Les vagues du Pacifique se seraient elles faites plus houleuses sous l’effet infernal de la pandémie? Difficile de savoir, qui du confinement ou des vents de La Niña a eu le plus d’impact sur la montée générale du niveau d’un rap local déjà bien florissant, mais si en 2020, les kiwis se sont recroquevillés sur leurs îles tout en bas du monde, les studios d’enregistrement du coin sont, eux, restés bien ouverts et ont permis une déferlante solide de projets aussi bouillonnants que la terre qui les a vu naître. À n’en pas douter, les artistes d’Aotearoa ont su nous aider à garder la tête hors de l’eau quand la terre autour de nous tremblait et s’il ne restait plus qu’un nuage dans notre ciel de fin de 2020, il serait assurément long et blanc. Une petite sélection UTC+12 en attendant 2021 et la prochaine éruption qui, si Dieu veut, nous bouclera en lieu sûr dans les salles de concert de K- Road*.
Texte : Sarah & Maxime
*Artère culturelle d’Auckland, haut lieu de rassemblement de … bah de tout le monde en fait.
La Sélection de Sarah
JessB – We that filth (Prod Mow Music & Burdell)
Depuis 2018, JessB porte à Auckland l’initiative « Filth » avec Half Queen, une série d’événements qui a pour objectif, le temps de l’un concert ou d’une soirée, de créer un lieu de « décolonisation du dancefloor », pour laisser à toutes les minorités LGBT le loisir de s’approprier la fête et la danse sans préjugé, tabou ou crainte. Bouillantes, les soirées « Filth » sont à l’image de ce petit bijoux qui en exprime l’essence. Sorti au sein d’un EP six titres de seulement quinze minutes (3 Nights in Amsterdam) « We that Filth » est bien ancré dans les sonorités très chaloupées d’un dancehall sauce Pacifique, se teintant, pour la profondeur de champ, d’une grosse caisse parfaitement amortie en fond de trame. Aux manettes de cette prod méchamment efficace, MOW music et Burdell – on était bien loti. Au dessus, le flow serein, le ton clair, le message fluide, JessB lâche ses couplets en sortant de son embuscade, nous laissant tout le loisir d’apprécier l’agressivité sereine de la lionne prête à sauter à la jugulaire de la première gazelle qui passe. Du coup, « We that filth » fait mouche dans ce genre vilain et sexy qui, quand il est bien maîtrisé, envoûte au delà de séduire.
Par ailleurs, si depuis les retombées très positives et le joli succès du vrai premier album lâché l’année dernière et consacré par une récompense aux MTV Europe Music Awards, JessB est rapidement devenue l’une des artistes les mieux exportées du Pacifique Sud et des plus streamées de la vague hip-hop qui commence à dignement s’abattre sur nos deux îles, l’EP sorti cet hiver a pu interpeller avant d’enflammer les basses. Car 3 Nights in Amsterdam tangue, même s’il ne perd jamais l’équilibre, au carrefour d’influences dancehall, raggaeaton, électro et hip-hop. Mais il frappe finalement là où ça fait du bien. L’ex-netballeuse professionnelle (nous vous laissons découvrir ce sport fort intéressant, ici par exemple) a su rendre le second confinement d’Auckland plus supportable grâce à son audace et à son talent et nous ne saurions que trop vous inviter à aller passer quinze minutes à découvrir ce beau travail.
Swidt – Who R U (Prod SmokeyGotBeatz)
Depuis trois ans qu’ils sont véritablement sortis du bois, les petits gars du SWIDT ont su nous garder bien occupés (Pour faire connaissance, vous pouvez aller voir ici). Entre un bel album et trois / quatre EP égrainés en lâché de singles réguliers, y’a pas à dire, on a eu de quoi se régaler depuis 2017. Cette année encore, fidèle à leur habitude, les natifs d’Onehunga nous on servit quatre petits titres inédits, tous sortis entre un hiver morose et un printemps un brin déprimant (entre juin et octobre, quoi). À chaque fois ou presque, le titre fait mouche et a une bonne chance d’intégrer nos playlists, une belle manière de nous tenir en haleine et de nous aider gentiment à patienter jusqu’au prochain gros projet. Parmi les perles du collier de 2020, donc, on a retenu « Who R U ». Premier titre sorti à la mi-juin et alors que tout le pays commence sa post-Covid recovery, la voix nasillarde d’un INF encore complètement pété, tout droit sorti d’une soirée qui s’est mal terminée, parle d’un coup et sans effort à une fan base clairement pas encore remise de sa gueule de bois confinée. La prod de Smokey retourne tout, on est dans un film d’horreur et ça crie dans un soupir tous les huit temps, la boucle est lourde et le refrain réveille les morts. Spycc donne la réplique sur le pont et un second couplet pour nous donner une légère respiration avant de nous ramener dans le sombre espace de ces retrouvailles. Au final on abuse du bouton repeat pour se passer en boucle cet egotrip violent à souhait qui ouvre un second semestre alors plein de promesses. Sur le chemin du boulot, alors que les températures baissent et que les frontières sont toujours fermées, on se dit qu’on est pas si mal. On est content.
