Entretien | Corrado, disquaire et Hip-Hop head

Quand on évoque les métiers qui entourent le rap, on pense immédiatement management, label, organisation de concerts ou journalisme. Rarement disquaire. Cette profession représente pourtant une interface entre les artistes, les maisons de disque, les distributeurs… et le public. Le Disquaire Day approchant (le 21 avril, demain si vous lisez cet article le jour de sa publication), nous avons voulu donner la parole à Corrado, responsable de magasin chez Gibert à Toulouse et vendeur de disques depuis plus de quinze ans. Également auteur de dizaines de mixs et animateur radio avec son émission Built To Last diffusée sur Campus Toulouse depuis le début des années 2000, c’est un activiste féru de hip-hop que nous sommes allés rencontrer, pour parler promotion, stratégie de vente, format, streaming, mais également de l’avenir de la profession.

Si tu n’étais pas tombé dans le hip-hop il y a vingt ans, serais-tu disquaire encore aujourd’hui ?

Je n’en ai aucune idée parce que c’est vraiment arrivé par hasard. Je me suis installé à Toulouse en 2000, et j’ai d’abord travaillé un an chez Habitat. Ensuite j’ai posé un CV chez Gibert, et j’ai été embauché pour être réceptionniste.

Donc ta passion pour le hip-hop n’a rien à voir là-dedans.

Du tout non, ça restait une passion. Je t’avouerais que je ne savais pas ce que j’allais faire comme boulot. J’ai obtenu mon BTS, puis j’ai cherché du travail, tout simplement.

Tu animes aussi des émissions de radio, tu réalises des mix, des activités qui ont un rapport avec le disque. Y a-t-il un lien entre ton travail de disquaire et ces activités ?

Maintenant ça fait un tout en fait. Je faisais de la radio avant d’être disquaire. C’est venu petit à petit. Au fur et à mesure tu as un réseau qui s’étoffe avec les rencontres et le travail en lui-même.

Dans le cadre de ton travail, tu dois être amené à croiser pas mal de monde.

Oui c’est assez éclectique. Ça va des livreurs, aux clients habitués, ceux qui viennent pour la première fois… Tu as également les représentants de maisons de disque que tu vois en boutique pour travailler les sorties à venir (ou bien par téléphone), les personnes qui travaillent pour des labels, celles qui organisent des soirées, les artistes… Tu vois un petit peu tous les acteurs qui font cette musique au final.

Y a-t-il un rapport particulier à l’objet plus important dans le hip-hop que pour les autres courants musicaux ?

Je ne pense pas. Tu peux le retrouver avec la scène rock également avec les 45 tours, les cassettes, les vinyles, les affiches, les figurines… A l’heure actuelle, avec cet effet de mode du vinyle et des éditions limitées, tu as beaucoup de rééditions d’albums avec des morceaux en plus, l’album décliné en 45 tours, etc. Par moment tu as un peu l’impression que c’est Toys’R’Us. Ils te sortent le disque, la petite figurine, le disque de couleur, le sticker… Tu as limite la taie d’oreiller ! (rires)

C’est pour compenser la chute des ventes de disques, non ?

Oui, également. Mais il y a toujours une demande, tu as des passionnés, des gens un petit peu accros à ces trucs collectors. A une époque, il y avait des trucs promos autour des sorties : tu pouvais recevoir des feuilles à rouler Cypress Hill, des capotes TTC, des médicaments factices pour un album d’Eminem, des bonnets Def Jam, des feutrines… Tu avais donc des petits trucs collector. Maintenant ça existe moins, parce que c’était de l’argent destiné à la promo. Aujourd’hui les maisons de disques et les labels vont plus investir dans du sponsoring Facebook ou Instagram, ou des pages de pub dans des webzines. Avant, tu pouvais avoir un T-Shirt de l’artiste quand tu achetais le CD, le LP ou la cassette, ça en faisait quelque chose de collector en quelque sorte. Mais ça ne se fait quasiment plus.

Est-ce que ce n’est pas un peu de retour avec le merchandising dans les concerts ?

Oui peut être. Tu peux trouver des éditions limitées, des choses que tu ne trouves pas forcément en boutique. Mais bon le merchandising dans les concerts et ce côté collector ont toujours existé.

Booba déclarait il y a peu qu’il ne sortirait pas son prochain album en CD. Est-ce que tu penses comme certains que le format CD est voué à disparaître ?

