Combien faut-il de temps pour digérer un album de Médine ? Un mois après la sortie de l’album Prose Elite, de bons relais médiatiques et de nombreuses interviews, les auditeurs ont eu le temps de se faire une idée sur le contenu du projet. Il est donc inutile de faire une présentation factuelle de l’album qui ne serait qu’une redite de ce que l’on trouve ailleurs. Plus intéressant que de faire une revue du contenu de Prose Élite, il est nécessaire d’aborder la chronique de cet album sous un autre angle en posant la question : de quoi Prose Élite est-il l’album ? On conviendra que la formulation est étrange, mais c’est pourtant la seule manière de formuler une interrogation qu’il est légitime d’avoir après l’écoute (et non avant, ce qui suppose d’avoir préalablement écouté l’album pour lire cette chronique). Premièrement car on sait que Médine ne fait rien au hasard, que ce projet estampillé Din Records et indépendant a été pensé et conçu par l’artiste et son équipe. Deuxièmement parce que la forme (les instrumentales, le flow) pourrait surprendre l’auditeur non-averti et faire reculer le puriste. Troisièmement parce que le fond est souvent brut, violent, mais hors des sentiers battus et, comme tout projet de Médine, qu’il donne à penser. Mais surtout parce que du premier titre jusqu’au dernier, cet album est rempli de contradictions qui sont, il faut bien l’avouer, perturbantes.
Sauf que ces contradictions, plutôt que de les éviter, Médine les recherche. Ce fait n’est pas nouveau : de 11 Septembre jusqu’à Prose Élite, il s’en est toujours nourri pour en faire sa marque de fabrique (souvenons-nous de Jihad). « Je suis une contradiction sur patte » disait-il dans « Iceberg ». Une exception à cela : Protest Song, album en demi-teinte qui apparaît au regard des autres projets comme manqué : trop lisse, trop gentil, trop grand public. Parce qu’en tentant de diminuer les contradictions qui sont les siennes, Médine avait pris le risque de se perdre dans un style qui ne lui correspond pas. Or, Prose Élite, dans la continuité de ce qu’avait proposé l’EP Démineur, signe le retour en force de ce jeu entre des univers au premier abord incompatibles. Pour preuve, qui aurait imaginé que Victor Hugo puisse figurer sur la pochette d’un album de rap français ?
Cette première petite provocation envers ceux qui considèrent le rap comme un sous-produit de la poésie a le mérite de donner une première clef d’interprétation de l’album. En choisissant ce portrait, Médine place son album sous le patronage de l’un des plus grands poètes et écrivains français, ardent défenseur de la laïcité. Le symbole est lourd de sens après la polémique « Don’t laïk ». Alors, quand il rappe : « On a nos propres références, les tiennes on se les octroie » dans le titre « Prose Élite », on comprend que la visée de Médine est toujours de distiller du savoir par la musique en tâchant d’atténuer la distinction entre culture élitiste et culture populaire. En montrant qu’il y a une réappropriation possible des figures historiques de la culture élitiste française par les acteurs de la culture populaire dont il fait lui-même partie, Médine fait tomber l’élite de son piédestal. La prose élitiste devient une poésie du peuple, le prosélytisme devient une volonté de conscientiser.
A cette volonté de conscientiser par sa musique se mêlent des morceaux que l’on peut ranger dans la catégorie de l’égotrip. C’est pourquoi des titres comme « Enfant du destin (Nour) », « L’homme qui répare les femmes » ou « Papamobile » côtoient des titres comme « Grand Paris, « Le Khan », « Urbain 1er » ou « Rapport 2 force ». L’originalité de Médine tient dans cette manière d’osciller entre deux pôles qui font que l’on passe de lui aux autres, du singulier à l’universel. C’est la raison pour laquelle cet album est surprenant à la première écoute : on a du mal à y déceler une unité tant le contraste est réel. Mais ce qui pourrait être un défaut s’il était mal maîtrisé se révèle être une qualité sur le long terme : c’est du rap que l’on réécoute. S’il est difficile de savoir comment ce projet va vieillir, il est légitime de penser que la diversité qu’il propose, autant dans les thèmes que dans la musicalité, devrait lui permettre de ne pas être simplement un produit consommé disparaissant rapidement dans le flux des sorties d’albums.
