Rencontre avec Mani Deïz

Lors de son passage à Neuchâtel en juin dernier où il accompagnait Paco, lors du concert organisé par Street Addict qui rassemblait également Pand’or et Le bon Nob, nous avons rencontré l’un des hommes les plus demandés de cette scène rap indé. J’ai nommé le beatmaker, membre du collectif Kids Of Crackling, Mani Deïz.

Pour commencer pourrais-tu nous présenter ton parcours ?

Alors Mani Deïz, 32 ans, je fais du son depuis 1999-2000, je sais jamais vraiment quand ça a commencé. À la base j’avais pas un super volume, je sortais rien et en 2011 pendant une période de chômage, je me suis dit que j’allais utiliser les réseaux sociaux pour sortir un peu du bois…

Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire du beatmaking ?

J’écoutais beaucoup de rap français, à partir de 93-94 et de plus en plus au fil des années. Et moi j’entendais déjà des prods qui me traumatisaient, que ce soit en rap français ou en cainri. Et on était un petit groupe de rap dans ma ville à partir de fin 98-début 99 et y’avait personne pour faire des sons donc par la force des choses j’étais le seul à avoir un PC et j’ai commencé à faire deux-trois merdes qui étaient un peu pétées, mais l’envie a démarré comme ça.

Est-ce que tu as des modèles, que ce soit en rap cainri ou français ?

Ouais y en a pas mal. Havoc, Pete Rock, Primo, même si je fais pas trop de sons à la Primo c’est de ceux que je préfère, ça pue le hip hop. J’aime beaucoup Hi-Tek aussi. Et en rap français j’aimais beaucoup Madizm, Sec.Undo, Dj Mars, Jean-Pierre Seck etc. Toute une époque…

Comment se sont formés les Kids Of Crackling ?

Alors moi je connaissais Cristo qui est MC aussi, donc on s’est dit qu’on allait faire un truc tous les deux vu qu’on taffait ensemble. Après j’ai rencontré Fef et Rakma. On s’est connecté vite fait tu vois, c’était des petits jeunes qui avaient du talent. Et après y a eu Metronom avec qui je parlais pas mal sur facebook et on s’est rencontré à l’occasion d’un concert. Ensuite y a eu Nizi que je connaissais depuis environ aussi longtemps que Cristo et je lui ai proposé de faire partie du truc.

Comment est venue, selon toi, cette notoriété autour des Kids, notamment toi et Nizi ?

Franchement je sais pas, c’est pas voulu. Peut-être que les gens sont plus curieux, c’est vrai qu’à une certaine époque on s’en battait les couilles. Maintenant on met le nom du beatmaker dans les vidéos, avant non. Mais je t’avoue que j’ai pas d’explications.

D’ailleurs ça fait un moment qu’on voit plus Rakma et Fef…

C’est des cellules dormantes, comme chez les terroristes (rires). Ils sont plutôt dans leur coin, vu qu’ils se connaissent bien. Fef il est assez fantôme dans son esprit, Rakma aussi. On est un groupe et dans un groupe y en a toujours avec qui t’as plus d’affinités qu’avec d’autres. Même si y en a quand même évidemment, mais t’as moins l’occasion de les voir. On est soudés y en a juste qui ont plus de volume que d’autres… Cristo il sort moins de trucs, même s’il a deux prods sur l’album de Ritzo qui vient de sortir, Metronom un petit peu moins aussi. Mais Rakma il a un truc cool sur l’album de Georgio je crois, j’ai suivi ça de loin (NDR : Les yeux fermés le poing levé sur l’EP À l’abri). Mais chacun avance à son rythme et petit à petit ça va venir.

Quel matériel utilise-tu ?

MPC-1000 principalement. Chaque prod passe obligatoirement dedans. Après y a aussi la EPS-16, la S950 Akai, la SP-12 pour les machines. Ça dépend de l’envie. Après comme logiciels y a Cubase pour l’export ou pour séquencer et Fruity Loops parfois quand j’ai beaucoup beaucoup de samples en même temps comme par exemple pour mon prochain projet conceptuel. Le mix en temps réel est pratique en vrai.