Ça fait pas mal de temps que c’est annoncé. Il y a quelques années, des artistes avaient déjà eu une démarche de ne pas sortir en CD, en passant par des sites de téléchargement. Beaucoup d’artistes ne vont plus sortir de disques. Regarde Migos par exemple, qui avaient cartonné sur Youtube avec « T Shirt »  et « Bad and boujee ». Ils avaient sorti leur album uniquement en streaming, et il a fallu attendre quasiment un an pour qu’il soit disponible en physique. Les ventes de CD ont tellement chuté depuis des années. Elles ne représentent plus grand-chose, elles sont moins importantes que les ventes en streaming je pense. C’est presque une contrainte pour une maison de disque de presser des disques. Mais ça ne disparaîtra jamais complètement. Tu auras toujours des gens qui aimeront avoir le CD ou le vinyle. Quand tu es artiste, tu réfléchis différemment maintenant. Avant tu voulais absolument tenir ton CD ou ton vinyle entre tes mains, le distribuer à tes potes, le vendre, etc. Notre façon d’écouter la musique a changé. A l’heure actuelle tu as énormément de plateformes pour diffuser ta musique, entre Youtube, Deezer, Spotify, Soundcloud et j’en passe. Donc je ne pense pas que le CD va disparaître, mais il continuera à connaître une forte diminution oui. D’ailleurs les lecteurs CD ont disparu des voitures neuves, ils connaissent le même sort que les lecteurs cassette il y a quelques années.

Le vinyle représente l’objet par excellence, on assiste actuellement à retour massif de ce format. Observes-tu une inversion des courbes entre les ventes de CD qui chutent et celles de vinyle qui semblent augmenter ?

Forcément, tu as une augmentation des ventes de vinyles depuis quelques années. Chez nous c’est un peu particulier parce qu’on a toujours fait du CD et du vinyle, en neuf et en occasion. Donc on a des CD qui ne sont plus forcément disponibles ailleurs, et il faut savoir qu’il y a beaucoup de collectionneurs de ce format-là aussi, au même titre que les cassettes et les vinyles. Cela permet aux clients de trouver des choses d’occasion qui ne sont plus forcément disponibles, mais également de la nouveauté et du fond de catalogue. On maintient donc par ce biais-là nos ventes de CD. Mais effectivement, on a un peu plus de bacs à vinyles qu’il y a quelques années.

Tu n’es pas un disquaire indé, mais on trouve quand même des pièces difficiles à trouver dans d’autres enseignes… Comment concilies-tu le fait de travailler pour une grande enseigne comme Gibert, et d’avoir autant de pièces ?

On est petit pour les gros, et gros pour les petits. On a toujours eu le cul entre deux chaises. On est indé, on n’est pas une chaine. On n’a pas de centrale d’achat pour le neuf. Tous les vendeurs sont indépendants en termes de commandes, rien n’est imposé. Si on a envie de commander le fond de catalogue de tel ou tel artiste, on le fait. Notre direction nous laisse cette indépendance en termes de commande. C’est ce qui permet de pouvoir trouver des choses différentes, ou que tu ne vois pas souvent. Il y a beaucoup de passionnés qui travaillent chez Gibert. De la même manière, quand tu as un coup de cœur tu peux le mettre en avant, via un point écoute ou en facing de ton rayon.

Ta marge de manœuvre est plus grande que chez d’autres grandes enseignes ?

Pour avoir bossé dans d’autres enseignes (Virgin, Espace culturel Leclerc), je peux te répondre oui.

Comment choisis tu les albums que tu mets en promo (type 7 euros, 10 euros les deux) ? On remarque que tu te distingues des autres enseignes par ce biais-là.

Les maisons de disque proposent un catalogue deux fois par an environ, et font des déclassements sur certains artistes. Ensuite c’est à toi de les sélectionner et d’en commander la quantité qui te paraît appropriée. Tu as des choses qui reviennent régulièrement comme Cypress Hill, The Doors, Leonard Cohen… et d’autres moins souvent, et c’est là que ça peut être intéressant de placer certains artistes en promo. En ce moment mon collègue a reçu toute une opération sur le métal et le rock qui lui a permis de travailler des labels qui pour certains n’étaient plus dispos, d’autres à des prix élevés, que nous avons pu avoir à petits prix, ce qui est bénéfique pour le client. Tout ça dépend des maisons de disque qui te proposent ce genre d’opération. Ce n’est pas toi qui décide de changer le prix.

