Adios Bahamas, Adieu Népal

En voilà un album difficile à chroniquer. En partie grâce aux multitudes de bons morceaux mais surtout à cause du contexte de sortie de l’album. Oui, Népal est décédé le 9 novembre 2019. Oui,  Adios Bahamas  est son premier album studio, et donc un projet posthume. Afin que sa voix perdure, sa famille et ses proches ont décidé d’aller jusqu’au bout de la démarche artistique du emcee de la 75e Session et de ne rien changer à la sortie de cet opus.

Deux morceaux clippés étaient déjà donc sortis, « Là-bas » le 28 novembre pour annoncer la sortie de l’album et son outro, « Daruma », sorti le 10 décembre. Un mois après donc, on se retrouve avec Adios Bahamas, composé de douze titres et réalisé en famille et en équipe avec la présence aux featurings de Nekfeu, Doums, Di-Meh, Sheldon et 3010. Que des artistes ayant déjà collaborés par le passé avec Grandmaster Splinter comme on l’appelait jadis.

Dès l’intro le ton est donné, à la manière de Qui-Gon Jin qui barbote jusqu’à la cité Gungan, Népal est sous l’eau, explore sans doutes les abysses avant de remonter à la surface pour probablement arriver dans un coin paradisiaque, ou une charismatique voix japonaise l’accueille, ou plutôt nous accueille. Comme dans le prologue d’un manga, le narrateur résume les épisodes précédents (donc les projets antérieurs de Népal) et pose certaines interrogations qu’on retrouvera tout au long de l’album.

« […] Toutefois, peu importe la situation dans laquelle on se trouve, n’y a-t-il pas toujours cette peur enfouie au plus profond de notre cœur ?
Cette peur n’est-elle pas une entrave à ce que l’on veut réellement faire ?
Si vous êtes simple spectateur de ce monde qui tombe en ruine, si vous vous êtes trompé de voie, il n’y a aucune raison de continuer à avancer.[…] »

Le premier véritable titre du projet est la suite de « Ennemis », morceau sorti en 2017 sur Focus Part,1 de Di-Meh, à la différence que cette fois ci le suisse se cantonne à poser sa voix sur le refrain et sur quelques backs. Une fusion potala toujours aussi efficace, pour célébrer leur septième collaboration depuis 2014 (« Fu Gee La » restera un magnifique traumatisme). Et comme disait Pierre Desproges : « L’ennemi est bête, il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui ». La collaboration avec Nekfeu vient donner dès le troisième acte une certaine touche de mélancolie, bien loin de leur featuring au bordel maîtrisé sur « Esquimaux » sorti sur le Cyborg de Nekfeu. « En Face » est plus doux, plus aérien et laisse plus de place aux deux emcees pour poser certaines questions et tenter d’y répondre, vocoder à l’appui et chansonnette poussée.

« Est-c’que si j’reçois d’la violence, j’la redistribue ?
Ou bien j’consolide mon armure pour stopper la dégradation ? »

« Trajectoire » est certainement le climax du projet et cela dès la quatrième piste. Produit par le label Triple 4 Gear (derrière huit des douze productions de l’album) qui ici, délivre une magnifique boucle de piano soul/jazz, la track résonne beaucoup plus que les autres, tant par certains questionnements de Népal que par le discours d’outro du très critiqué scientifique, Nassim Haramein.

Les thématiques récurrentes chez le rappeur sont quasiment toutes présentes (la foi, la conscience, la drogue, les questionnements existentiels, la perdition, l’introspection et la monotonie du quotidien) et donnent un cachet très sérieux et assez tragique à cette difficile trajectoire.

« Au bord d’la mer, j’saurais même pas quoi y faire
J’vis mon rêve en silence et j’me prépare pour l’hiver »

Les trois pistes suivantes, « Vibe », « Lemonade » et « Là-Bas » sont au contraire des véritables invitations au chill, au décollage et au ride, avec un léger accent west coast qui plus est. Respectivement produit par Sheldon (également en featuring sur « Vibe »), Népal et le duo Jack Lean et Jerzy Beats, ces trois pépites respirent beaucoup plus une certaine idée de la joie de vivre. Ne nous emballons pas, ce n’est pas non plus le jardin de Candide, mais on s’approche toute de même d’un sourire sur un visage que d’un rictus sous une capuche. Beaucoup plus chantés, beaucoup plus R&B, ces morceaux sont un peu plus taillés pour la radio, comme de bons croûtons à l’ail, si toutefois cette dernière passait autre chose que de la soupe.

Nous arrivons tranquillement à plus de la moitié de l’opus et force est de constater que Népal est resté fidèle à lui même, en nous livrant un projet aussi solide qu’efficace. Les morceaux défilent et laissent la même sensation que les projets précédents, surtout les 444 nuits, ou l’artiste développe toute l’étendue de sa palette avec une aisance incontestable, passant de mots en maux, de pensées en réflexions et d’images en récits.

« Sundance » en est le parfait exemple, entre références cinématographiques, clin d’œil discret à la philosophie, expressions en argot et javanais et égotrip élégant et bien senti. A noter que l’instrumentale produite par Diabi est une des seules qui sonne le plus boom-bap, ce qui nous rappellera allègrement le premier amour de Népal, autant sur ses premiers medley freestyle que sur ses prod’ les plus vieilles (sous le blase de KLM).

Pour « Millionaire » , l’équipée sauvage, ou plutôt « l’équipe est sauvage » puisqu’on a droit à un featuring avec Doums, pour nous contraster La folie des glandeurs de 2012 à la folie de grandeurs de 2020. Les deux Fingz de la main fournissent un titre propre à leur univers si singulier, entre rap de vieux def’, références alambiquées et refrain ultra efficace.

Les deux dernières tracks avant l’outro « Daruma » sont plus expérimentales et ressemblent tantôt à ce qu’on pouvait entendre dans les 444 nuits, la 445e nuit ou encore son dernier EP #KKSHISENSE8. Mention spéciale au morceau « Crossfader » qui provoque de jolie réminiscence de «Sugar Sugar», toujours avec l’inévitable Doums. Le voyage au pays de la ride dans cet endroit qui pourrait ressembler à l’Eden selon Népal s’achève avec « Daruma » et son ambiance « Dead Pornstars » ou « City Light » avec ses effets de voix et ses changements de tonalité, voire d’harmonie. Références japonaises et bouddhistes (le daruma est une figurine de papier mâché japonaise qui a la forme d’un moine bouddhiste et qui symbolise la prospérité et la chance), clin d’œil à la peinture, punchlines capillotractés, refrain à la ricain ; cet ultime morceau est l’exemple phare de ce que pouvait instaurer et décrire Népal dans ses chansons : des questionnements faisant face à une certaine paisibilité et plus généralement, une forme et une envie d’élévation.

Comment conclure, sachant qu’on n’entendra sûrement plus jamais un morceau de Népal ? Comment conclure la chronique de cet album, qui comme tous les projets de l’artiste, est d’une rare qualité et convoque chez l’auditeur une certaine idée de l’harmonie et de la sagesse ? Comment conclure en évitant d’être beaucoup trop dithyrambique ?

On aurait souhaité que ça continue, album après album, EP après EP. On aurait aimé voir un nouvel opus de 2Fingz, mais cela se termine autrement. Alors repose en paix Népal, longue ride à toi là où tu es, merci infiniment pour ton œuvre qui, plus tard, servira sûrement de point de départ à de nouveaux rappeurs avides d’univers aussi incroyables que singuliers.

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