Asphalte Hurlante, La Caution 15 ans après.

2001. Deux ans après le maxi Les Rues Électriques, Nikkfurie et Hi-Tekk s’activent sur leur label Kerozen Music. Ceux qu’on appelle La Caution remettent le feu aux poudres, avec un projet cette fois plus long, un court LP (ou long EP, au choix). La galette enflamme la sphère rap indé qui bouillonne déjà au début des années 2000. Agissant comme des haut-parleurs dans leur banlieue de Noisy-le-Sec, ils narrent ce béton, ce bitume, cette Asphalte Hurlante, le nom choisi par les deux frangins pour cette sortie. Quinze ans après, nous rendons hommage à un des disques incontournables du rap français, dans sa première version non revisitée, une édition enrichie ayant également vu le jour en 2002 (Asphalte Hurlante – Ultime Édition).

Première remarque : on retrouve ce qui faisait déjà une des marques de fabrique de La Caution sur « Les Rues Électriques ». Dans un hip-hop français qui sort de sa grande ère piano/violoncelle, La Caution use de l’Akai-MPC et des sons électroniques. Les rues sont électriques et même « Toujours Électriques » de par ce qu’elles véhiculent de tension, au propre (merci EDF) comme au figuré. On a la sensation que le duo, épaulé par DJ Fab utilise ces sons comme des marqueurs de leur environnement coloré en gris. Quoi de mieux que ces résonances électriques, certains caricatureront par « industrielles », pour décrire un milieu marqué de la sale empreinte de l’homme, de ces kilomètres d’assemblage d’acier et de bitume, de cet air pollué par l’activité manufacturière et automobile ? Cette sensation est peut-être personnelle, mais l’instru de « Souvent », premier morceau après l’intro, marque le beat des particules fines de l’air de l’Île de France. Comme une preuve, un témoin du quotidien, en forme d’exutoire. L’ambiance est sous tension ? On va le montrer, et retourner ça en défouloir. Bien avant le très connu « Thé À La Menthe » (2005, sur Peines de Maures/Arc-En-Ciel pour Daltonien), La Caution maîtrise l’électronique jouissif.

Si les mariages de ces sonorités avec le hip-hop ne sont plus nouveaux, et si dans les années 80 électro et hip-hop faisaient parfois bon ménage, La Caution, en l’espace de deux ans (entre 1999 et 2001 donc) s’impose comme un modèle du genre en France, en y joignant cette ambiance parfois un poil dure, dans le son comme dans les lyrics.

Si la France était un poumon, nos tours en seraient les cancers
Si la France était un sumo, nos tours en seraient les Pampers
Si la France était un rouleau, nos tours seraient ce qu’il compresse
Si la France, c’était les journaux, nous en serions les faits divers
Nikkfurie, « Souvent »

Mais finalement si Nikkfurie pose cette patte, cette marque de fabrique, il démontre aussi sa facilité à poser un tempo plus classique, des nappes moins énervées, des samples plus calmes pour servir le propos. La recette du storytelling d’ « Aquaplanning » par exemple : le frangin beatmaker, qui produit tout le LP, y fait évoluer son instru pour coller à l’ambiance. Beat lent pour la nostalgie des soirées d’antan, relents drum and bass quelques instants pour annoncer le grand fracas d’un dramatique accident, retour au beat lent et la tristesse du refrain « Il pleut des fleurs sur les cimetières… ».

L’autre touche spéciale de Hi-Tekk et Nikkfurie, c’est l’apparente complexité des lyrics, et des sujets pas vraiment légers. On a pu lire que leur hip-hop était conscient. Pourtant on n’est pas ici en train d’écouter La Rumeur et leurs rimes engagées. Le verbe n’en est pas moins offensif pour autant. Alors que l’auditeur et le journaliste aiment classer, Asphalte Hurlante rentre dans une catégorie alors nouvelle. On ne qualifiera pas de rap d’étudiant ou d’intello le rap de La Caution. Pas plus que d’engagé. Alternatif ? Peut-être. Finalement, où situer cet album ?