Les facings changent souvent chez toi, est-ce une façon de les faire revenir les gens, de ne pas les lasser ?

Comme on disait tout à l’heure, c’est la crise du disque depuis pas mal d’années donc forcément c’est bien de dynamiser ta boutique, et ça passe par changer tes facings justement, mettre en avant les nouveautés dès que tu en reçois. Par exemple, j’ai rentré tous les Ice Cube en occasion il n’y a pas longtemps, donc forcément j’ai fait une mise en avant. C’est cool pour le client qui passe, et c’est « premier arrivé premier servi » ! Tu peux aussi changer les points d’écoute. Il faut dynamiser son rayon. C’est comme le maraîcher qui va mettre en avant les fruits et légumes qu’il vient de recevoir. Si tu passes tous les jours devant le stand et que tu vois toujours les mêmes trucs, forcément ça ne fait pas envie.

Pour ce qui des artistes mis en avant, il y a forcément des incontournables en fonction de l’actualité. Mais ça vient quand même d’une démarche personnelle. Quand tu as un coup de cœur pour un artiste, tu peux le mettre en avant. Idem avec des artistes locaux qui sont en dépôt-vente.

Tu mélanges les neufs et les occasions dans les bacs à disques, ce qui permet de regrouper les pièces par artiste.

Tu peux venir pour acheter un CD neuf à la base, et voir une petite occasion et te la prendre au passage. L’occasion dynamise le neuf et inversement.

L’occasion est un marché dans lequel les prix fluctuent et peuvent s’envoler par rapport au neuf qui pratique des plafonds de 15 euros environ pour un CD, 25 pour un vinyle. Comment fixes-tu un prix ? Pratiques-tu des plafonds même pour des pièces rares ?

On a un logiciel qui nous permet de racheter en fonction du prix du neuf. C’est transparent et cela évite de racheter à la tête du client. Mais oui, nous avons forcément des plafonds parce qu’on n’a pas envie de faire des prix hallucinants comme sur Discogs ou eBay, ce n’est pas notre mentalité, ni notre politique. Je pars du principe que quand je rentre une pièce rare, je fais toujours un geste pour celui qui me la vend. Derrière je ne le vendrai pas non plus avec des cotes folles. Chez nous les CD d’occasion de fond de catalogue tu les retrouves entre 3 et 5 euros, et pour les trucs un peu plus rares c’est un peu plus, mais largement abordable. J’aime bien me dire que le client vient en se disant qu’il va pouvoir faire une bonne affaire. Le magasin n’est pas un musée, je ne veux pas que les disques soient affichés avec des prix à 100 euros pour que les gens les regardent. Le but est que les gens viennent et trouvent des bonnes affaires.

Les plateformes comme Discogs ont l’avantage de permettre le référencement, tu as accès à beaucoup de choses, et c’est très bien. Mais d’un autre côté tu as des personnes qui mettent en vente des disques à des prix exorbitants, ils ne se vendent pas, mais tu as toujours ce prix d’affiché, et ensuite les gens pensent que c’est une cote. Tu as l’impression que ces plateformes régissent le prix du marché. Certains disques sont chers car ils sont rares et c’est normal, mais il y a quand même du grand n’importe quoi sur les prix depuis quelques temps.

Malheureusement le client fait de moins en moins de bonnes affaires en boutique, parce que quand les vendeurs rentrent des disques, ils vont justement sur Discogs et appliquent, pour une partie, les mêmes tarifs. Avant Discogs et internet, le vendeur rentrait un lot de CD ou vinyles, les mettait à un tarif et basta. Et donc de temps en temps dans le lot, il y avait certains disques rares qu’il ne connaissait pas, et qu’il ne mettait pas forcément chers. Donc  tu étais content de le trouver à ce prix-là, tu faisais une bonne affaire. C’est de moins en moins le cas.

Avec la disparition des petits disquaires, penses-tu qu’on a perdu le rôle de prescripteur du disquaire, qui conseille sa clientèle ?

Non, prescrire des trucs à des gens est d’ailleurs un des trucs sympas du métier. Tu as une discussion qui se crée, tu fais découvrir des choses et inversement… De temps en temps c’est ta clientèle que tu vas conseiller, des habitués que tu connais bien, et à qui tu vas mettre des disques de côté quand tu vas les rentrer. Puis tu as des gens qui viennent pour la première fois, avec qui tu vas discuter, qui viennent pour un cadeau, une référence bien précise, ou pour découvrir des choses… Tu as un échange qui se fait et c’est à ce moment-là que tu as le côté prescripteur.

