Jazzy Bazz, ombre et lumière.

Le mois de septembre marquera cette année 2018. Difficile de savoir où donner de l’oreille avec les sorties de Josman, Disiz, Vald, MHD, Rim’K, Alpha Wann, Sadek, Hornet La Frappe, Koba Lad et Youssoupha, notamment. C’est Jazzy Bazz qui aura lancé les hostilités au début du mois avec son second album Nuit. Tandis qu’il faut communément une vie pour faire son premier album, il n’aura fallu que deux années à Jazzy Bazz pour donner une suite à P-Town, qui aura bénéficié d’un beau succès d’estime à sa sortie. Si Paris offrait le décor à son premier album, à présent, c’est la nuit qui enveloppe ce nouveau disque. Et on ne peut plus dire que l’ultra parisien est dans l’ombre. Membre de L’Entourage qui incarne la relève du rap français depuis 2011, toutes les sorties du collectif sont scrutées, par les fans et opposants de la première heure et ceux arrivés en cours de route. L’auditeur averti se demande donc si Jazzy Bazz va continuer sur sa lancée, être toujours aussi technique, ouvrir et aérer sa musique, se découvrir davantage et franchir un cap.

La couverture médiatique de l’album montre à quel point Jazzy Bazz était attendu. En effet, celui-ci a été sollicité par La Sauce, Mouv, Dans Le Club, Nova, Rapelite, Konbini et même le Centre Pompidou. De plus, sa tournée automnale comporte déjà une quinzaine de dates, dont trois à l’étranger. Il ne fait pas de doute que le rappeur du 19ème arrondissement a changé de statut, preuve supplémentaire, sa participation, au printemps dernier, au remix de « 24 heures à vivre«  d’Oxmo, pour les 20 ans de son chef d’œuvre Opera Puccino. En compagnie de Demi Portion, Rémy et de Pit Baccardi (parfaitement !), Jazzy Bazz a croisé le fer avec Mr Puccino. Cette invitation est d’autant plus importante que le membre de L’Entourage a été à l’école Time Bomb et qu’il ne s’est jamais caché de cette influence.

Ce second album marque comme un épanouissement, une nouvelle vie. Jazzy ne sent plus obligé d’user de multisyllabiques, de punchlines, de montrer qu’il maîtrise les bases de cette culture. Disposant d’une technique sûre, il s’affranchit de certains codes (quasiment pas de name dropping), pose sur des prods très variées, chantonne, change d’instrus en plein morceau, aborde des thèmes inédits ou sous un nouvel angle, tout en conservant son amour des mots. On sent qu’il y a une vraie direction artistique : l’album est « compact ». 12 titres, 38 minutes, la plupart des morceaux font plus ou moins 3 minutes 14 et comportent deux couplets, jamais trois. Nuit a tout de l’album concept (même si son auteur s’en défend) : il débute au « Crépuscule » pour se terminer à « Cinq heures du matin ». Contrairement à P-Town où une dizaine de producteurs ont été sollicités, ce disque se distingue par une grande cohérence puisque Monomite et Loubenski assurent à eux deux 10 prods de l’album.

Jazzy continue de mettre en lumière son équipe en invitant Esso luxueux, son compère de Cool Connexion, Bonnie Banane comme sur le premier album, L’Entourage est bien là avec Alpha Wann, Nekfeu (sur deux titres), ainsi que Lonely Band et Sabrina Bellaouel, de Grande Ville. D’ailleurs, dans le titre « El Presidente », banger à la sauce jazzy (dont le clip semble influencé par le « Humble » de Kendrick), le rappeur rend hommage à son équipe. Il nous explique pour quelles raisons il n’est pas allé chercher de featurings extérieurs (« inutile de te présenter mes frères, pour être tranquille j’ai décidé d’uniquement fréquenter des vrais »). Surtout, il stoppe net toute rumeur qui voudrait que L’Entourage ne puisse se réunir, voire donner une suite à l’album Jeunes entrepreneurs, qui en a laissé quelques-uns mitigés (« tu verras toujours les miens rassemblés » ; « on n’arrête pas de rouler, on n’arrête pas de les dérouiller, y a aucune équipe aussi soudée, y a aucune équipe aussi lourde »).

A la fin du premier morceau de l’album, Jazzy Bazz prend soin de répéter « J’remercie Dieu car j’serais rien sans la musique ». Et il en profite pour s’affranchir de toute contrainte en explosant les codes dans de nombreux morceaux. Il se permet d’inviter Esso Luxueux et Alpha Wann (quel couplet ! UMLA va faire du bruit…) sur « Insomnie«  et se contente de ne faire que le refrain. Il convoque Nekfeu, ce qui pourrait lui être reproché (les mauvaises langues diront qu’il souhaite profiter de son exposition), non pas sur un mais sur deux titres ! Il n’hésite pas à lui laisser un couplet et le refrain du morceau « Eternité » (qui a dû être réalisé pendant la conception de Cyborg), en ne se gardant qu’un couplet sur son propre morceau. Si le clip est très esthétique et joue sur les clairs obscurs, on découvre un Jazzy Bazz qui chante à la fin du titre.

