millions de galettes écoulées depuis 1997) ainsi que le monde de l’industrie (album de l’année aux Victoires de la Musique en 1998). Comme un fil rouge, l’album aura été joué dans sa quasi intégralité (« L’Enfer » bien sûr et « Regarde » n’ont pas été interprétés) à intervalle régulier, subtilement, sans avoir l’air, mais pour le plus grand plaisir de tous.
Mais n’allez pas croire qu’IAM s’est contenté de rejouer tous ses classiques, tous ses tubes, connu de tous. Loin de là et c’est (entre autres !) ce qui a été impressionnant lors de ce concert évènement. Les 55 000 chanceux ont eu l’occasion de voir des titres JAMAIS joués sur scène (en particulier celles et ceux qui ont déjà le vu groupe trois, quatre, cinq ou six fois en concert). En plein cœur de la partie Asie, au bout d’une heure de show, alors que nous étions tout juste en train de nous remettre de l’enchaînement « Samurai » et « Celle qui a dit Non » avec Wallen, les écrans affichaient « L’art de la guerre » tandis qu’une voix caverneuse scandait : « ça pète net comme une roquette du FLNC, A quatre on débarque un AK et de la NMC ». Les mecs nous ont ramené Arsenik et Pit Baccardi pour faire le titre extrait de la compilation Première Classe 1 ! Après un « Manifeste » avec une nouvelle prod (plutôt que « La fin de leur monde »), la connexion Côté Obscur / Secteur Ä ne s’arrêtait pas là puisque trente minutes plus tard, nous avions droit au morceau « Le monde est à moi » avec Passi mais aussi Stomy Bugsy, soit IAM et Minister Ämer réunis sur scène ! Cette soirée allait être de la célébration et du partage comme Akhenaton et Shurik’n l’avaient annoncé. Alors que nous voyagions dans les rues de New-York, quelques notes de piano, des scratches et des noms scandés avec l’accent de Brooklyn ont figé la foule : IAM a fait traverser l’Atlantique à Sunz Of Man pour faire « La Saga ». Avec un niveau très aléatoire en anglais mais sourire aux lèvres, personne ne se faisait prier pour reprendre le refrain ainsi que les couplets de Dreddy Krueger et Timbo King. Beaucoup restés bouche bée après le morceau, se disant que nous étions décidément particulièrement gâtés ce soir. Mais les surprises ne s’arrêtèrent pas, loin de là… Après un mix à huit mains avec Djel, Cut Killer, Kheops et Daz, après un Gamani au top de sa forme, accompagné par Waly Dia, Akhenaton surprenait tous ses aficionados en puisant dans son premier album solo Métèque et Mat un storytelling dont il a le secret, « Un brin de haine », qui n’a décidément pas vieilli et qui faisait tellement plaisir, preuve supplémentaire que nous vivions un moment unique, hors format. Tout était possible à la fin de chaque morceau et on ne pouvait anticiper la suite.

Le dernier chapitre du concert ne dérogeait pas à le règle, il en était la plus belle incarnation. Mettant en avant sur les écrans géants les villes d’Oran et de Marseille, cette dernière abritant en effet une forte communauté algérienne, l’étonnement fut général quand Khaled apparaissait sur scène pour interpréter un titre extrait de son troisième album paru en 1996, en compagnie d’IAM ! Morceau encore une fois que les spectateurs n’avaient ni espéré ni même pensé ! Autre surprise inattendue, la connexion IAM/Soul Swing & Radical, pour « Je viens de Marseille », extrait de l’album Planète Mars, permettant de mettre de la lumière sur le groupe de Faf, Def Bond, K-Rhyme le Roi (sans Majestic, parti trop tôt et sans DJ Rebel par contre…), qui ont tant gravité dans la galaxie Côte Obscur, mais qui en groupe ne sont pas sortis de l’ombre, en dépit de l’album Le Retour de l’Âme Soul et de parcours en solo tout à fait honorable. Par contre, s’il y en a bien un que tout le monde voulait voir, que tout le monde espérait, c’était les « Bad Boys de Marseille ». Les deux groupes ont enterré la hache de guerre ces dernières années, de multiples rapprochements ont eu lieu, le moment était donc tout trouvé pour célébrer leur histoire commune. Après le premier couplet d’Akhenaton et le refrain avec une pointe de fébrilité par les spectateurs qui se cherchaient du regard comme pour se rassurer, les mots de Sat « On ne vit qu’une fois, faut prendre du bon temps » consacrait une nouvelle fois encore cette soirée comme faisant partie de celles qu’on n’oublierait pas. La suite, c’est une foule en délire qui reprend chaque phase de Menzo, Luciano, Don Choa, Akhenaton (tous habillés en blanc au passage), avant un dernier refrain avec le visage de Karima sur les écrans géants en guise d’hommage. L’émotion est immense.
Rayon déception, beaucoup se sont plaints du son dans la stade, mais comme disait Lino, « C’est pas à l’armée qu’on apprend à chérir son prochain ». En effet, le son dans les gradins, ne devait pas être identique à celui d’une salle de spectacle, mais retenir ça d’un tel concert, c’est comme se plaindre de la chaleur ce soir-là, c’est comme regretter l’absence de Method Man et Redman, c’est être choqué par la vulgarité de Pierre-Emmanuel Barré, c’est regarder la paille et non la poutre qu’on a sous les yeux. Sinon, sur la pelouse, au devant de la scène, le son n’a pas été problématique.
Si la liste des invités est très impressionnante (sans même parler des rappeurs conviés sur le morceau « Demain c’est loin ») et aussi paradoxal que ce soit, chaque observateur averti ne peut faire l’économie de la réflexion sur les absents. Au premier chef bien sûr, Freeman : ce concert était pourtant l’occasion parfaite pour une réconciliation (d’autant que le MC Arabica avait laissé entendre récemment dans son interview pour Grice qu’il y était disposé), mais peut-être que la fracture est trop profonde, peut-être que son retour allait bouleverser aussi la prestation scénique d’un groupe qui évolue sans lui depuis une quinzaine d’années ? Nombreux ont été surpris par l’absence de Sako, pourtant proche d’IAM et d’Akhenaton, avec lequel il a très souvent collaboré (avec Shurik’n, Veust et Faf Larage, il fait partie des rappeurs ayant le plus featé avec Chill). Autre vieille branche proche du groupe (leur premier morceau commun date de 1995 sur la B.O. de La Haine), Nuttea qui était attendu sur le refrain d’« Un cri court dans la nuit », assuré à la place par Saïd. Sans être espéré par le public, mais étant donné que Chill a interprété une partie du morceau « AKH » et que Lino et Pit Baccardi étaient présents, on peut regretter a posteriori que Rohff n’ait pas été là pour la version H du susdit morceau. Si Soprano était en concert le même jour (quoique présent la veille aux répétitions au Vél’), ne pouvant compléter Alonz’ et Vincenzo pour le titre « Self Made Men », premier entre IAM et les Psy4, si les Bad Boys de Marseille de la Fonky Family ont honoré l’invitation, pas de 3e œil… Autre surprise, l’absence de Jul, qui avait pourtant convié Akhenaton et Shurik’n sur les deux volets de 13 Organisé, alors que le morceau « Je suis Marseille » a été joué, sans le J donc… Enfin, on aurait pu imaginer un Kery James, une Keny Arkana, sur « Demain c’est loin ».