Tu utilises beaucoup la SP-12, sa courte mémoire ne te dérange t-elle pas ? (Elle est de 2 x 2.5 secondes)

Pas vraiment. D’habitude on l’utilise plus pour les drums parce que ça a un bon grain et une bonne dynamique. C’est une bonne machine, c’est même agréable et rapide à utiliser. Mais pour revenir à ta question, au contraire ! Parce que comme on dit dans la musique, « less is more ». Moins t’as de possibilités plus tu dois être inventif, t’as pas le choix. Quand t’as un PC tu peux mettre 20 heures de musique dans un morceau, ça peut donner des trucs de ouf, mais dans mon délire de boucle, c’est très bien d’être limité à 5, 10 ou 20 secondes selon la machine. Tu peux aller à l’essentiel et moi c’est ce que j’aime, c’est la boucle qui m’attire. Mais ça m’empêche pas de faire des trucs plus évolués, si je trouve une boucle de deux barres de légende je la fais.

Est-ce que tu prends tes drums dans des kits ou est-ce que tu les découpes ?

C’est variable. J’ai des vinyles de breakbeats, puis ça m’arrive assez souvent de prendre des vinyles et de trouver un kick ou une snare donc je sample, comme tout le monde. J’ai aussi des drumkits qui dépannent, que je passe dans mes machines , que je modifie et que je fais presser en vinyle à l’unité. Donc j’ai mon disque vinyle avec environ 200 boucles de quatre barres que j’ai fait et ça me permet d’avoir mes drums sur vinyle et de les passer « pitchés » dans les machines. Je dis ça pour les novices, si tu mets un vinyle qui tourne normalement sur une SP-12 tu vas pas avoir d’espace. Il faut le pitcher, puis le détuner à l’intérieur sinon t’as pas la place de faire grand chose. C’est le détune si spécifique qui donne le grain des machines… Et ça on l’entend bien dans le S950, EPS16+ , la SP-12 et d’autres sampleurs. C’est tout le charme » des prods d’avant..

Que pense-tu du fait de prendre ses samples sur Youtube plutôt que sur vinyle ?

C’est l’éternel débat. Moi quand j’avais pas d’argent pour m’acheter une platine et tout ce qui va avec je faisais pareil. Le problème c’est que j’ai une façon particulière de faire du son, je dépitche beaucoup. Et quand tu dépitches un son numérique, compressé et dégueulasse comme tu l’as sur Youtube ou autre, ça donne un résultat encore plus dégueulasse. Et à force le vinyle c’est imposé naturellement. Après je suis pas un puriste ultime à dire « C’est tous des cons à sampler sur Youtube ». J’en connais qui samplent pas sur vinyles et qui font des très bon trucs : Buddah Kriss si tu me lis… Franchement chacun fait ce qu’il veut. Personnellement je pourrai plus me passer du vinyle pendant un moment encore. Je pense pas qu’il y ait de bonne méthode. Vinyle ou Youtube ? Logiciel ou machine ? On s’en fout en fait, du moment que le beat pète.

Est-ce que tu peux encore écouter de la musique sans penser à trouver des boucles et à les découper ?

J’ai pas beaucoup de temps pour écouter autre chose que ce que je sample, parce que la musique me prend beaucoup de temps. Mais quand j’écoute, ouais j’arrive à en écouter normalement. Même si je pense qu’on peut sampler n’importe quoi, j’arrive encore à écouter de la musique.

Comment en es-tu venu à travailler avec autant de monde ?

Ça a commencé avec La vie nous fume de Funky Armenico et L’Indis. Ça m’a connecté avec L’Indis pour qui j’ai fait Artiste virtuel pour son album. Après c’est Sentin’l qui est venu me voir, qui m’a dit qu’il avait bien aimé ce son, donc je lui ai fait quatre prods pour Entre parenthèses, ensuite c’est L’Hexaler qui est venu, qui m’a dit qu’il avait bien aimé ces sons, donc je lui ai envoyé des prods qui vont être dans les projets à venir, il en a une brouette de sons à moi d’ailleurs… Petit à petit mon nom a commencé à tourner un peu. Y avait aussi Paco que j’ai rencontré – à peu près en même temps que L’Hexaler – parce qu’il connaissait Metronom et qu’il reprenait le rap. Avant je démarchais un peu et maintenant les gens viennent me voir donc c’est cool.