bKIDD ft Scribe – NEED DAT pt2 (Prod Cody Wave)
Sorti tout droit de Papatoetoe, dans le sud d’Auckland, bKIDD a commencé à faire parler de lui mi-2019 en sortant un EP sans prétention mais d’une jolie couleur west coast un brin nostalgique, The Milkman. D’une quinzaine de minutes, le petit projet, parfait pour les dimanches après-midi d’automne, transpirait le potentiel et on attendait de voir si l’essai serait converti. C’est désormais chose faite, avec Dark Days Turn Night, un premier album sorti fin novembre. Et on imagine bien que si bKIDD se retrouve ici, c’est que le résultat vaut bien un petit détour. Neuf titres et moins d’une demi-heure, c’est assez pour rentrer dans son univers, plus déjanté et dynamique que ne le laissait présager ses apparitions – notamment ses petits délires R&B, pas nécessairement désagréables d’ailleurs, avec Sam V, dont il co-signe le premier projet au passage – ou les singles sortis l’année dernière. Sur ce premier album, on s’attache à plusieurs pépites, dont « WUSSDAT », en featuring avec LNGSLV ou « This is », avec ce refrain improbable qui fait bouger la tête sans qu’on s’en rende compte. Mais au dessus du lot, on n’est que trop heureux de redécouvrir « NEED DAT », remix d’un single de 2019 où le micro est cette fois partagé avec Scribe. D’abord parce que la connexion avec un vieux de la vieille, précurseur du genre sur l’archipel, venu de Christchurch avec son accent lourd et son flow qui n’a pas pris une ride et un petit rookie du sud d’Auckland plein d’ambition est en soi une belle chose à voir (pour ceux qui ne situent pas Scribe, c’est par ici). Ensuite parce cette prod de Cody Wave est toujours aussi groovy sous ses airs de salsa cuivrée, dénotant parfaitement, par son côté hyper enthousiasmant et estival, avec tous les sons orageux qui ont pu sortir cette année. Enfin, parce que la performance des deux rappeurs, dont les flows se soutiennent et se complètent avec style, est intéressante, très bien menée et tout simplement réussie.
DeadForest & Dera Meelan – Pack-a-Punch (Prod Dera Meelan)
Côté pile, c’est Dera Meelan à la prod. On place. Voilà un autre producteur Aucklandais hyper actif qui depuis peu s’envoie les bonnes collabs et s’est fait, à force de travail et d’audace, un nom, que dis-je, une renommée, raflant le peu de récompenses locales disponibles pour les artistes hip-hop du coin. Côté face, c’est DeadForest, le pote de longue date, avec lequel depuis un an, Dera envoie, en duo, comme jamais : un huit titres plutôt bien ficelé, quelques singles, inégaux. Mais DF, avec un flow qui défonce tout, un accent nature qui fait du bien et une aptitude à poser tout terrain en toute décontraction, ne déçoit jamais sur ses couplets, devenant, de fait, un compagnon idéal pour un producteur en quête d’exploration et de mélanges. C’est ainsi qu’en plein délire DnB, Dera a fini par entraîner DeadFo sur presque trois minutes hallucinantes. À l’écoute de cette boucle en sirène toute simple qui rencontre une caisse claire, délicatement caressée dès la quatorzième seconde puis des basses, déjà plus énervées, dix secondes plus tard, on se dit qu’on a de bonnes chances que le truc parte en sucette. Bingo. On a à peine passé la minute que la sirène se fait plus présente, plus oppressante, que le rythme s’accélère et que la tendance drill s’efface pour ouvrir grand la porte à une partition électro complètement décomplexée. Là-dessus, DeadForest force le respect en posant, comme si de rien n’était, sans perdre une miette de sa pertinence, de son groove et en parvenant, en plus, à raconter quelque chose d’intéressant et de très bien écrit. C’est fascinant et proprement addictif.
