Sorti le 10 juin 2008, il fait partie de ces albums oubliés ou plutôt méconnus du grand public et qui, pourtant, auront joué un rôle dans la libération et la poursuite de la parole engagée. Dans un contexte de sarkozysme répressif fort, Saloon a sorti un opus décomplexé, volontairement virulent et piquant sur des thèmes sensibles maîtrisés. Conceptuel et riche sous tous les aspects, retour sur l’un des meilleurs slogans de l’histoire du rap français… « Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire, j’ai pas pu… »
Ainsi s’ouvre le 21 titres de Sal2on. Avec un tel slogan annonciateur, le MC peu connu jusque-là, annonce la couleur d’emblée, un noir amer teinté d’un engagement non revendicateur, et emprunté d’un humour tout aussi noir (cf. la photo des cacahuètes sur le CD) qui met en lumière le fond de sa pensée. C’est un album d’une vraie densité, écrit après une certaine gamberge et une connaissance des codes hip-hop, et dont les titres se répondent naturellement. Questionnements, fustigations du système, espoir et ouverture d’esprit sont les ingrédients d’une recette réussie. Le 4ème singe relève d’un concept abouti de la première note à la dernière parole, mûrement réfléchit et sincèrement rappé. Peut-être l’un des derniers grands albums de cette dimension-là, et datés d’une autre époque. C’est l’incarnation d’un personnage réel ou héros fictif détournant les symboliques des « trois singes de la sagesse », emblèmes légendaires d’Asie, pour mieux appuyer ses propos là où ça fait mal : la précarité, le chômage, les MST, la religion, la politique, la pollution, etc.
Ce singe-là, c’est Saloon. Ni militant ni attentiste, ce sont les aventures d’un jeune homme confronté à la vie de salarié non épanoui, vivant en banlieue parisienne, et refusant le train-train quotidien « métro-boulot-dodo » parsemé d’inégalités et d’injustice. En quête de détente (« Soleil ») ou clamant son attachement à la musique (« Mon amour »), il évite le cliché du dépressif qui se contente de raconter sa vie et ses insatisfactions. Mais ce qui fait la force de Saloon, c’est qu’il ne balbutie pas quand il s’attaque à ce qui le démange. En 2007, sur la compilation de DJ Krazy Killer Visionnaires, le brûlot adressé à Sarkozy « 18 décembre 2008 » prouve qu’il est peu avare en doigts d’honneurs musicaux et qu’on peut compter sur lui pour distribuer quelques claques aux têtes méritantes.
« Je ne crois en rien, sauf en l’amour de ma mère, le pouvoir de l’argent, mon avancée vers le cimetière » Saloon
Proche de Dany Dan, le Boulonnais boxe dans la catégorie rap à textes, épiçant la plupart de ses textes de vraies punchlines engagées, rimes techniques ou images fortes, comme lors de son featuring sur l’album du Sage Poète : « Chacun ses secrets comme les prêtres qui baisent ». L’hypocrisie religieuse est un thème redondant dans ses écrits, et il n’épargne personne dans un morceau phare et fort, « Je pardonne », contrepied véritable à ce que rappent ses collègues qui se limitent à l’évocation de la foi quand lui pond un blasphème explicite. « Je commencerais par dire que je crois pas en Dieu, qu’au pire je lui en veux », « J’avance seul dans la pénombre, personne n’est mon berger, pour ça il faudrait que je sois un mouton mais je suis le descendant d’un fermier », « Jamais je dis Amen ou Inch’allah, mes références ne sont pas là, moi je lis ni la Bible ni le Coran ni la Torah », « La Terre, j’y suis, j’y reste, le Ciel je vous le laisse pour moi la vie n’est pas qu’un test ». Les phases sont claires, et il se revendique fièrement « Ni Dieu ni maître », « athée ou infidèle », une position inédite sur un titre de rap. Le constat est édifiant, mais effectivement, seul Dooz Kawa a écrit un morceau « Des hommes et des Dieux » exclusivement sur ce positionnement ou sur ces questionnements dix ans plus tard !
