C’est le 30 janvier dernier à La Dynamo (concert organisé par La Doxa) que nous avons pu rencontrer Lucio Bukowski qui est passé aux 10 Bons Sons. De L’ébauche d’un autoportrait raté à Tchouen, Lucio n’est dans le game que depuis quelques années mais compte déjà une grosse dizaine de projets à son actif. Il n’a donc pas été facile d’extraire dix morceaux d’une discographie longue comme le bras. Entretien avec un homme cultivé et bavard.
Ma ville (Ebauche d’un autoportrait raté, 2011 – Prod. Oster Lapwass)
Pour le coup c’est un très vieux morceau qui était sorti sur L’Ebauche d’un autoportrait raté , qui était un peu mon premier vrai EP. C’est un morceau que j’avais écrit pour des scènes slam et que je joue depuis 2007. J’en ai fait une version avec Nestor Kéa et un pote de Saint-Priest. Et la version s’est perdue donc quand on a voulu faire un premier projet avec Lapwass on s’est dit qu’on allait le refaire. J’ai fait quelques morceaux sur Lyon mais je trouve que celui-là est le plus poussé, celui où j’ai le mieux réussi à retranscrire ce que je voulais exprimer sur Lyon. Oster a vraiment fait une prod « lyonnaise ». C’est gris, pluvieux et je dirais même malsain comme Lyon peut l’être, alors qu’à la base on avait plutôt un piano classique de rap français. Et dans le texte il y a de l’histoire, de la religion, des références aux héros, surtout les héros maudits de cette ville. C’est aussi un texte que j’aime bien parce que j’aime bien les anaphores, cette figure de style où tu gardes toujours le même début de phrase. Dans un autre morceau sur Lyon qui s’appelle Mon petit coin, qui est un morceau peut-être un peu plus «rigolo», je fais la même chose. Ma ville, c’est un hommage dans ce que cette ville a de fascinant autant que dans ce qu’elle a de repoussant.
Même si tu n’as pas fait beaucoup d’autres morceaux avec Lyon comme thème central, cela reste un thème important pour toi…
C’est vrai mais peut-être de manière un peu plus diffuse. Sur Lyon il y a eu Mon petit coin justement et Not’ville avec Anto, parce qu’il adorait Ma ville et on s’est dit que ce serait drôle de se refaire ça ensemble. C’est marrant d’ailleurs parce que lui, à peu près à l’époque de Ma ville, quand on ne se connaissait pas du tout, il avait fait Là où à peu près dans ce même esprit et aussi en anaphore.
Solitude peuplée (Lucio Milkowski, 2011 – Prod. Milka)
Ça, c’est écrit en 2010. C’est sur le projet Lucio Milkowski vol.1, qui est arrivé un peu en même temps que L’Ebauche. C’est enregistré sous la mezzanine de Milka avec un vieux micro que j’avais payé 100 balles dans un petit magasin de musique. C’était l’époque des vidéos chez Lapwass, et le réflexe c’était de faire des égotrips, donc j’en ai fait à la pelle et je me suis dit que j’allais garder les trucs plus « écrits » pour les projets enregistrés. Solitude peuplée, c’est typiquement le genre de choses que j’aime écrire parce que ça exorcise pas mal de choses. C’est marrant parce que je repensais à ce morceau pendant la préparation de l’album avec Nestor Kéa, L’art raffiné de l’ecchymose, je trouvais que j’étais revenu un peu à ce style d’écriture.
Dialogue du chien et de la combustion (Lucio Milkowski 2, 2011 – Prod. Milka)
C’est un morceau qui n’est pas facile à expliquer. Les gens l’ont pris pour un morceau nihiliste, sûrement à cause du « rien à envier à Dieu » alors que ce n’était pas le but. Je ne me souviens plus trop du texte, je sais que c’est très noir. L’idée c’est surtout que chaque journée peut être effacée pour qu’une nouvelle soit créée. On a des idées, des pensées qui se créent mais elles se modifient au fil du temps. Et c’est justement un morceau sur le temps. Par exemple je me rends compte que des fois j’ai des morceaux de 2010 qui peuvent entrer en contradiction avec des morceaux actuels. Et ça ne me dérange pas vraiment d’ailleurs. Ça ne me dérange pas que des choses noires que je faisais il y a quelques temps évoluent vers des projets plus positifs comme Tchouen. La musique c’est comme la peinture, c’est le fruit d’un état d’esprit à un instant précis, et ce que moi je trouve bizarre, ce sont les mecs qui racontent la même chose pendant 20 ans… Parce qu’en 20 années normalement dans ta vie il se passe des choses, tu évolues.
Du coup le chien représente quoi ?
