La sortie de l’album Feu de Nekfeu, le 8 juin, a tout de l’événement qui dépasse le seul petit monde du rap. Le membre des collectifs 1995, S-Crew, 5 Majeur et L’Entourage, a su séduire au fur et à mesure du temps un public large et varié. Il a su s’imposer comme le lien entre un rap plus « underground », en posant par exemple sur Marche Arrière du Gouffre, des artistes comme Futur Proche, Swift guad, etc., et un rap plus « grand public » avec ses crews. La difficulté en sortant cet album solo était donc de pouvoir contenter le public hétéroclite qui est le sien. C’est pourquoi la présence de dix-huit titres fait de cet album un gros album en terme de durée, mais n’ayant rien de choquant. D’ailleurs, les premiers extraits sortis pour en faire la promotion laissaient présager un album très musical avec des couleurs différentes. Mais ce n’est pas tout, car sont attendues également, au vue des productions habituelles, une démonstration avec des textes extrêmement travaillés et un flow rapide et technique.
En bref, une très grosse attente pour un premier album qui pourrait avoir pour conséquence de voir Nekfeu ne pas satisfaire son public. Le rappeur de Paris Sud n’a pas le droit à l’erreur pour ce premier album qui marque en même temps le début de son envol en solo et l’aboutissement de quelques années à fouler les scènes avec ses groupes. Alors, avec la sortie de Feu, Nekfeu a-t-il déclenché un brasier ou un simple feu follet ?
Affirmons d’entrée les choses clairement pour les lecteurs les plus impatients : cet album est inégal. Ou plutôt, les craintes que l’on pouvait avoir, en tant qu’auditeur de rap, sont confirmées. Il y a de l’excellent, et des sons dont la présence sur l’album mérite d’être questionnée. Rien d’étonnant, on voit là les inconvénients d’un artiste sans public précis : il faut viser un public le plus large possible et faire des sons « grand public » afin d’obtenir un passage radio. Alors, à la première écoute, on passe de son en son en se demandant à chaque début de track à quelle surprise on va avoir affaire. Rien à voir avec la qualité du MC qui est indéniable, et on peut raisonnablement affirmer qu’il est normal que sur un album de dix-huit titres, certains soient d’une moins bonne qualité musicale ou textuelle. Mais dans le cas de Feu, on a vraiment le sentiment que tout ne relève pas d’un choix qui serait indépendant d’un calcul de vente potentielle.
« Entends-tu les cris dehors parmi les crimes et les hors-la-loi ? Combien sont morts impatients devant l’horloge ? Moi J’suis qu’un passant qui te décrit ce décor-là. J’me sens comme Maupassant quand il écrivait Le Horla. » – Le Horla
On notera ensuite que l’un des thèmes récurrents de l’album est un thème sur lequel il est extrêmement difficile de ne pas être niais : l’amour. Comment dire quelque chose sur les relations amoureuses sans répéter ce qui a été dit par des centaines d’autres artistes de tous les genres musicaux différents ? Car cet album tourne beaucoup (mais pas uniquement !) autour de cette thématique que l’on retrouve dans de nombreux sons, que ce soit comme un thème principal (« Mon âme », « Princesse », « Risibles amours », « Egérie », « Elle en avait envie », etc.) ou bien au détour de certaines phases. Thème favori de la chanson de variété et thème très méprisé par le rap underground (ceci explique cela), Nekfeu complique la tâche de l’auditeur de rap qui ne se trouvera pas sur un terrain habituel. Toutefois, la qualité d’écriture du Fennec fait qu’il évite l’écueil de raconter n’importe quoi, et que même si ce qu’il dit n’est pas toujours particulièrement original, il le dit bien.