À l’époque, on voit naître du rap d’horizons nouveaux, pas forcément de la banlieue ou des quartiers les plus paupérisés des grandes villes, comme ce fût très majoritairement le cas jusqu’alors. Ce rap nouveau, symbolisé notamment par des Klub des Loosers ou des TTC (avec qui La Caution et Saphir Le Joaillier forment L’Armée des 12). Ce rap qui semble plus toucher les classes moyennes que les classes les plus défavorisées. Il décomplexe certainement un public aimant le hip-hop mais ne réussissant pas toujours à assumer aux yeux de tous un rap plus dur. Car ne vivant pas les mêmes galères que celles décrites dans les textes des rappeurs plus classiques, ces amateurs trouvent peut-être en ce mouvement un moyen de se libérer. De faire fi d’une certaine idée qui voudrait que l’on doive trimer dans la vie pour revendiquer les textes de tel ou tel rappeur. Que ce soit une réalité du milieu hip-hop ou non, il y a fort à parier que c’est un processus qui a couru dans la tête de bien des auditeurs.

On pourra arguer que le duo a touché une partie de ce public. Mais ne s’est pas limité à celui-ci. Certes on pourra évoquer les travaux communs avec tous les artistes de la mouvance citée plus haut, et donc inclure La Caution dans ce canal. Mais seulement en partie. La Caution est encore autre, semble-t-il. Là où TTC est dans des thèmes souvent plus légers, là où Fuzati balance sa déprime et sa névrose, La Caution dépeint, décrit et dénonce un environnement plus global que celui de leurs propres existences, et se différencie en ça. Mais à l’inverse de nombreux hip-hopeurs engagés d’alors, ils usent plus encore des métaphores que de l’attaque en règle et frontale envers le système, le politique et tout le toutim. La Caution n’est finalement ni TTC, ni NTM.

Même « Entre l’index et l’annulaire », superbe fuck microphonique, n’a pas le côté terre-à-terre (rien de péjoratif) d’un franc et immédiatement compréhensible « Nique la police » lancé par Kool Shen, d’un « Hardcore » clamé par Kery, d’un « Si Jean-Marie courrait aussi vite que je l’emmerde, il serait tellement loin » posé par Fabe. Non, chez La Caution il faut parfois faire le tour des lyrics pour en saisir toutes les subtilités.

Abordable mais subtile, parfois plus limpide, la construction des textes est particulièrement recherchée. Et les codes des lyrics sont autant ceux des halls des barres HLM, que ceux des plus grands auteurs. La noblesse d’un texte n’est pas l’apanage des gens des beaux quartiers. Nous n’avions évidemment pas besoin de cette confirmation, mais La Caution est un bel exemple. Le tout sans une avalanche de name-dropping, ce style pompeux où l’on cite un auteur à chaque ligne pour laisser à penser qu’on est talentueux. La piste « Asphalte Hurlante » est l’exemple-type de la qualité d’écriture et de l’imprégnation de différentes cultures, pour raconter le quotidien : références philosophiques, métaphore filée empruntée à David Fincher. Rien n’est écrit de manière brute, ce sont les successions d’images qui créent la narration. On semble ne plus être dans le rap tel qu’on le connaissait, mais dans un roman de Werber.

La lumière des néons s’incruste dans mes rétines
Elle est svelte et crasseuse
Stationnent les CRS dans un bus de cancres hermétiques
Je respire cette atmosphère de haine épaisse et moelleuse
Elle me civilise ! Asphalte Hurlante !
Hi-tekk, « Asphalte Hurlante »

Hi-tekk et Nikkfurie sont intelligents, ça se ressent dans leurs textes, mais ils n’en font pas des caisses. Pas de démonstration égotripique d’une lucidité supérieure, ou d’une retranscription largement au-dessus de la moyenne, non, les deux frangins sont juste bons et l’auditeur avisé s’en rend compte : la puissance de ce skeud est intrinsèque. Aucune posture chez La Caution, juste de la qualité, rien que de la qualité. Un OVNI qui décrit la rouille, douze pistes qui libèrent d’un environnement trop malsain, qui ne recherchent pas à tout prix les codes du hip-hop d’alors. Voilà comment La Caution a marqué cette époque.

Date de sortie : 2001 // Label-distribution : Kerozen Music – Wagram

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