« Madre Mediterranea », tragédie d’une trajectoire

Cinq ans. Il aura fallu cinq ans à Toan pour offrir un petit frère à Entre la vigne et la mer, son excellent premier projet. Cinq ans pour penser, s’inspirer, écrire, composer, ajuster et livrer en totale indépendance (à l’aide d’une cagnotte collaborative) Madre Mediterranea le 27 mars dernier. L’Histoire aura choisi ce paradoxe : la sortie de ce voyage musical… en plein confinement mondial. En voici quelques impressions, très positives.

C’est un album lumineux et émouvant qui s’offre à nous. Toan, rappeur originaire de Marseillette dans l’Aude, a imaginé, de l’écriture à la composition (avec l’aide de Vincha) le cheminement sinueux d’une migrante. Un opus original et homogène, qui nécessitait au moins autant de travail sur la recherche du fond que pour y trouver une forme musicalement agréable. Le fil rouge qui s’impose naturellement, c’est le méditerranéisme de l’auteur. Toan y plonge l’auditeur dans ses inspirations les plus profondes, ses douleurs les plus préoccupantes. Ses obsessions intimes. Il se nourrit de son environnement pour faire jaillir un tableau contrasté d’espoir et d’impuissance face à l’insurmontable bêtise humaine. Son accent ne s’entend que légèrement, mais ses mots résonnent encore et encore. Son désir de revanche s’entend au travers de paroles précises, il incarne la voix des sans-voix faisant de ce projet une œuvre nécessaire que l’on ne saurait que conseiller d’écouter attentivement et de partager généreusement.

Psychologue dans la vie active, le chanteur fait de la musique le prolongement de ses idées. Ses idées, comme celle de raconter sur disque et d’ainsi immortaliser les souffrances passées, actuelles et futures de ces migrants irrégulièrement médiatisés. Ses idées, dont notamment celle de reverser tous les bénéfices de cet album à l’ONG SOS Méditerranée. Toan nous soumet de la pure poésie moderne, mais qui contient un positionnement et un engagement clairs où il raille « la parole qui répare », exacerbant peu à peu son rejet des promesses humaines non tenues. La survie par l’exil, puis l’indifférence, le racisme, et toutes ces atrocités créées et transmises d’homme à homme.

Olivia Ruiz, sa sœur, a pris l’habitude depuis le début de sa carrière de l’inviter sur ses albums ; il lui rend la pareille. A chaque fois, le duo concocte de bons titres, et l’on pourrait très bien imaginer un album commun. L’alchimie des deux timbres de voix saute aux oreilles, la poésie de l’un s’accordant subtilement à celle de l’autre. « La femme de l’arabe » conte une histoire marquante pour plusieurs raisons, un récit tellement vrai qu’il procure la sensation de l’avoir déjà entendu plusieurs fois sans pour autant s’en rappeler avec précision. Sous un angle personnel et bienveillant, Toan continue de développer ses thèmes avec soin et minutie. Après les vagues tumultueuses de la Méditerranée, les débuts de la survie en terre étrangère, viennent progressivement les différentes étapes de la vie d’un-e réfugié-e, souvent exténuantes et éprouvantes.

« Je suis faite du bois, qui ne craint pas les flammes
Le mal fait de moi l’héritière de toutes ces femmes
Pour qui le brasier était réel, mais qui ont fui le bûcher 
Nées si près du soleil, qu’elles ont pu le toucher »

N’attendez pas de Toan qu’il révolutionne le flow, la technique ou les placements. D’ailleurs, et ça fait du bien, Toan ne parle pas de rap. Sa prise de parole est juste, assez classique, exceptions faites sur trois titres où il pousse la chanson, il ose. Il chante des femmes, et fait chanter des femmes. Outre les deux chansons avec Olivia Ruiz, c’est à la chanteuse Paloma Pradal qu’il confie la profondeur de deux mélodies, « Embrase-moi » et « La vague de l’oubli ». La simple présence de celle que l’on a déjà eu l’occasion d’entendre aux côtés de Melan, Noss ou La Gale notamment, renforce l’ancrage -décidément fort- de cet album dans les terres chaudes du Sud de la France. Elle conforte l’auditeur dans son voyage. Après s’être essayé à chanter quelques paroles en espagnol sur le premier morceau, le rappeur laisse libre champ à la chanteuse pour un refrain dans la même langue sur le second titre, où son irrésistible grain de voix nous séduit immédiatement.

Toan nous encourage à ouvrir les yeux et le cœur lors d’une embarcation musicale presque trop courte (dix titres, une grosse demi-heure de son). Du rap adulte qui ne devrait pas rencontrer de barrière tant la sensibilisation à ces sujets apparaît utile, et ces thèmes aussi universels qu’intemporels. Achevant sa narration sur le thème de la maternité, on ressort de l’écoute avec une appréciable sensation d’espoir. La mère Méditerranée, autant « force destructrice que créatrice », cache les pires abandons de (ses) hommes et recueille les plus beaux défis qu’ils doivent relever. Mais l’épuisement des premières vagues passé, la perspective d’un avenir meilleur plane. N’en doutez plus.

L’album est disponible ici.

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