Dans Buenos Aires-Paris, il endosse le costume de rock star dans le premier couplet avant de changer d’instru, d’ambiance et de flow au beau milieu du track pour une seconde partie où il prend de la hauteur. Ne peut-on y voir comme les deux faces d’une même personnalité, avec une première partie très egotrip et une seconde quasi spirituelle ? Dans « Sentiments », où il se la joue crooner au début, la prod est très aérée et ce morceau montre bien à quel point Jazzy s’accorde plus de moments de respiration dans ces textes (à coup sur, une influence de la scène). Quant à la fin du titre, l’encre de sa plume offre un feu d’artifice de placements, de technique, de mélodie. Quelques jours avant la sortie de l’album, il sort le très énervé « Charles Bronson« , qui ne se retrouve pas sur Nuit et le freestyle « Feu grégeois », dans lequel il cite aussi bien L’Etranger de Camus que Da Fonseca. Il fait preuve de beaucoup de légèreté et de spontanéité sur le titre « Petit Pont » sur le projet du revenant Yzla, confirmant qu’il peut poser avec des poids lourds du rap game comme avec des rookies.

Mais le climax de l’album est certainement « Parfum », morceau sans refrain (ce qui devient rare), placé non pas à la toute fin mais en antépénultième position et sur l’instru la plus minimaliste et la plus lumineuse du disque (très jazzy pour le coup, avec le saxo et la gratte). Yvan se livre avec beaucoup de pudeur, sur ces 64 mesures de spleen et de nostalgie en tentant de raconter ces moments indicibles où une page se tourne dans notre vie (« J’ai l’impression d’être adulte d’un coup »). De simples parfums lui ont suffi pour comprendre qu’il ne grandira plus mais ne fera plus que vieillir comme dirait Yasmina Khadra. Risquons-nous à dire que rien ne sera plus comme avant dans la vie d’Yvan après ce titre, qui incarne le passage entre deux mondes, entre l’insouciance et la lucidité. Il y avait la madeleine de Proust, il y aura à présent le parfum de Jazzy Bazz.

« Des parfums qui font rejaillir des souvenirs, des joies et des peines, des larmes et des sourires ». Parfum

Mine de rien, l’album est parcouru par l’idée du temps qui passe, Jazzy Bazz n’étant surement pas insensible à son changement de statut, lui qui va sur ses 30 ans et 10 ans de carrière. L’évolution dans son entourage (le succès de Nekfeu, la paternité de Doums, le retrait d’Eff Gee) et surtout dans sa vie semble le tracasser (« Où qu’je sois j’me sens égaré », Buenos Aires-Paris). Avant c’était l’amour de la rime, maintenant ça rime sur l’amour, Jazzy cherchant à combler un vide, non plus avec le rap, ni avec des filles faciles, mais avec une femme (ne dit-il pas dans « 5 heures du matin » : « j’crois que j’suis prêt pour la monogamie »). Dans son précédent album, Jazzy Bazz abordait la gente féminine de manière peu reluisante via son morceau « Trompes de Fallope » (« Y a-t-il une moustache que tu n’aies pas connu ? Y a-t-il un inconnu qui t’ait connu chaste ? T’as tout fait saloper, salope… »). Sur Nuit, la femme n’est plus le problème mais la solution. Quoique. Aimer et ne pas être aimé en retour (« un amour à sens unique »), voilà l’amère expérience décrite par Jazzy Bazz dans « Leticia ». Si le ton, le flow, l’instru et le clip sont très smooth, Jazzy joue son va-tout sur la fin du morceau, en perdant magnifique (« Leticia j’t’en supplie, accorde moi juste une nuit, j’empêcherai l’jour de se lever juste le temps d’une vie »).

