Chronique : La Canaille – « Deux yeux de trop »

Il y a des artistes dont le champ de représentations dépasse le seul cadre du rap. Marc Nammour fait partie de ceux-là, lui que l’on peut retrouver sur scène pour une lecture musicale du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire avec Debout dans les cordages, ou encore sur le récent projet « Zone Libre – Polyurbaine » réalisé avec Zone Libre et le rappeur américain Mike Ladd. Nous, c’est avec La Canaille que nous l’avons déjà retrouvé sur notre site lors d’une interview pour la sortie de l’album « La nausée ». Dernièrement, le 1er décembre 2015, c’est un nouvel E.P. en téléchargement gratuit que nous a proposé La Canaille. Intitulé « Deux yeux de trop », cet E.P. de cinq titres recèle quelques surprises qui méritent qu’on s’y arrête et que l’on prenne le temps de l’écoute.

« La poésie est un sport de combat ». Cette phrase qui vient conclure le refrain du premier son de l’E.P., « L’arène », dégage l’esprit dans lequel sont réalisés des différents projets du groupe. Référence explicite au sociologue Pierre Bourdieu dont la finalité de l’œuvre aura été de donner la parole à ceux qui en sont privés (voir le documentaire : « La sociologie est un sport de combat »), le rap de La Canaille s’impose comme un rap engagé et conscient, faisant de la poésie l’alliée de la lutte politique. C’est donc sans surprise que l’on constate que cet E.P. est dans la continuité de ce que La Canaille, avec ses deux albums, avait pu nous présenter précédemment : chaque son est un moment où l’on regarde non pas simplement le monde, mais ce qui nous entoure, en l’occurrence avec nos « Deux yeux de trop ». Pour faire parler « la misère du monde » et trouver de l’inspiration, Marc Nammour ne va pas chercher loin, il lui suffit de regarder et de recueillir les maux de ceux que l’on n’entend pas.

« Je te souhaite de ne jamais te résoudre, de garder les crocs et l’envie d’en découdre, l’indignation, l’insoumission, la furieuse impression d’avoir deux yeux de trop » – Je vous salue ma rue.

Mettre tout cela en musique, c’est se heurter à la nécessité de prendre le temps de poser les mots sur des sonorités adaptées. En ce qui concerne la musicalité du groupe, la composition est toujours aussi primordiale et les ambiances de l’EP ne sont pas de celles qui raviront les oreilles habituées aux sonorités électroniques. Les sonorités rock laissent la part belle à la voix du rappeur, conférant au texte toute la résonance qu’il se doit de posséder. Guitare – basse – batterie ne sont jamais oppressantes, le talent de composition des musiciens leur permettant de faire des variations musicales qui ont pour aboutissement l’absence de sentiment de répétition, quand bien même on atteint parfois le minimum du point de vue mélodique. Bien loin d’être un reproche, il s’agit d’une véritable force tant la disparition de la mélodie oblige l’auditeur à écouter le son pour ce qui est dit et non pas pour mettre « son cerveau en off » selon l’expression consacrée.

La principale nouveauté de cet E.P., ce sont les deux featurings : le premier avec le rappeur new-yorkais Mike Ladd, et le second avec le rappeur de L’Animalerie Lucio Bukowski. Au vue du projet « Zone Libre – Polyurbaine », le featuring avec Mike Ladd n’était pas inattendu. Le rappeur américain, surtout connu dans le milieu alternatif, et notamment pour son projet mêlant The Infesticons et The Majesticons, est un ancien touche-à-tout qui semble avoir toujours eu le goût des expérimentations musicales. Le retrouver aux côtés de La Canaille n’est donc pas une surprise. Le featuring avec Lucio Bukowski était attendu par tous ceux qui suivent La Canaille, et la rencontre entre deux des plumes les plus combattives du rap français était inévitable. Lucio Bukowski nous sort ses plus belles rimes pour un vingt-quatre mesures tout en poésie qui vient conclure un son écrit en hommage à la musique et à tous ces artistes qui « Parlent aux inconnus ».

Quant aux deux autres sons qui viennent conclure l’E.P., ils sont le témoin du fait que la plume de Marc Nammour sait sortir des sentiers battus. Faire un son sur la crise économique en abordant la question de l’endettement, et en se permettant un couplet en prose au milieu, n’est pas donné à tout le monde. Bien aidé par ses musiciens puisqu’il s’agit du son le plus énergique de l’EP, le rappeur Montreuillois démontre qu’il y a encore de la place pour continuer la lutte des classes en musique. Quant au dernier morceau, « D47 », celui-ci aborde la question éthique que posent les drones. Exercice d’écriture difficile magnifiquement réussi dans lequel est pointée la « banalité du mal » : celui qui tue des enfants est également un père qui vit à des milliers de kilomètres de sa cible. Le drone, cette « nouvelle figure aérienne du mal », change la donne dans des guerres qui se jouent désormais dans des bureaux. Le rappeur de La Canaille parvient à mettre en musique la contradiction inhérente à ce type d’intervention « chirurgicale » (pour reprendre la novlangue militaire), et du même fait donne l’espace de quelques minutes le temps à l’auditeur de penser. Ce sont ces thématiques nouvelles qui témoignent qu’il y a encore beaucoup à dire sur notre monde, et que les textes de rap ne sont pas condamnés à tourner en rond.

La Canaille réalise dans cet E.P. ce que le groupe avait réussi à faire sur les albums précédents : un rap réfléchi qui laisse la part belle à des sonorités qui détonnent dans le milieu du hip-hop, dont on oublie trop souvent la richesse littéraire et musicale. « Deux yeux de trop » marque une ouverture sur le reste du rap avec des featurings qui laissent à penser que d’autres vont en être au fur et à mesure que les projets se développeront. Cet E.P. annonce un album qui va suivre, et gageons que cet album nous réservera de belles surprises. En guise de conclusion, à l’écoute de ce projet, on soulignera que cela fait du bien de voir qu’il y a encore et toujours une place pour l’engagement et la lutte, et que s’il y a parfois « Deux yeux de trop », c’est uniquement au regard de ceux qui refusent de les ouvrir.

Téléchargez gratuitement l’EP « Deux yeux de trop » sur le site de Marc Nammour.

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Un commentaire

  • La canaille, c’est le populo dans ce qu’il a de plus beau; c’est la parole qui bat en brêche l’arrogance bourgeoise, le reflet de la misère dans un miroir qui refuse de mentir. La canaille c’est l’espoir qui ne se laisse pas corrompre, c’est l’esprit de résistance à toute forme d’oppression, un opus rageur et des mots offerts comme autant de munitions.

    Belgrit

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