Heureusement, l’amour tel qu’il est traité dans cet album ne se limite pas aux relations amoureuses, mais va sur le terrain des relations amicales et familiales. C’est sur ce point que Nekfeu montre toute sa qualité et ce dont il est capable en arrivant à décrire sans niaiseries les liens qui le connectent aux siens. Ne reniant pas une certaine sensibilité dans le portrait qu’il dépeint de lui-même, il arrive à saisir ce qui fait l’importance de la famille et des amis au quotidien. Album qui se révèle donc être intimement personnel et qui nous fait découvrir la personnalité d’un rappeur que l’on réduit trop souvent à une superficialité qui ne lui correspond pas. De l’insouciance de la jeunesse à la maturité de l’adulte, il y a dix-huit titres qui s’enchainent et qui tissent la toile dans laquelle Nekfeu évolue, avec pour point final l’outro « Etre humain », qui est à beaucoup d’égard l’un des meilleurs morceaux de l’album.
« Que ferais-tu une fois devenu le roi ?La question est ouverte sept sur sept. J’sais même pas qui j’suis mais c’qui est sûr. C’est qu’j’ressemble pas à celui que j’vois devant le miroir » – Point d’interrogation.
Sur l’ensemble de l’album, la qualité du texte est indéniable. Tout d’abord pour le travail fait sur les sonorités. On reconnaît Nekfeu, non pas à sa voix qui est relativement banale, mais par rapport à ce jeu sonore qui fait de sa voix un instrument. Il y a chez lui un phénomène que l’on retrouve principalement chez les rappeurs anglophones, mais qui est assez rare chez les rappeurs français : une capacité à faire glisser les mots, à les laisser sonner et à jouer sur leurs formes. Cela lui donne la caractéristique d’être assez indépendant des instrumentales, ce qui permet d’expliquer, en dehors de cet album, la qualité de ses freestyles. Nekfeu se suffit à lui-même, et est à l’aise sur à peu près tout ce qui se fait musicalement.
De fait, cette aise avec la langue se retrouve inévitablement dans la technique et dans le débit. Car c’est un album dans lequel il y a du texte, du texte et du texte. Il était donc vraiment difficile pour lui de ne pas se répéter et de tenir l’auditeur en haleine du premier au dernier titre. C’est pourquoi on regrettera de voir poindre une petite lassitude au fur et à mesure de l’écoute, la seule chose nous tirant de notre confort auditif étant la musique parfois surprenante de certains sons. On citera sur ce point le titre « Princesse » avec Nemir, qui est particulièrement décevant avec un thème on-ne-peut-plus-cliché et un refrain pour collégienne de douze ans. Il y avait beaucoup mieux à faire que cela quand on connaît la qualité des deux rappeurs.
En ce qui concerne les featurings, on retrouve les membres du S-Crew qui font un excellent son sur une instrumentale plus tranquille. Ils démontrent que leur place dans le rap n’est pas juste liée à Nekfeu mais bien à leur talent commun. les deux membres de 1995, Sneazzy et Alpha Wann, viennent également poser sur deux sons différents. On émettra des doutes sur le son « Mon âme » avec Sneazzy au vue de la thématique choisie. En revanche le son « Point d’interrogation » est particulièrement bon. Alpha Wann et Nekfeu sont au top et ont une complicité certaine qui fait plaisir à entendre ! Sans l’ombre d’une hésitation, pour les amateurs de rap aux influences 90’s, le meilleur featuring de l’album. On retrouve également S.pri noir, sur un son « Ma dope » avec une instrumentale plus moderne et électronique, en mode « chill », qui n’est pas sans déplaire.