Church & AP – Aston Martin (Prod Rory Noble)
On ne présente plus Elijah et Albert, les deux jeunes prodiges originaires d’Auckland qui pimentent gentiment la scène locale depuis deux ans et la sortie de leur fameux single « Ready or Not » – au passage un des titres le plus shazamé l’hiver de sa sortie tant le reste du Commonwealth se demandait qui étaient ces gens –. Après un premier album plutôt réussi et largement salué, sorti l’année dernière et entièrement produit par Dera Meelan (encore lui), C&AP ne nous ont pas laissé sur notre faim en 2020. Pas moins de neufs morceaux inédits et un EP, déversés tout au long de l’année, entre deux confinements, une élection et deux referendums, qui ont sûrement fait du duo les rappeurs les plus actifs du coin en cette année si particulière. Si la qualité générale du travail est au rendez-vous sur toute l’année, on sort la mention spéciale pour « Aston Martin », leur premier son de la décennie, sorti en début d’année, avant même que COVID ne confine ici les artistes en studio. Sur une prod très Missy-Eliotty des 2000’s, que Rory Noble (un autre petit génie de l’île du nord, made in Palmy*) a peaufiné en insérant entre les trois notes d’une basse langoureuse, un piano piquant et des accords de guitare à la Carlos Santana, nos deux jeunes surdoués posent trois couplets diablement efficaces à mi chemin entre flirt balourd et egotrip bien pesé. On se laisse séduire et on reprendra bien de ce refrain, sûrement l’un des plus entêtants de l’année, la la, la la, la la.
*Palmerston North, c’est par ici.
La Sélection de Max :
Diggy Dupé – Keke Boy (Prod SmokeyGotBeatz)
Après plusieurs EP et actes collectifs, Diggy Dupé sort enfin son premier album “That’s Me, That’s Team” en août dernier. Quelques mois plus tôt, il laisse filtrer un single, alors que le pays vient d’annoncer une fermeture des frontières et confinement strict pour l’ensemble de la population. Au milieu de cette période d’inconnu, le rappeur de Grey Lynn, Auckland, délivre un de nos bangers de l’année. Bien aidé il est vrai par la production éléctrique de SmokeyGotBeatz (de SWIDT, décidément). Le titre surprendra peut-être, « Keke Boy » n’ayant sûrement pas la même connotation en France et en Nouvelle-Zélande. Il désigne simplement ce qui fait Diggy Dupé. Un enfant de Niue ayant grandi dans un quartier aujourd’hui en pleine gentrification aux abords de Central Auckland. Niue est un petit pays du Pacifique dont la population n’est que de 1620 personnes sur place (oui, vous avez bien lu), mais dont la diaspora atteint 25 000 en Nouvelle-Zélande. Keke boy est une évolution originellement maladroite du terme « kai kai poe », un chant de guerre traditionnel de Niue. Devenu Keke Boy, le terme est un cri de reconnaissance pour affirmer ses origines. Et Diggy Dupé de mélanger fièrement anglais et niuéen, déambulant dans les rues d’Auckland, drapeau au bras.
Choicevaughan feat. Melodownz & Tom Scott – To Live And Die in AD (Prod Choicevaughan)
Avec près d’un tiers de la population néo-zélandaise vivant à Auckland, il est normal de voir nombre d’artistes du 09 (le code téléphonique de la région) dans cette sélection. Si le producteur Choicevaughan est originaire de la capitale Wellington, cela fait bien longtemps qu’il a posé ses valises dans le coin. En représentant le quartier d’ Avondale (AD), les nappes et backs de ce track n’échappent pas la définition du mot envoûtant. Des sonorités qui sont à la musique ce que la poésie est à l’écriture. Sorti sur l’EP Deuce, « To Live and Die in AD » est doux et puissant à la fois. Chaud et mélancolique, comme un vieil album photo qu’on regarderait un soir de retrouvailles entre amis. La boucle ne saurait être bouclée sans les performances des briscards Melodownz et Tom Scott (Avantdale Bowling Club), deux figures majeures du rap de l’archipel ayant grandi dans ce quartier de West Auckland. Et dont on recommande grandement les autres projets. De par leurs styles, leurs timbres, ils collent parfaitement au low tempo de Choicevaughan.