« J’viens faire des tunes avec des disques comme l’inventeur du frisbee » Saloon
Champion du franc-parler, il balance aussi sur son patron, son ex… et lui-même, réalisant son autocritique dès qu’il en ressent la nécessité. Pas si simple que ça, mais redoutablement efficace. Maîtrisant les bases d’un hip-hop carré, il distille aussi de l’egotrip sur le duo avec Dan’ (« J’viens faire des tunes avec des disques comme l’inventeur du frisbee ») ou des bons conseils sur le son où l’on retrouve Youssoupha en invité. Cette rencontre des deux plumes est tout sauf un hasard. Précurseur d’une scène qui a des choses à dire et ne se prive d’aucun moyen pour arriver à ses fins, il fait figure de passionné qui s’amuse et transmet son envie de jouer avec les limites du politiquement correct. Sans s’apparenter aux partisans du « tout vulgaire », mais flirtant toujours avec subtilité et (im)pertinence. A la réécoute en 2017, les rides sont quasi invisibles. Alors oui, le rap à message est en voie de disparition, mais nombreux sont ceux qui dépoussièrent aujourd’hui le drapeau d’un rap qui ne vise pas au divertissement en premier lieu. Qu’il s’agisse du flow ou de la technique, la qualité demeure indiscutable. Et les thématiques qui font l’actualité de nos médias, elles, sont similaires comme la théorie du complot ou le terrorisme (« Et j’fais sans transition, car le monde est comme ça, une page de pub entre deux attentats » extrait du titre « On aime la vie », sur la compilation 92), même si les noms des hommes politiques en place ont partiellement changé (Bush > Trump, Sarkozy > Macron) et que certains sujets n’existaient pas encore à l’époque (ex : les migrants, le mariage gay), d’où le passage de relais avec des rappeurs plus jeunes comme le sont Stick ou Taïpan, qui perpétuent cette tradition d’un rap dérangeant.
Aussi génial que culotté, le sample de Francis Cabrel « Il a raison Francis » ne lui a pas valu de poursuites en justice mais de très bons retours des auditeurs. En un seule titre, il dézingue tour à tour les « écoles pour faire des stars » à leur apogée avec les émissions de téléréalité, les « émissions vulgaires sur le désespoir » ou « les policiers qui tombent pour meurtre ou bavure ». Progressiste, il fait aussi écho à « La corrida » de Cabrel et questionne même sur ce qui allait devenir l’un des sujets omniprésents dans les têtes des français : « Quand on assassine des gens au nom de Dieu, il a raison Françis est-ce que ce monde est sérieux ? »
Beaucoup moins reconnu que les albums de Flynt, Haroun ou Hugo TSR sortis à la même époque, celui de Saloon se classe dans la lignée de ceux de Pejmaxx ou Tonio Banderas également sortis à cette période-là : sérieux dans l’écriture, riches en thèmes, un fond de dénonciation solide alterné aux méandres quotidiens, et des prods 100% issues de l’école traditionnelle du rap français. Les instrus justement, sont l’œuvre de son ami de toujours, Mozaïc, qui a réalisé la majeure partie des titres (quatorze). S’il est inconnu des auditeurs, il a rendu une copie impeccable et confirmé que la formule binôme MC/beatmaker -si alchimie il y a- s’entend sur la durée et peut s’avérer la meilleure des potions. Les deux autres noms présents sur l’album ne sont pas plus connus, Iccops et End2End, mais fournissent un taf à la hauteur des textes.
En résumé, Le 4ème singe, c’est 21 titres et 71 minutes de phrasé incandescent qui secouent les tympans des oreilles en demande de bons lyrics. Ces derniers mois, Saloon, discret depuis plusieurs années, remonte en scelle, en témoignent l’apparition sur Marche Arrière, sur notre compilation gratuite Du Bon Son vol.3 ou plus récemment encore la participation au concert du 50ème anniversaire de Réflexion Capitale. Même si le retour sur CD semble compliqué, quand on sait que de nombreuses chutes ne sont jamais sorties, on ne peut qu’espérer un black album surprise…