Chronique : La Gale – « Salem City Rockers »

Salem City Rockers est le nom que La Gale a choisi pour la sortie de son deuxième album. Sorti le 2 octobre en France et quelques jours auparavant en Suisse, ce projet est également celui de deux beatmakers bien connus de nos lecteurs : Al’Tarba et I.N.C.H. La réunion de ces trois personnages laissait espérer un album aux couleurs atypiques, nourri d’influences trip-hop, punk et de rap bien crade. Au-delà de cet aspect attendu, c’est en tant que symbole de la capacité du rap à se transformer et à dépasser ses propres frontières musicales qu’était attendu cet album : comment serait-il possible de marier dans un même album le punk, le rock et le rap ? S’il est certain que La Gale n’est pas la première à réaliser un mariage de ce type, néanmoins peut-être est-elle la première, par cet album, à dévoiler en dehors d’un petit cercle de spécialistes, cette union entre culture punk-rock et culture hip-hop. La question se posait alors de savoir quelle forme allait revêtir ce mariage, mais également s’il y avait là matière à tenter, une nouvelle fois, de changer la perception que les auditeurs (mais également les rappeurs) ont du rap et des catégories dans lesquelles ils sont trop vite tentés de l’enfermer.

Le premier album de La Gale était un E.P. de dix titres intitulé sobrement La Gale, sorti sur un obscur label suisse du nom de Vitesse Records. Il faut remonter trois années en arrière, en octobre 2012, pour redécouvrir cet E.P. qui avait permis à La Gale d’apparaître dans les bas-fonds du rap, là où seuls les diggers les plus chevronnés décèlent ceux qui feront l’alternative à la bouillie radiophonique de demain. Mais parmi ses auditeurs d’aujourd’hui, certains l’avaient peut-être découverte auparavant dans le film « De l’encre » réalisé par Ekoué et Hamé de La Rumeur, et diffusé en juin 2011 sur Canal +. De l’eau a coulé sous les ponts durant ces trois années, et après un assez long silence, La Gale est revenue pour notre plus grand bonheur avec cet album Salem City Rockers entourée de deux drôles de « compadres » qui, dans le milieu ingrat du beatmaking, ont su tirer leur épingle du jeu et se faire un nom.

Al’Tarba, le premier de ces messieurs, est d’origine toulousaine. Connu avant tout en France et ailleurs pour ses projets abstract hip-hop et sa collaboration géniale avec le rappeur américain Lord Lhus, il l’est également plus spécifiquement dans sa ville Toulouse en tant que membre du groupe de la Droogz Brigade (dont l’album est pour très bientôt). Il n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il a sorti la bagatelle de quasiment une dizaine de projets. Certains n’hésitent pas à affirmer qu’il serait assis sur le trône du beatmaking français.

I.N.C.H. est bien connu du hip-hop parisien. Officiant dernièrement comme DJ de VALD, il est également un beatmaker de renom puisque de très nombreux rappeurs ont posé sur ses instrumentales au gré de différents projets. Il en a d’ailleurs regroupé une partie sur sa mixtape Ni saint, ni sauf sortie il y a quelques mois : on y retrouve pêle-mêle Hugo TSR, Saké, Scylla, Swift Guad, Loko, Zekwe Ramos et bien d’autres. Citer toutes les collaborations qu’il a réalisées serait bien trop fastidieux pour la bonne raison qu’on rappellera que l’instrumentale de « Générique 2 fin » sur l’album du Gouffre porte sa marque, et que voir trente-deux rappeurs poser sur une boucle qui dure treize minutes, ce n’est pas rien sur un CV (même si cela ne vaut rien sur le marché du travail…).

« Je garde la tête dans le placard, les somnifères. Je sors que le samedi soir mais ça me met déjà bien à l’envers. Le reste de la semaine je disparais, je médite sur la fin en essayant de lâcher l’affaire » – Rubrique des chats écrasés

Cet album est donc le produit de la rencontre de trois artistes dont l’expérience ne pouvait qu’être particulièrement intéressante. « Salem City Rockers », c’est le choix d’un nom qui n’a rien d’anodin et qui évoque notamment une référence historique au fameux procès de Salem ayant eu lieu en 1692 aux États-Unis dans lequel vingt-cinq personnes furent condamnées au bûcher. Cette « chasse au sorcière », l’artiste suisse en parlait déjà dans le son « Quand la justice » sur son E.P. quand elle déclarait dans le refrain : « Quand la justice dresse ses plus hauts bûchers, que la chasse aux sorcières est ouverte et déclarée ». Elle le rappelle dans Salem City Rockers, et notamment dans le titre éponyme. On tient donc là un fil conducteur qui témoigne de son univers atypique.

Mais si on allait plus loin, on découvrirait qu’il y a une autre symbolique qui se révèle même être davantage intéressante. « Salem » est également dans la Bible le nom de l’ancienne « Jérusalem » avant sa prise par le roi David. Il s’agit donc d’une terre sainte, de la terre promise. Ce nom de « Salem » associé au « City Rockers », la ville des rockeurs, confère à ce titre d’album une signification étrange, quasi-mystique, pour un album estampillé « rap » : cet album serait « la ville promise du rockeur », celle dans laquelle ils se trouveraient chez eux. La nomination dans le titre d’un courant musical tel que le rock, bien souvent perçu comme incompatible avec le rap, ne peut faire que piquer la curiosité de l’auditeur néophyte qui trouvera dans cet album, à la croisée de deux mondes, le lieu d’une réconciliation surprenante de qualité.