On a l’impression que beaucoup de MC’s te demandent des prods assez similaires, alors que t’es assez polyvalent, je pense notamment à l’album de Fadah où tu apportes des ambiances assez différentes. Tu n’as pas peur de t’enfermer dans une vibe ?

En fait j’essaie de faire dans tous les styles, que ce soit jazz, soul, etc. Et honnêtement, il y a certains styles de prods pour lesquelles je trouve pas de kickers réguliers. Si j’avais un MC pour un certain style de prod j’en ferais beaucoup plus. D’ailleurs ça sera un peu comme ça pour l’album avec Lucio Bukowski qui sortira en janvier. Je lui ai dit « J’ai envie de te faire rapper là-dessus, t’es chaud ? ». Tu vois La noblesse de l’échec ça ressemble pas à ce que je fais avec Paco. Ce que je fais avec Fadah ça ressemble pas à la prod que j’ai faite pour Furax dans son album (NDR : De haine et d’eau tiède). Moi j’essaie de varier, même si j’ai toujours une petite préférence pour la petite boucle mélancolique. Mais tu peux le faire de 100 façons différentes, j’essaie de le faire le mieux possible même si tout est subjectif. Mais je prépare un projet pour la fin de l’année qui sera totalement différent. Moi quand j’ai commencé à rapper j’avais pas de prod, donc je fais beaucoup de boucles, si ça peut donner envie à certains…

Comment t’es venue l’idée du « Cassette Sunday » ?

J’avais acheté un enregistreur cassette dans un Cash Converter et je me suis dit que j’allais passer mes prods dedans pour voir. Parce que j’aimais bien le style à l’ancienne des cassettes. C’était imparfait mais ça avait un petit charme. Et un jour je me suis réveillé j’ai fait la première et je me suis dit qu’il me fallait un concept pour ça, et comme je l’avais sortie un dimanche je l’ai appelée « Cassette Sunday n°1 » et le dimanche suivant j’en ai fait une autre, et ainsi de suite, et au bout de sept ou huit je me suis dit « Tiens, pourquoi pas en faire un projet ? » donc ça s’est fait et comme c’était « Cassette Sunday » j’étais obligé de faire des cassettes. Tout part d’une connerie finalement, c’est comme la « Rough Tape », je m’étais réveillé un matin, j’avais plein de prods de côté et je me suis dit « Pourquoi pas en faire un projet ? » et le lendemain c’est sorti. « Autistic Machine » c’est pareil. C’était le lendemain du Narvalow City Show 2013 avec Metronom et je lui ai dit « Viens on fait des prods » et on a fait que ça, de 9h à 16h. Et dans cette journée j’ai fait 15 boucles je crois, et je me suis dit que parmi ces 15 boucles y en avait 6 ou 7 qui pouvaient devenir des pépites. Et donc je me suis lancé.

Ça fait un mois que le projet est sorti, as-tu déjà un petit bilan ?

Ouais un très bon bilan, en tout cas au niveau des retours que j’ai eus. Bon après au niveau des ventes, c’est de l’artisanal hein. Mais comme y avait déjà la plupart des prods sur Youtube, je l’ai senti au niveau des ventes par rapport à « Autistic Machine » par exemple. Après les cassettes sont parties à une vitesse folle, j’aurais jamais pensé ça. Mais les CD un peu moins, principalement parce que la plupart des prods étaient déjà dévoilées. Mais c’est pas grave, le but c’est de propager pas spécialement de vendre.

Est-ce que tu préférerais collaborer avec un très bon pote mais qui est super nul, ou avec un mec super fort avec qui tu t’entends pas forcément ?