Ce rôle est-il en train de basculer vers les éditeurs des plateformes de streaming ?

Les plateformes comme Spotify, Deezer, même Youtube te permettent de découvrir des choses, en fonction de ce que tu écoutes, les playlists que tu te crées. J’ai des clients qui ont découvert des albums par ce biais, et qui passent à la boutique pour savoir si on les a. Nous derrière on peut également les conseiller sur d’autres disques à partir de là. Donc je pense que nous avons des rôles complémentaires.

A l’heure actuelle il y a beaucoup d’applications qui t’assistent, mais le conseil du vendeur reste important. Tu peux venir pour acheter un CD de rap et repartir avec un CD de jazz. On a des points écoute, on passe des disques en boutique, et les personnes découvrent des choses comme ça également.

Quelles modalités va avoir le Disquaire Day ?

En fait ça existe depuis 2008, et en France depuis 2011. Tu as une liste de disques présentée deux mois à l’avance pour le Disquaire Day, et tu fais tes choix. En fonction de tes choix et des quantités disponibles (tu as des tirages à 100 exemplaires, d’autres à 3000, etc.), c’est un peu un tirage au sort pour la répartition. Tu reçois ta marchandise quelques jours avant ton évènement. Comme tout le monde, on met notre marchandise en vente à partir de 10h, et à côté de ça on a créé des petites animations : on offre le petit déjeuner aux clients dès 9h, on a des sets DJ, on fait venir des groupes pour des show cases… Pendant quelques années on a fait une émission de radio en direct avec Campus FM. Donc en même temps on dynamise énormément le magasin, le but premier du Disquaire Day étant de faire venir les gens en boutique.

Quelles opérations en dehors du Disquaire Day mets-tu en place pour faire venir des clients ?

On organise des show cases très régulièrement avec des groupes locaux, mais aussi nationaux ou internationaux quand ils sont de passage. On fait aussi des rencontres avec des artistes, énormément de sets DJ, des dédicaces, des expos… On est aussi partenaires avec des salles de spectacles, des assos et des orgas. Nous mettons en place des opérations ou en achetant un CD tu peux avoir une place pour le concert, mais également participer à des jeux concours pour en gagner. On met en avant des soirées, des concerts, des événements… On participe à la vie culturelle. Ce sont d’autres façons de dynamiser la boutique.

Comment vois-tu l’avenir de la profession ?

On tend vers un côté « épicerie fine ». Les volumes n’ont plus rien à voir avec avant. Les mises en place pour une sortie d’album ne sont plus du tout les mêmes. Tu vends beaucoup moins de disques, donc forcément tu t’adaptes, mais tu as encore des gens qui collectionnent, qui recherchent des CD qu’ils écoutaient il y a longtemps, ou  qui découvrent des artistes. Tu n’as plus de lecteur CD dans les voitures, ni dans les chaînes hi-fi, ni même dans les ordinateurs portables !

Et à l’inverse, je n’ai jamais vu autant de platines vinyles qu’en ce moment.

Il y a effectivement un effet de mode, et comme tout effet de mode ça devrait se calmer un peu. Déjà quand tu vois les tarifs, tu réfléchis à deux fois par moment à acheter certains disques. Forcément, tu auras toujours ces passionnés qui achètent des vinyles depuis toujours, mais tu as quand même toute une clientèle qui n’écoute pas les vinyles qu’elle achète, qui fait ça juste pour la déco ou pour être cool. (rires) Et puis la qualité des disques proposés, en ce qui concerne certaines rééditions à bas prix, que ce soit au niveau des presses ou des pochettes, ce n’est pas très engageant.

Tu continues à faire de la radio ?

Je suis pas mal occupé, mais je continue. Ça va faire bientôt quinze ans que l’émission « Conçu pour durer » (Built To Last) existe sur Campus FM Toulouse. On va fêter la 500ème prochainement. On a mis en ligne le site en 2011, ou tu peux retrouver les mix, les playlists, les interviews… Bref, tout ça en totale indépendance et sans aucunes contraintes.

Tes mix sont caractérisés par une qualité audio très propre, est-ce que tu as enrichi ta base de données grâce à ton activité de disquaire ?

Forcément ça aide oui ! (rires)

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Olivier LBS

Doyen et autocrate en chef de cette incroyable aventure journalistique. Professeur des écoles dans le civil. Twitter : @OlivierLBS

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