« En amour, j’suis hyper sauvage, tout est vrai dans cet album. J’ai juste mélangé quelques histoires et changé les personnages. On est qu’une infime parcelle, ressens-tu l’inertie ? Peu importe qui j’suis, mes paroles sont universelles. Et, toi, qui crache sur moi, si tu m’connaissais, j’suis sûr qu’on serait pote. Je t’en veux pas, j’aurais peut-être fait comme toi contre un mec comme moi à l’époque » – « Etre humain »
Pour le reste, Nekfeu a su sortir des sentiers battus en s’entourant d’artistes extérieurs au monde du rap. Ed Sheeran, qui vient signer la musique du son « Mon reuf ». Une musique électronique, entrainante, qui choquera n’importe quel auditeur habituel, mais Nekfeu s’en sort à merveille. Certainement à voir en concert, car complètement inadapté pour celui qui écoute l’album en le chroniquant devant son ordinateur… Il n’en va pas de même pour le son « Jeux d’ombres » avec Doums et Amber-Simone, qui est encore un son aux sonorités modernes qui sort de ce à quoi nous sommes habitués : très musical pour l’auditeur de rap habituel. Et c’est certainement ce qui caractérisera cet album : trop éloigné de notre zone de confort. Il surprend, dérange sous certains aspects mais reste fidèle à l’esprit de Nekfeu et aux premiers sons dévoilés.
« Je ne vois plus que des clones, ça a commencé à l’école à qui tu donnes de l’épaule pour t’en sortir ? Ici, tout l’monde joue des rôles en rêvant du million d’euros et j’ai poussé comme une rose parmi les orties » – « Nique les clones part. II »
Malgré tout, la filiation avec les anciens du rap français est là. Tout d’abord dans le style, Nekfeu n’hésitant pas avec le son « Nique les clones part. II » a rendre hommage aux X-Men, et par ce prisme, aux anciens du rap français et à sa tradition. Chose que Nekfeu n’oublie jamais, en témoigne le son »Time bomb », malheureusement absent de l’album mais qui était une forme de teasing avant l’annonce de celui-ci. Le son « Tempête » est dans la pure veine des classiques du rap, et on ne peut que regretter que ce type de son ne soit pas davantage présent dans l’album tant il s’agit d’un style où Nekfeu excelle. Le son « Le Horla », également dans cette veine, mérite vraiment qu’on s’y intéresse, tant pour la référence littéraire que pour la qualité sonore. En bref, ces morceaux sont moins capables de toucher le grand public, mais qu’est-ce qu’on préfère Nekfeu sur ces textes, ces instrumentales et ce style qui mettent véritablement toutes ses qualités de lyriciste et de rappeur en valeur.
Finalement, on pourra reprocher à cet album d’être trop musical, pas assez rap, mais on gardera pour nous cette critique de puriste. Nekfeu a tenté quelque chose et amène le rap autre part. En tant qu’auditeur de rap, le seul véritable reproche que l’on puisse faire à Nekfeu, c’est d’avoir insisté sur le thème de l’amour qui est beaucoup trop dans le cliché pour pouvoir en dire encore quelque chose d’intéressant. Lui qui semble avoir tant de choses à revendiquer, qui n’hésite pas à caler un discours de l’Abbé Pierre et à rendre un hommage aux X-Men et à tout le rap français dans « Nique les clones part. II », aurait peut-être dû ne pas y insister. Mais cela va de paire avec l’apparition d’un Mister V dans le clip « On verra » ou le clin d’œil à Kanye West dans le clip « Egérie ».
De cette manière, Nekfeu fait sa promotion et touche un autre public très actif sur les réseaux sociaux. Aussi dérangeant cela soit-il, on ne peut que le remercier de mettre souvent en avant d’autres rappeurs moins connus, lui qui dispose d’une visibilité élargie au-delà de l’auditorat habituel. On conclura suite à l’écoute que bien qu’il ait percé, Nekfeu reste authentique. C’est ce qui le distingue de la masse des rappeurs à succès, et on espère le voir encore traîner dans l’underground car c’est indiscutablement là qu’il a sa place, parmi les rappeurs qui ont quelque chose à dire, et qui ne se contentent pas de troquer le fond pour la forme. Nekfeu a les deux. Et à ce qu’on a pu voir dans cet album : le cœur en plus.
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