Entre la volonté de conscientiser et l’égotrip, Prose Élite laisse la part belle à des titres engagés dont l’objet premier est les maux de la société française (« Raison sociale », « Allumettes ») et les contradictions du monde (« Porteur saint »). Si, dans la forme, on est assez loin du boom-bap classique, on tombe néanmoins sur des thèmes que l’on peut considérer comme l’essence première du rap indépendant. Or, la spécificité de Médine est de traiter de ces thèmes d’une manière intimement personnelle en prenant toujours en considération sa nationalité française, ses origines algériennes, et sa foi dans l’islam. Si la religion a toujours une place importante dans son écriture, il est intéressant de comprendre que, si des athées peuvent se retrouver dans ses propos, c’est précisément parce qu’il aborde toujours ce sujet d’un point de vue social et dans une perspective critique. Prose élite n’est paradoxalement pas prosélyte.
La dernière des contradictions que l’on peut dégager dans ce projet, tient dans les choix musicaux faits par Médine. Ces choix ne sont pas anodins et apparaissent comme le reflet d’une volonté de faire sauter les catégories traditionnelles à partir desquelles on a encore tendance à penser le rap aujourd’hui. L’opposition classique entre « rap hardcore » et « rap conscient » qui prend la forme d’une opposition entre « boom-bap » et « trap », voire d’une opposition entre « rap indépendant » et « rap commercial », vole complètement en éclat avec Prose Élite. Médine l’affirme très clairement dans « Global » : « Entre la trap et le boom-bap garde le plaisir, entre le hardcore et le conscient j’ai fait le choix de ne jamais choisir ». Ce titre est par ailleurs en lui-même le reflet de ce choix du non-choix puisqu’il repose sur deux instrumentales différentes. De la même manière, les artistes invités sur « Grand Paris » viennent d’horizons musicaux que l’on pourrait penser opposés. Si on peut légitimement moins apprécier les uns ou les autres sur leurs projets respectifs, il convient néanmoins de voir dans un morceau comme celui-ci le symbole d’une disparition progressive des oppositions classiques qui ne permettent plus de penser la complexité du rap tel qu’il apparaît aujourd’hui.
En guise de conclusion, pour répondre à la question : « de quoi Prose Élite est-il l’album ? », on pourra affirmer qu’il est l’album des contradictions. Si la quasi-totalité de la discographie de Médine repose sur ces contradictions, elles prennent une lumière nouvelle dans Prose Elite. Elles sont davantage réfléchies et conscientes, plus subtiles et moins passionnelles. En les affrontant, Médine les fait disparaître : culture élitiste et culture populaire, conscientisation et égotrip, engagements et argent, rap hardcore et rap conscient se mêlent dans un album qui a pour finalité de se faire questionner l’auditeur. Ainsi convient-il de ne pas oublier que comprendre le discours de Médine, c’est comprendre à qui s’adresse le discours. Or, cela nécessite des clefs de compréhension qui sont parfois données par Médine lui-même mais qui parfois demeurent cachées, parce qu’elles font référence à des phénomènes de société, au rap, ou à des conflits intérieurs qui lui sont propres. Ce qui fait la richesse de Prose Élite, ce sont précisément ses contradictions qui le rendent difficilement compréhensible et que l’on peut résumer ainsi : à la fois s’inscrire dans le temps, être le reflet de son époque, mais s’en détacher en portant une réflexion sur celle-ci et en amenant l’auditeur hors de sa zone de confort. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il faut beaucoup de temps pour digérer un album de Médine.
Pour écouter ou acheter l’album de Médine, vous pouvez passer par là.
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