Edit : Sur la remarque d’un lecteur assidu, on ajoutera que « Salem City Rockers » semble être une référence au titre de The Clash : « Clash City Rockers ». Cela ne retire toutefois rien à la validité de ce qui a été écrit au-dessus, et vient s’ajouter à la multiplicité des interprétations possibles. Big up à Klx et merci pour la correction.

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Bien entendu, cette inspiration très punk-rock ne surprendra pas les auditeurs du premier album de La Gale, mais peut surprendre ceux qui découvriraient La Gale avec cet album. Toutefois, la surprise s’atténue d’autant plus quand on sait que ce sont Al’Tarba et I.N.C.H. qui officient comme chefs d’orchestre. Il suffit d’avoir eu dans ses oreilles un seul projet d’Al’Tarba pour comprendre que, musicalement, le rap est beaucoup plus ouvert que ce que l’on croirait au premier abord, et que le talent d’un beatmaker ne repose jamais que sur l’inspiration qu’il trouve en-dehors du hip-hop, dans une connaissance approfondie de tous les genres musicaux confondus. Alors, parce qu’ils disposent de cette connaissance, les deux beatmakers ont su faire des instrumentales permettant de mettre totalement en valeur l’univers de La Gale, et c’est à grand coup de riffs de guitares électriques que s’est construit Salem City Rockers.

« Nous sommes le rejet psychotique, enfants des dopes et des narcoleptiques. L’utopie comme cible, sorcellerie passée au crible, l’étincelle, le combustible, les cafards, les instables, les nuisibles » – Salem City Rockers

La couleur de cet album est bien particulière, et cela est audible aussi bien sur les instrumentales aux tonalités punk-rock qu’aux lyrics de La Gale qui dépeignent le tableau d’une existence en marge de la société, aux idéaux fortement teintés d’anarchisme et de liberté. Cet album est donc hautement politique, même si les références politiques concrètes n’en font pas partie. La Gale reste dans la suggestion, laissant à l’auditeur le soin de reconstruire le tableau à partir des phases distillées durant la trentaine de minutes que dure l’album. De là en résulte une certaine difficulté à comprendre de quoi il est question, mais on peut se douter que la confusion résulte du désir de l’artiste de voir cohabiter ensemble un hédonisme assumé qui n’est décrit que comme un échappatoire à la routine, une critique des normes sociales qui ne peut conduire qu’à la révolte, et le nihilisme d’une époque dans laquelle la jeunesse se retrouve sans but. Ce sont donc des textes lourds de sens qu’il serait difficile de rapper autrement que sous la forme d’un canevas d’idées et d’émotions.

Cet album, ce sont dix titres, une interlude, et pas moins de cinq featurings (sans compter les apparitions de DJ Nixon et DJ Chikano dont le rôle est encore plus ingrat que celui des beatmakers…). On découvrira Rynox sur le son « Rubrique des chiens écrasés », ainsi que Paloma Pradal sur « Petrodollars » et Obaké sur « Fantomes froids 3.0 », les trois laissant une très bonne impression. On aura également droit à un featuring avec I.N.C.H., Al’Tarba et Yoman sur « Chiens galeux », l’une des lourdeurs de l’album. C’est toujours un plaisir d’entendre les deux beatmakers prendre le micro : la dernière fois qu’il l’avait fait ensemble, c’était (sauf erreur) en compagnie de Swift Guad et le son déchirait autant qu’il faisait marrer. Mais le son qui était attendu depuis le dévoilement de la tracklist, c’était le featuring avec Vîrus qui a su tenir toutes ses promesses. La plume de Vîrus, sur un beat assez simple dans une ambiance glauque qui lui colle exactement, est parfaite. De manière générale, la grosse dose de featurings ne choque pas et ne vient pas troubler la tenue générale de l’album, puisque chaque rappeur vient s’intégrer à l’univers bien structuré de La Gale que les sons solos permettent de magnifier.

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En conclusion, cet album démontre la capacité du rap à s’inspirer de tous les courants musicaux, jusqu’à ceux dont il semble le plus éloigné dans l’imaginaire populaire. Il nous fait prendre conscience à quel point les catégorisations élaborées par les médias ne permettent pas de penser la réalité d’un genre musical qui se nourrit perpétuellement de ce qu’il n’est pas. Salem City Rockers fait partie de ces albums qu’il faut faire écouter à tous ceux que les clichés sur le rap repoussent. Peut-être y découvrirait-il là quelque chose de différent qui pourrait piquer leur curiosité. Que l’on aime ou pas, on ne pourra que convenir que la démarche est salutaire. La Gale est en tout cas une artiste atypique qui, entourée d’Al’Tarba et I.N.C.H., a réussi à trouver la bonne formule.

L’album de La Gale est disponible en écoute gratuite sur Deezer. Pour vous le procurer, en cd ou vinyle, vous pouvez aller sur son bandcamp. 

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