POETIK – FACTS (prod SmokeyGotBeatz)
Encore un son signé SmokeyGotBeatz. On va finir par ne plus présenter le beatmaker entre ces lignes, tant sa patte dépasse les océans. Outre son activité locale, le bonhomme a notamment bossé avec les américains CJ Fly (Pro Era), Reason (TDE), et surtout Jay Rock (on en parlait là). Sur FACTS, il livre ses meilleures influences G-funk, qui pourraient venir tout droit de LA. Un style dans lequel excelle le natif d’Onehunga. Le rap, lui, est signé POETIK un rappeur de South Auckland, à quelques kilomètres de là. Un ensemble de quartiers paupérisés de la métropole d’où sont issus pas mal de figures emblématiques de la culture polynésienne : Jonah Lomu, la championne Olympique Valerie Adams, ou encore le boxeur Joseph Parker. Faire un top sur le rap néo-zélandais, c’est aussi se plonger dans l’histoire du pays. Comprendre, pour le non-initié, au-delà de codes souvent empruntés au rap US, l’importance de la culture polynésienne dans cet Océan Pacifique où l’empire britannique a posé sa patte. L’écosystème est complexe, riche, mais pas toujours juste, quand les populations indigènes du Sud Pacifique ont par exemple toujours plus de chance que les Pakehas (blancs européens) de connaître le chômage ou la prison. POETIK, né et vivant en Nouvelle-Zélande, et ayant passé une partie de sa jeunesse à Apia, Samoa, est un témoin au verbe aiguisé de ce contexte pour le moins complexe. Actif et respecté depuis de nombreuses années, il est (toujours) un acteur incontournable.
Casual Healing – Amble (Prod Casual Healing)
Pour être honnête, on ne connaissait pas encore Casual Healing il y a quelques mois de ça. Et le titre “Amble” a fait mouche au détour d’écoutes aléatoires. De fait l’artiste est relativement méconnu, ne cumulant au maximum que 5 000 lectures sur Soundclound et quelques centaines de vues sur YouTube. On en sait donc peu sur Casual Healing, si ce n’est qu’il produit, rappe, parle maori, et abuse du slang local (“Chur, Bro!”). Mais celui qui décrit sa musique de “Surfy-Indy-Raga-Hop” nous a séduits, tout comme le reste de ses pistes qui traînent sur le net. Downtempo, basses et caisses claires, cuivres, « Amble » se dégusterait encore mieux sur scène. Le rappeur-producteur de Wellington (où est filmé le clip) balance un feel-good track qui rappelle à chacun de ralentir, prendre le temps. La forme est légère, le verbe aussi, même s’il n’en est pas moins sage. On a aimé, on partage.
NO COMPLY – THIS FISH (Prod No Comply)
Comme le dit le premier commentaire qu’on a pu lire sur YouTube : « C’est un crime d’avoir aussi peu de vues sur ce banger. » Pourtant les deux frangins sont signés en major et ont quelques vidéos cette année qui flirtent avec les 100k. On espère pour eux que ce morceau aura donc la reconnaissance qu’il mérite (27 000 écoutes SoundCloud au moment de Noël tout de même). Originaires d’Auckland, les frères Ethan et Fynn Blackwood ont un univers bien à eux. De la production apprise sur le PC à la maison, aux cours de musique ratés remplacés par les tutos en ligne pour apprendre guitare ou clavier, en passant par la culture skate et les clips qu’on déconseille aux épileptiques. Un parcours peu commun dans ce top. Après avoir débuté par le rap aux relents jazz, leur parcours les amène à taffer avec des musiciens plutôt indie-rock (Harper Finn, par exemple). Mais quand nous les découvrons cette année pour leur premier vrai projet rap en tant que NO COMPLY, le déclic est là. Jugez par vous-même !