Le chien c’est Diogène. Donc pour le cours de philo, Diogène c’est l’école cynique. Diogène se faisait appeler le chien parce qu’il « aboyait ». C’était l’inverse de Platon, qui lui était le « mignon » qui se promenait avec de belles étoffes, qui allait à des banquets, qui aimait se montrer alors que Diogène lui, il lui manquait toutes ses dents et il vivait dans une jarre. A chaque fois qu’ils se croisaient Diogène le charriait. La légende dit que le plus souvent, Platon n’arrivait pas à répondre face à la philosophie de Diogène. Platon lui parlait de concepts complexes et abstraits alors que Diogène répondait avec des allégories très simples qui bloquaient complètement Platon. D’ailleurs il existe un bon bouquin de Walter Savage Landor qui a écrit de nombreuses « conversations imaginaires », et il en fait une entre Diogène et Platon. D’ailleurs il a l’air plus intéressé par Diogène parce qu’il assassine Platon tout du long (rire).
Anton Serra – Le rap est mort (Sales Gones, 2012 – Prod. Néné Collerette)
Anton Serra, venant de faire irruption dans la pièce et questionné à son tour s’écrie « C’est con de dire ça ! »
Le rap est mort c’est typiquement ce qu’on adore faire avec Anto. En plus quand on l’a écrit c’était quand il y avait toute une scène indépendante qui commençait à faire parler d’elle. On a vu que l’indé ça marchait, et c’est un morceau contre ces gens qui n’ont aucune curiosité et qui prennent ce qu’on leur donne en se reposant toujours sur le fameux « c’était mieux en 98 ». Du coup on s’est dit qu’on allait écrire là-dessus. Après c’est marrant parce qu’il y a des gens qui nous demandent de qui on parle quand on dit « eux » ou « la concurrence ». En fait on parle de personne, c’est un jeu et à la base l’égotrip c’est ça. Et avec cette prod de La Réplic on était obligé d’être au taquet. Quand je fais des égotrips avec Anto ils sont différents. C’est moins « sautillant », moins drôle, plus agressif. C’est qu’il appelle l’énergie… mais du coup je me rends compte que je suis beaucoup plus méchant quand je rappe avec lui (rires). Après ce morceau c’est pas un égotrip gratuit non plus, c’est vraiment adressé aux non-curieux et à ceux qui se croient encore aujourd’hui les piliers de la musique alors qu’ils sont en train de mourir.
C’est pas du rap (Le feu sacré des grands brûlés, 2012 – Prod. Oster Lapwass)
Ah encore de l’égotrip, vous aimez bien on dirait (rires). Bon celle-là aussi elle est taquine, surtout vis-à-vis des rappeurs. Mais encore une fois c’est par jeu. Je le répète souvent, j’ai arrêté un peu de lire les commentaires, mais c’est quand même incroyable qu’il y ait encore des gens qui comprennent pas le second degré là-dedans. On dit des choses tellement énormes, comment le mec il peut croire que quand je me lève le matin, je me dis : « Les mecs ils sont 30 je les prends un à un ». J’ai 31 ans, j’ai une vie de famille, j’ai un travail, c’est dur de constater qu’il y a des gens qui comprennent pas l’égotrip. Il n’y a rien de plus simple pourtant. C’est un jeu de l’esprit. Je reçois des messages comme « tu te prends pour qui à tailler Fabe, tu te crois plus fort que les autres »… C’est vrai que Fabe je l’ai beaucoup utilisé… mais c’est surtout parce que beaucoup pensent qu’après lui il n’y a rien eu. C’est un symbole.
C’est d’ailleurs assez paradoxal parce que quand on écoute Le rap est mort, on se dit que tu as certainement écouté et apprécié Fabe.
C’est vrai que dans le rap, le phénomène s’amplifie maintenant que tout le monde a la parole grâce aux réseaux sociaux, mais c’est un peu comme la peinture. Les mecs super talentueux sont jamais reconnus à leur époque parce qu’on leur dit : « C’est bizarre ce qu’il fait, il faut suivre ce que font les maîtres », mais ce sont les maîtres d’il y a 50 ans, et 50 ans plus tard c’est le mec qui se faisait tacler qui est porté en exemple. Bon après dans le rap ce qu’il y a de plus embêtant c’est que souvent ceux qui te font ce genre de reproche n’étaient même pas nés quand Fabe rappait. Aujourd’hui t’as des jeunes de 18 ans qui te disent que le rap c’est Jeunes, coupables et libres. Moi cet album je l’ai poncé mais depuis il s’est passé plein de choses. Moi les gars qui font de la trap ça ne me dérange pas, si c’est ce qu’ils aiment, si c’est ce qu’ils ont envie d’exprimer. C’est ça la musique. Si Beethoven avait écouté les critiques des mecs de son époque il ne serait pas devenu le grand Ludwig Van. Il aurait disparu comme eux. Le propre de l’art c’est de se détacher des codes pour en créer des nouveaux. Voilà… donc ça n’a rien à voir avec C’est pas du rap mais c’est pas grave.