Le MC se dévoile davantage (« J’serai un bonhomme quand j’saurais dire « Je t’aime », « Crépuscule »). Dans le bien triste « 5 heures du matin », Jazzy est lucide sur son mal (« je pense à toi du soir au matin, tu s’ras mon seul remède ») un peu comme Alpha Wann d’ailleurs dans son album, sur le titre « Cascade remix » : « A part une meuf, qui peut m’soigner ? ». Jazzy Bazz n’a jamais autant parlé d’amour, de femmes, que dans ce disque. Si la célébrité a pu lui amener des filles faciles, on sent qu’il n’y trouve pas son compte et qu’il aspire à d’autres choses (« j’aimerais coucher avec une femme que j’aime vraiment », « Leticia »). Il est intéressant de constater que dans le morceau « Sentiments », où il met en garde un ami de ne pas s’acoquiner avec une fille qui ne le mérite pas, Jazzy Bazz a cette phase : « Tu veux (…) faire d’une timp une fille bien mais tout c’qu’on sait faire c’est l’inverse ». Phase qui ressemble justement à celle de Deen Burbigo dans « Faut pas t’en faire » sur son album solo (« J’ai rencontré une pétasse et j’ai voulu l’assagir puis j’ai rencontré une vraie femme et j’me suis vu la salir »). Orelsan aussi aura montré dans son dernier album, à travers le titre « Paradis » notamment que l’âge faisant son chemin, la vie de couple est un aboutissement. Il n’est pas étonnant que cette génération de rappeurs, ou plutôt d’hommes, délaisse quelque peu les egotrips pour aborder, sur des morceaux thématiques ou de manière parfois très succincte, des sujets plus profonds, comme les relations homme-femme.

« J’ai fait des projets pour l’avenir, il avait d’autres projets pour moi. » Insomnie

Jazzy n’hésite donc pas à se mettre à nu. Mais il semble en dire beaucoup sur lui, indirectement aussi. Que de références à l’alcool dans l’album ! S’il n’a peut-être pas atteint le niveau de dépendance d’un Salif époque Tous ensemble, chacun pour soi ou d’un Guizmo, on décèle comme une accoutumance au vu du nombre de phase sur la boisson : dans « Crépuscule » (« J’me pète toujours la tête au rhum »), « El Presidente » (« pourquoi je mettrais de l’eau dans mon vin ? J’mets même pas de coca dans mon sky »), dans « Buenos Aires-Paris » (« elle est très défoncée, je suis très défoncé ») mais surtout dans « 5 heures du matin ». Jazzy Bazz finit sa nuit et l’album sur un titre désespéré, saoul et maladroit (« j’suis déchiré sur les faubourgs » ; « j’vais t’appeler totalement bourré à 5 heures du matin » ; avant d’affirmer « J’aime trop ce sentiment d’ivresse » et de citer Remy Martin, cognac, Vodka Belvédère. On a envie de reprendre Raymond Devos lorsqu’il disait : « Se coucher tard, nuit »…

« L’ivresse ne m’libère pas d’ce genre de soucis ». 5 heures du matin

Paris la nuit, fait cogiter. S’il est logique de se tourner vers ses proches lors de moments d’insomnie (à défaut pour Jazzy d’être avec Leticia ou sa voisine), on aurait aimé une plus grande ouverture du point de vue des featurings. Seul son entourage est présent. D’ailleurs, si la collaboration avec Nekfeu sur « Eternité » fonctionne, le deuxième feat sur « Stalker » ne restera pas dans les annales. On aurait apprécié un feat féminin pour donner le change à Jazzy, mais peut être que l’on soulève là un autre problème : Qui ? Ladéa n’est plus tout à fait dans le game. Eli MC s’en est retirée. Chilla et Fanny Poly sont encore des artistes en développement. Mais si un featuring devait apparaitre sur l’album, celui avec qui Jazzy aurait du faire une ride nocturne dans Paris (à Belleville, aux Buttes-Chaumont) c’est bien évidemment Joe Lucazz ! Peut-être que le titre « Knight rider«  avec Alpha Wann lui a coupé l’herbe sous le pied ?

« On roulera dans paris lors de mes nuits d’insomnie quand les rues sont vides les néons donnent à la ville des reflets d’incendie » Insomnie

Comme Alpha Wann, Jazzy apporte la lumière dans le noir. L’album a beau être assez lumineux grâce à des morceaux courts, aérés, aux instrus qui servent le propos (le fond et la forme), Jazzy a beau être décomplexé comme le prouvent certaines prises de risque, il n’élude pas son côté sombre. Nuit est un savant mélange d’ombres et de lumières. La première phrase de l’album (« j’regrette que mes sens ne soient pas assez développés ») et la dernière (« j’compose ton numéro mais j’en ai déjà des remords ») illustrent un certain désarroi. Pourtant, il s’agit d’un grand cru, d’un disque de fin d’après minuit. Deen Burbigo affirmait : « j’ai accompli mes rêves d’ado, je dois accomplir mes rêves d’adulte ». Tous ceux qui sont entre deux âges vont se reconnaître dans ce disque. Jazzy Bazz y atteint sa plénitude artistique. Et s’il n’était pas caricatural de parler d’album de la maturité pour Nuit ?

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