« Beloved » de Dave East & Styles P | Que devient le rap new-yorkais en 2018 ?

Lorsqu’un album commun entre Dave East et Styles P avait été annoncé dans le courant de l’été, il fallait être doué en pronostics pour anticiper ce qu’allait être la pochette et le propos introductif de la collaboration entre deux des pointures du rap new-yorkais de ces dernières années. Un symbole religieux, avec le célèbre épisode biblique de la bataille de David contre Goliath, Dave East et Styles P se retrouvant également sur un prénom commun, emprunté à l’hébreu signifiant littéralement « bien-aimé ». Reste alors à savoir si la reprise de cette imagerie est uniquement due à cette heureuse coïncidence, ou si d’autres symboles se cachent derrière. A titre d’exemple, on peut facilement penser (en faisant confiance aux clichés) à une analogie à une lutte des rappeurs de petite échelle contre la terrible industrie dominante, en espérant malgré tout trouver des niveaux de lecture plus subtils chez des MC’s que l’on apprécie.

Mais revenons d’abord à des considérations plus musicales. A l’heure où fleurissent en nombre les albums communs entre des rappeurs, artistiquement pas forcément liés (non les contrats juteux ne rentrent pas dans le domaine de l’artistique), la connexion entre deux purs new-yorkais aux références similaires apparaissait comme une évidence, d’autant plus qu’ils avaient déjà collaboré à plusieurs reprises. Pourtant, si Styles P, en membre émérite de The Lox, est un habitué des projets collectifs, il s’agit du premier opus de Dave East sans qu’il soit en solo. De plus, l’album apparaît comme une croisée des chemins à la fois générationnelle mais également au niveau des trajectoires de carrière. Générationnelle car malgré les similarités dans leurs manières de rapper, les deux MC’s ne sont pas issus de la même époque. Styles P est un vieux de la vieille, dans le jeu depuis la fin des 90’s, n’ayant pas seulement connu mais traversé plusieurs paradigmes rapologiques. Quant à Dave East, il a beau avoir atteint la trentaine cette année, il n’est véritablement apparu sur le devant de la scène qu’en 2015 avec sa mixtape Hate me now, malgré quelques projets tombés dans l’oubli l’ayant précédé. C’est également une croisée des trajectoires de carrière. Après la sortie de Kairi Channel en 2016, un grand avenir se présentait à Dave East, avec à la clé, une signature chez Def Jam. Il va cependant peiner à décoller par la suite. Les deux doubles-volumes Paranoia et Karma, bien qu’excellents, ne sont pas parvenus à toucher une audience large, Dave East négligeant les concessions pop, restant trop attaché à des racines bien ancrées. Styles P a quant à lui suivi une trajectoire inverse. Etant quelque peu tombé dans l’oubli au tournant des années 2010, il va pleinement profiter de la réunification avec Jadakiss et Sheek Louch, ayant abouti à l’album Filthy America…it’s beautiful en 2016. Ayant continué les albums collaboratifs (avec Talib Kweli puis Berner), il a, cette année, retrouvé une toute nouvelle jeunesse, notamment avec la sortie de son excellent neuvième album solo, G-Host.

Malgré leurs similarités évidentes, les deux MC’s appartiennent à des écoles différentes. Styles P a barboté dans l’âge d’or avant de faire ses classes en même temps que les Mos Def, Jay-Z ou encore Cam’Ron. Dave East quant à lui, est un membre éminent du renouveau ayant pris place au milieu des années 2010, avec les Vado, A$AP Ferg et autres Don Q, qui ont prodigué une cure de jouvence aux thèmes et aux sonorités chères aux amateurs du rap puisé à la source. Ainsi, nous pouvons considérer Beloved comme un album transgénérationnel. Les résultats de ce genre de pratique sont aussi variés que les exemples que nous pouvons donner ; nous avons eu récemment Fed Baby’s de Moneybagg Yo et Youngboy NBA, dont la réussite mitigée tient avant tout au trop large décalage entre les univers respectifs et le ton des deux hommes. Mais des plus anciens s’y sont plutôt bien prêtés, avec le très bon exemple de Like Father Like Son de Lil Wayne et Birdman, devenu un classique avec un grand C. Plus récemment, il y a eu l’excellente mixtape Dreadlocks & Gunshots de Gunplay et Mozzy, même s’il est vrai qu’aucun de ces deux MC’s n’a l’habitude de décevoir. Un autre phénomène pouvant survenir est que l’univers d’un des deux MC’s prenne totalement le pas sur celui de l’autre, comme on a pu le voir avec Watch the Throne, qui est plus un album de Kanye West avec Jay-Z en feat sur chaque morceau qu’un véritable disque commun. Ce n’est heureusement pas ce qu’il risquait d’arriver avec l’album qui fait l’objet principal de cet article.