Je pourrais pas faire du son avec quelqu’un avec qui je m’entends pas, donc par défaut je préfère avec quelqu’un qui est nul. En plus y en a pas mal il suffit de les chercher (il regarde Paco). Non je rigole. Mais bon il y a des MC’s avec qui je sais que je ferai jamais rien, parce que j’aime pas ce qu’ils font ou ce qu’ils sont. Et inversement, y en a peut être qui ne m’aiment pas non plus. Je préfère bosser « en famille » tu vois, on est un petit noyau de pas mal de MC’s, beatmakers. En tout cas moi je m’entends bien avec tout le monde et il y a de la place pour tout le monde dans le hip hop en vrai.

As-tu déjà été déçu du résultat d’une de tes prods ?

Bah tout le temps. Mais je vais t’expliquer quelque chose d’intéressant. Même si le MC est super fort, il te donnera jamais le résultat que tu attendais. Tu as toujours un petit temps d’adaptation. Moi quand j’écoute pour les trois premières fois un son sur une de mes prods, je me dis toujours « Ah j’imaginais pas ça, etc. ». Les sons où dès la première écoute tu sais que c’était ça que t’attendais, c’est qu’il y a une alchimie légendaire. J’ai eu ça avec « Nuits blanches », « Triste théâtre » ou encore « Mi-fugue mi-résine ». Il y en a eu pleins d’autres hein mais c’est à celles-là que je pense. Mais en règle générale et même si c’est très bon, c’est jamais le résultat que t’attendais. Après oui, ça m’est arrivé d’être vraiment déçu. Bon après ça m’arrive d’en prendre la responsabilité, je fais évidemment pas que des prods incroyables donc si le son est pas si bon c’est peut-être que ma prod était pas si bonne.

Comment fais-tu pour travailler autant ? Est-ce que la musique te fait vivre ?

Non la musique me fait pas vivre. J’avais un taff pendant un an et demi, je taffais de 8h à 18h et en rentrant je faisais du son jusqu’à 1h ou 2h. Et c’était un peu relou donc j’ai fait une rupture puisqu’en plus la boîte déménageait. Donc non j’en vis pas, même si je gagne quand même un peu d’argent entre les projets et les ventes de prods… Après ça fait même pas un demi salaire. Mais bon dans le rap indépendant, à moins d’être intermittent c’est très dur. C’est énormément d’heures engagées, le travail est monstrueux. On fait pas ça pour l’argent mais quand y a un petit billet qui tombe c’est toujours ça de pris d’autant que le chômage me paye même pas le loyer et l’électricité…

Est-ce qu’il y a un artiste, vivant ou mort, avec qui tu aurais rêvé de faire un EP ou un album ?

Franchement tu peux pas dire un, y en a tellement. Je sais pas je pourrais te dire Raekwon, ou même Method Man. Tu le fais partir sur des boucles mélancoliques légendaires avec des gros drums, ça plaira pas à tout le monde, mais ça serait un truc à faire.

Tu as jamais voulu travailler avec des cainris, pas forcément connus ?

Les cainris ils viennent te chiner 200 dollars pour un couplet.

Pas forcément, par exemple Al’tarba et Lord Lhus…

Ah ça ouais, si l’alchimie passe bien pourquoi pas et eux se sont bien trouvés. Bon après moi j’en connais pas, et j’irai jamais en démarcher. En fait je m’en fous. Si un cainri vient me voir en disant « J’aime bien ton taf » et que j’aime bien son taf aussi, ouais pourquoi pas, mais si c’est pour sortir des vieux cainris du placard non. Je ferai aucune démarche de moi-même.

Tu n’as jamais eu envie de continuer à rapper ?

Franchement non, j’ai fait quelques trucs pour Y.E, pour Slob et ses freestyles sur mesure, je dois faire un couplet pour l’album avec Lucio, un autre pour l’album de Paco et c’est tout. J’ai vraiment pas envie de rapper, je le fais que sous la contrainte.

Merci pour cet entretien, est-ce que tu as un mot de la fin ?

Simplement merci à ceux qui me suivent, et merci à ceux qui me suivent pas surtout, c’est très important (rires).

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