Elizabeth Ann Hulette était manager de catcheurs prestigieux dans la plus célèbre des fédérations : la WWF – actuelle WWE. Elle a accompagné, au bord du ring ainsi que dans la vie, le « Macho Man » Randy Savage et Lex Luger, le catcheur devenu producteur – on préfère se persuader que c’est la même personne pour des raisons de divertissement. Pour s’imposer dans le monde alors (très) macho du divertissement sportif, Elizabeth n’a pas enfilé de justaucorps brillants pour botter les fesses des garçons ni ne s’est battue dans une piscine de boue avec une autre femme. Assez étonnement, son parcours s’inscrit plus dans le réel. Elle doit s’imposer au milieu de myriades d’hommes déjà en concurrence extrême entre eux. D’abord la petite chose dans le coin du ring qui doit être protégée par le gros monsieur musclé, elle s’imposera ensuite comme une femme forte et indépendante. Armani Caesar, aspirant à s’inscrire pleinement dans le paysage Griselda, a choisi de se réapproprier la figure de la manager au travers de 11 titres léchés et d’une très jolie cover d’Isaac Pelayo.
Ainsi, Armani Caesar est THE LIZ pendant une grosse vingtaine de minutes. Au contraire de Chyna qui aurait affronté directement quiconque aurait tenté de lui barrer la route, Elizabeth et la rappeuse optent pour la douceur, la démonstration de leurs talents. Pour éviter toute déconvenue, la rappeuse s’équipe quand même d’armes à feu. L’utilisation de la figure d’Elizabeth et Westside Gunn, à la direction, qui martèle que l’autoproclamée Première Dame de l’équipe a écrit chacun de ses couplets toute seule et a concocté ses propres flows dans le même esprit insistent sur la différence de traitement réservée aux femmes dans le rap, ce n’est pas quelque chose que la rappeuse pointe spécialement. Elle se distingue de ses homologues de par ses expériences, mais ne fait pas de son double chromosome X un thème du disque. Elle semble avoir bien trop confiance en elle pour y penser. On peut comprendre la démarche de Gunn qui, en chef de file, doit faire face à toutes les critiques et mener la barque alors qu’il n’a jamais eu à le faire auparavant, ni pour Conway et Benny, ni pour lui-même, ni pour Boldy James qui sortait son premier disque chez Griselda à peine quelques semaines plus tôt. Mais ça, Armani n’en a cure : elle crache le feu et elle s’en va.
Avant de commencer sa propre épopée, Miss Caesar a été aperçue aux côtés de Westside Gunn et Conway dans leurs galettes respectives (à savoir Flygod is an Awesome God II et From a King to a God). Sans manquer de respect à qui que ce soit, les deux rappeurs ne se valent pas et encore moins en 2020. Si les projets de Conway souffrent de nombreux défauts (dont certains que nous évoquions plus tôt dans l’année ici), le rappeur met un point d’honneur à engloutir ses compères dès qu’ils croisent le micro. Et sur Anza, l’ultime couplet de la dame arrive un peu comme un cheveu sur la soupe après trois couplets de la Machine. On pourrait facilement supposer que le couplet a été rajouté après que le morceau soit fait, pour présenter encore un peu plus la dame au public de l’équipe. Pourtant, son couplet est excellent et, grâce à sa nonchalance et sa voix, se différencie vraiment des trois précédents mais l’aisance qui s’en dégage le légitime totalement. Non seulement il n’a rien à envier aux précédents mais, en plus, la comparaison semble complètement impertinente. L’attente est créée chez l’auditeur en deux couplets, c’est tout ce qui compte.