Il est temps de parler du finish de ce concert. Après deux heures sensationnelles, la dernière allait être gargantuesque, avec les hymnes « Le Feu » (enfin joué dans ce stade), « Belsunce Breakdown » (énième surprise, avec un Bouga déjanté), « Je danse le Mia » (ambiancé par Def Bond et Djibril Cissé !), « Bad Boys de Marseille » (Versions Radio Edit ET Sauvage, avec Bruizza qui débarquait des States), « Petit Frère » (repris à tue-tête par toutes les générations présentes) et « Demain c’est loin ». Chacun savait qu’il allait boucler le concert, chacun l’attendait. Mais personne ne s’attendait à une telle déflagration. En plus du traditionnel banc sur lequel s’asseyent les membres du groupe, l’arrivée d’un deuxième banc, d’un troisième, d’un quatrième puis d’un cinquième laissait présager quelque chose d’hors norme. A l’instant où Shurik’n déclamait que « L’encre coule le sang répand, la feuille buvarde », le temps allait se figer ou n’allait plus s’écouler de la même manière. Les neuf minutes du titre allaient durer une éternité trop courte et il serait vain de chercher des mots pour retranscrire l’émotion qui a enveloppé le stade Vélodrome vers 23h30. Le casting pharaonique, composé de rappeurs des quatre coins de la France, de Belgique aussi, de toutes les générations, montre à quel point IAM est un groupe fédérateur, dénominateur commun et référence ultime pour les proches marseillais (de Vincenzo des Psy4 à R.E.D.K., de Relo à Allen Akino), les zins du 06 (Veust & Infinit’), des vétérans (Abd Al Malik, Dany Dan, Oxmo Puccino), des héritiers (Médine, Demi Portion, Youssef Swatts), des enfants du rap (JJ et Caba, Dinos, BigFlo et Oli) ou des personnalités aussi différentes que Scylla ou Juste Shani. Chaque entrée d’artiste aura fait son effet et a été accompagnée d’une clameur, d’une accélération du rythme cardiaque tellement jouissive. Et que dire des dernières mesures du morceau rappées par Akhenaton et son fils JMK$ qui en achevaient plus d’un, au bord de verser la larmichette après ces neuf minutes qui n’auront laissées personne indemne.
A la fin du concert, il aura fallu de nombreuses minutes pour se rendre compte de ce que nous venions de vivre et plusieurs jours après, il était bien difficile de parler d’autre chose que de cette soirée historique, dont nous sortions avec l’irrépressible envie de témoigner. Alors que le groupe a pu être considéré comme dépassé, vieillissant ou pas terrible sur scène, IAM a mis du respect sur son nom avec autorité, mettant tout le monde d’accord quant à sa position en première place au sommet du rap fr lors de cette soirée inoubliable. Il ne sera pas aisé de retourner en concert et jamais plus nous ne vivrons tel évènement. « Après avoir vu ça, on peut mourir tranquille. Enfin, le plus tard possible, mais on peut… »

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