Ludo (Sans signature, 2011 – Prod. Missak)
L’état d’esprit de ce morceau, c’est le constat de la trentaine. Il y a des gens qui l’ont trouvé super noir, mais je ne trouve pas tellement. C’est même un peu l’inverse. C’est vraiment moi aujourd’hui qui aurais pu dire à Ludo « ne pense pas, les choses vont se faire toutes seules ». Dans la vie, il y a toujours des moments où on est au fond du trou, mais avec le recul on se rend compte que ça a apporté quelque chose, que ce soit conscient ou pas. C’est un morceau que j’aime bien en tout cas. Si je devais faire une sélection de 10 morceaux de moi que je préfère Ludo y serait d’office.
Psaumes métropolitains (La noblesse de l’échec, 2013 – Prod. Mani Deïz)
Ça c’est définitivement un morceau très positif. Je me rappelle plus si je l’avais écrit sur la prod de Mani ou si j’en avais déjà des traces. C’est un morceau très influencé par François Villon, d’où la référence « je meurs de soif auprès de la fontaine ». Cette phrase elle veut dire ce qu’elle veut dire en fait, faut regarder les choses du bon angle. En fait Psaumes métropolitains c’est une référence à Louis Calaferte. Cela vient du nom de son dernier poème posthume qui s’appelle L’évangile métropolitain. C’est un clin d’œil parce que l’idée dans les deux textes est la même. Ca paraît sombre mais ça parle surtout d’espoir et de cette idée d’angle de vue. En plus, la prod de Mani allait vraiment parfaitement. Tu ne sais pas si elle est joyeuse ou tristounette. Les prods de Mani Deïz ont quelque chose de spécial dans la manière dont on écrit dessus. Moi c’est avec lui que j’ai commencé le multisyllabisme et je pense que ça s’entend, notamment dans ce morceau ou encore dans Amérindiens. C’est vrai que pour moi, le texte a toujours primé sur le reste et j’avais jamais vraiment travaillé de flow, ce que j’assume entièrement. En fait Mani me permet de me libérer sur la technique tout en gardant le souci du texte, et ce projet m’a beaucoup servi pour la suite, notamment l’EP avec Tcheep ou j’ai vraiment essayé de faire des choses variées. On verra surtout ça avec l’album La Plume et le Brise-Glace . Je crois qu’il y a pas deux morceaux où on rappe de la même manière. (sortie le 6 avril, ndlr)
Obsolescence programmée (De la survie des fauves en terre moderne, 2013 – Prod. Tcheep)
Lui aussi il fait partie des dix morceaux dont je suis le plus fier. Il y a quelques années j’étais totalement hermétique au rap « politisé ». Quand Tcheep m’a fait écouter cette prod je l’ai directement validée. Tcheep vient du rock à la base, et ça s’entend sur celle-là, il a été très content que je la prenne. J’en suis fier parce que j’ai pu exprimer des choses que j’avais besoin d’exprimer. Je fais vraiment peu de philosophie politique. C’est un peu une prémice à Les faiseurs d’illusions sortent des lapins morts de leurs chapeaux. D’ailleurs à propos de ce son je pense que je ne ferai pas mieux sur ce thème. Le but c’était vraiment de condenser un discours sur le libéralisme, les autres possibilités qu’on pourrait avoir, sur ce qui importe vraiment ; la spiritualité, la recherche de la connaissance…
Mon ardoise (L’art raffiné de l’ecchymose, 2014 – Prod. Nestor Kéa)
C’est un peu une suite à Ludo, autant dans la forme que dans le texte. Contrairement au morceau produit par Missak, celui-là n’est pas vraiment linéaire. Là c’est un pianiste qui avait composé plein de lignes, et Nestor a reconstruit un morceau avec ce piano, et il a rajouté une rythmique agressive sur ce piano qui est assez mélancolique. Pour le texte ce sont un peu les mêmes thèmes que dans Ludo ; la notion de temps, la solitude, la désillusion et l’espoir. L’ardoise c’est ce passage de l’enfance à la réalité. Ce côté désillusion fait qu’il est quand même beaucoup plus noir que Ludo, comme tout L’art raffiné de l’ecchymose d’ailleurs.
Utopie de poche (TCHOUEN, 2014 – Prod. Lucio Bukowski)
Ce projet a été écrit et produit alité, après mon opération qui m’a forcé à être couché pendant un mois. Donc j’ai beaucoup écrit, notamment ce projet et l’EP avec Lapwass qui arrivera bientôt. Ce morceau c’est presque mon préféré dans l’EP. C’est musical et minimaliste, et c’est vers ça que j’aimerais me diriger. Le premier couplet c’est un beat, une basse et un vibraphone qui est joué par Nestor. Après il y a cette guitare saturée qui part dans le deuxième couplet. Le beat est assez simple, il doit y avoir quatre éléments. J’aime beaucoup ces trucs condensés. Quand je fais une prod c’est pas plus que six ou sept pistes. Je crois que le pire c’est Matriochka où il n’y a que quatre ou cinq pistes. Je pense faire de plus en plus de compo, et pourquoi pas un album entièrement instrumental.
La plume et le brise glace d’Anton Serra, Lucio Bukowski & Oster Lapwass : sortie le 11 avril.
Photo : Astrée Angot ©
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