Maintenant, c’est son tour. L’aventure est lancée avec « Simply Done », produit par le légendaire DJ Premier et accompagné par Benny le boucher. La symbolique est forte. Le disque arrive enfin, se lance et on y retrouve un énième refrain chanté faux de Westside Gunn, une nouvelle confrontation avec Conway en terre cette fois plus classique mais dont l’issue est la même que sur Anza : un très bon morceau. S’en suivent deux couplets de Benny coup sur coup. Le premier extrait fait ici suite à « DRill A raMA », produit par 808 Mafia – avec une version différente sur YouTube et sur les plateformes de streaming. Comme on s’en doute, l’ambiance est alors moins New-Yorkaise et le passe-passe entre les deux est une démonstration de force. Après 4 morceaux dans la veine Griselda pure, Armani montre déjà qu’elle a vocation à aller dans toutes les directions qui lui siéent et le fait suffisamment tôt pour que le public ne s’en étonne pas par la suite. On remarquera d’ailleurs que malgré l’horrible typographie (vous avez vu ? Ça fait DRAMA c’est fou !), c’est véritablement l’un des sommets de la tape, pas juste une expérience singulière. Et l’enchaînement des deux morceaux nous laissent dans l’expectative de plus tant l’alchimie semble évidente – un EP commun ne serait pas de refus. Mais le clou du modernisme est enfoncé par le très sexuel « Yum Yum » et ses adlibs/gémissements pas moins éloquents mais bigrement efficaces et idéal pour les strip club (que l’on ne fréquente pas). Alors que Palm Angels commence comme une romance assez mignonne, le relation évolue en une entreprise urbaine spécialisée dans la fabrication de médicaments divers dirigée par un couple dont la libido semble être une des préoccupations centrales. Les deux morceaux se répondent finalement malgré des directions artistiques relativement opposées au départ. La somme de toutes ces petites choses, développées tout au long du disque, forme un ensemble hétérogène mais cohérent là où les mélanges de sonorités donnent trop souvent des impressions de mixtapes.
Formellement, nous sommes face à une kickeuse assez brute qui ne s’encombre, à ce titre, que rarement de faire des refrains. Elle est moins torturée que Conway, moins cartoonesque que Westside Gunn, mais se démarque plus de la masse que Benny en tant que personnage. L’étendue des thèmes n’est pas spécialement impressionnante et on comprend vite que ce n’est ni ce que l’on n’y cherche ni ce que l’on nous promet. L’interprétation nonchalante témoigne de facilités en cabine, perfectionnées en (à peu près) vingt ans de rap et notamment en passant par le même centre de formation que ses collègues. Mais si ce n’est évidemment pas une caractéristique inédite dans l’écurie, la musicalité des flows développés est, elle, une énorme plus-value. Les nouveaux arrivants, et dans une certaine mesure Benny aussi, bénéficie d’une qualité sonore largement perfectionnée. Les tâtonnements instrumentaux du début, la perfection de la formule Daringer (bien qu’absent des crédits) et les mix affreux – qui ont toujours leur charme – appartiennent au passé. Le contrôle actuel permet à la tape d’être un produit réellement fini et la qualité « pro » permet de mettre en valeur les atouts vocaux d’Armani ; toutes les nuances entre les intonations sensuelles et toute l’esthétique glamour de la rappeuse et les pianos crasseux et charcutés de la première moitié de la tracklist sont les grands gagnants de la professionnalisation de Griselda. C’est bien plus remarquable que chez les autres membres, même sans point de référence.
Les différentes sorties de ce qu’on appellera le « Spookie Summer » nous accompagnent depuis plusieurs mois maintenant et nous pouvons d’ores et déjà en tirer quelques conclusions à froid. L’excellente Versace Tape est certainement le moins bon album de Boldy James en 2020 ; Conway hésitant entre exploration et confort, nous offre les meilleurs morceaux de l’ensemble comme les plus anecdotiques ; l’album supposément révolutionnaire de Gunn, n’est pas non plus sa meilleure sortie cette année et ne révolutionne pas grand-chose ; enfin, si Benny s’offre un renouvellement évident aux côtés de Hit-Boy, il semble s’être efforcé de tomber dans tous les pièges que lui tendaient l’exercice. Armani Caesar est, en définitive, celle qui sort le plus son épingle du jeu, gagnant même à être comparée à ses pairs. Mais plus encore, THE LIZ Tape présente Armani Caesar aux aficionados de la meute autant qu’à de plus larges horizons. Et malgré la vague Griselda 2020 dans laquelle s’inscrit le disque, il n’en est pas moins une œuvre accomplie qui n’a pas besoin de se comparer aux autres pour prouver sa qualité.