L’album justement, parlons-en (puisque c’est bien ça le sujet finalement). Le premier constat que l’on tire de la première écoute de Beloved, est que les deux MC’s de la grosse pomme redonnent réellement les lettres de noblesse à la notion de duo dans le rap. Les 13 titres s’enchaînent à une vitesse phénoménale, et on a parfois l’impression que l’album a été totalement fait d’un trait. La complémentarité entre les deux hommes est extrêmement frappante, tant sur des morceaux de performance où ils enchaînent les passe-passes, que sur des morceaux plus réfléchis où aucun ne marche sur les plates-bandes de l’autre. Les thèmes traités ne sont pas spécialement originaux. On reste globalement dans un album de rap new-yorkais ; la vente de drogue, la violence, mais également la paranoïa (Dave East répétant inlassablement « I tell my secrets to my dog I never heard a dog talk. » dans « We got everything ») ont une place prépondérante dans la construction thématique de Beloved. Mais les deux brigands s’autorisent toutefois un ton plus léger, comme sur « Do you know what time it is ? » où, à grand renfort de formules bien senties, ils passent le mot « time » au crible pendant 2 minutes 30, avec quelques passages plutôt légers. Sinon, à part sur « Don’t cross me », le morceau solo de Dave East quelque peu négligeable, on reste dans des thématiques et des tonalités plutôt sombres et très teintées « rap dur ». Les deux MC’s prennent la performance au sérieux, et derrière les lyrics pétris de références et de phrases à double sens se cache également une qualité d’interprète remarquable, et une grande complémentarité vocale entre les deux hommes. Le style agressif et incisif, appuyant fort sur les consonnes, couplé à une voix nasillarde de Dave East s’allie en effet parfaitement au timbre plus clair et l’intonation plus reposante de Styles P. On le ressent fortement, dans le dernier couplet de « Shoot out my hood » par exemple, l’un des sommets de l’album, où la répétition de la rime donne une réelle impression d’agression. Mais cette complémentarité, comme dit précédemment, est également marquée sur des morceaux plus réfléchis et introspectifs, comme « Cut from a different clothe », où les superbes boucles de piano de Vinny Idol accompagne parfaitement les MC’s, en prenant bien soin de rester dans le registre émotionnel du tragique plutôt que celui du mélancolique qui aurait été de bien mauvais goût.

Le succès est quasiment total pour les trublions du Yonkers et d’Harlem. Avec Beloved, Styles P et Dave East livrent un album plus compact que dense, en gardant l’idée de duo bien au centre du projet (seuls les comparses de Styles P, Jadakiss et Sheek Louch nous offrent le plaisir de venir rapper sur l’excellent « Load my gun » qui clôture l’album). La ligne directrice est claire au niveau de l’environnement sonore, avec des productions qui évoquent tout à fait le rap new-yorkais, tant dans ses sonorités plus traditionnelles, que dans des lignes de batterie plus actuelles. La priorité est toujours de servir avant tout et au mieux la performance du rappeur qui pratiquera dessus. Mais pour revenir à la question posée dans le premier paragraphe, il reste regrettable que cette imagerie biblique n’ait pas servi de fil rouge à l’album dans son ensemble, la notion de combat n’étant pas particulièrement mise en avant au fil des morceaux. Toutefois, cela n’atténue en rien la qualité réelle et intrinsèque de l’album qui reste extrêmement élevée. Et puis l’histoire retiendra qu’en 2018, les pontes du rap new-yorkais se réunissent autour d’un improbable épisode des religions monothéistes.

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2 commentaires

  • Tuerie lyricale ambiances new-yorkaises….quelques semaines de soleil…force à la fois obscure et ancrée….parfois structurellement lumineuse contre les jours maussades de l’automne et ses nuages menaçants jusqu’aux froideurs de l’hiver parfois rude souvent stérile car glaçant le sang….East Coooooast 2018
    Asphalte hurlant…

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