« Projet Ludovico » – La Droogz Brigade et son étrange mécanique

En 2008, nous avons connu l’interdiction de fumer dans les bars et les restaurants, le mariage de Nicolas Sarkozy avec Carla Bruni et l’élection de Barack Obama en tant que président des Etats-Unis. Moins médiatisée, c’était également l’année de la sortie de Dissection, le premier et dernier E.P. de la Droogz Brigade. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, huit années ont passé, mais les droogies que sont Staff L’instable, Sad Vicious, Rhama le Singe et Al’Tarba sont toujours là. En témoigne cette sortie le 26 février 2016 de Projet Ludovico, le premier album de la Droogz Brigade, intégralement produit par Al’Tarba, sur le label Crazy Mother Fuckers Records, .

Présenter Projet Ludovico, c’est se heurter d’emblée au problème de devoir faire un détour par le cinéma, et par le monument cinématographique qu’est Orange mécanique de Stanley Kubrick, mise à l’écran du roman de science-fiction L’orange mécanique d’Anthony Burgess. A bien des égards, l’unique manière de comprendre véritablement ce qui est présenté dans Projet Ludovico est d’avoir à l’esprit que ce film est, autant pour les inspirations que l’ambiance ou l’esthétique, un élément fondamental et structural. Bien loin d’en rester à une référence aux allures de « cliché » (en excluant directement l’album de ces catégories là), on découvre un parallèle fascinant avec le monde d’Alex, personnage principal du film, peu fréquentable à cause de penchants sadiques qu’il couple à une passion pour la musique de Beethoven. Beethoven mis à part, cela devrait vous rappeler quelque chose lorsque vous écouterez l’album…

« Droog » en nadsat (l’argot employé par Alex et ses potes dans Orange mécanique) signifie l’ami. Placée sous le signe de l’amitié, la Droogz Brigade se présente avant tout comme une bande de potes. Musicalement, cela se traduit par des délires incompréhensibles pour l’auditeur non-averti, et par un univers assez particulier. De fait, s’il fallait décrire en quelques mots ce qui se dessine dans cet album, c’est bel et bien une sorte de scénario étrange dans lequel se mêle flashbacks biographiques, scènes d’émotion, scènes de cul, scènes de violence et scènes apocalyptiques. On assiste à un style d’écriture assez rare dans le rap français que l’on pourrait qualifier de « cinématographique ». Plus porté à décrire des situations qu’à développer des idées (ce n’est pas du rap à « thèse »), chaque son est une scène différente qui, mis bout à bout, forme un univers sombre mais comique dans lequel le biographique est mêlé à des éléments fantastiques. La critique sociale qui se dégage prend l’allure d’une satire dans laquelle les rappeurs incarnent eux-mêmes des personnages, acteurs ou spectateurs d’une situation. Les samples de films dont la multiplication dans le rap underground a fini par faire paraître leur emploi comme un manque d’originalité prennent ici tout leur sens, et on passe du cinéma au sample dans une continuité parfaite.

« Ça sent l’essence ! Le monde brûle derrière l’œil d’Alex » – L’œil d’Alex

Dans Orange mécanique, Alex va subir un traitement de psychologie comportementale appelé « Ludovico » durant lequel il doit regarder des images violentes sans avoir la possibilité de fermer les yeux. Le titre de l’album et sa pochette renvoient à ce lavage de cerveaux que nous subissons tous par l’imposition de normes et d’obligations sociales. Ainsi, le thème de la déviance sociale sous ses multiples formes est au cœur de l’album. Par la violence tout d’abord, dans l’évocation du mouvement punk (« Pogotte avec ton nodz »), la défonce (« street trash », « Pluie d’acide ») ou le sexe (« les feux de la bourre »). La critique sociale qui se dégage prend une forme toute particulière où se mêlent la tragédie et la comédie, dans des évocations plus ou moins explicites de perversité causées ou subies. Par exemple, sur « Les feux de la bourre », les rappeurs exploitent le champ lexical de la sexualité et les jeux de mots absurdes : « Pourquoi la chatte c’est l’enfer ? Parce que Satan l’habite » crie Staff sur le refrain… de telle sorte qu’on a affaire à un mélange de violence et d’absurde qui n’est pas sans évoqué des inspirations sadiennes.

Mais il y a également des sons plus personnels dans lesquels le biographique prend la forme de la déclaration d’affection (« Toujours avec nous »), de la déclaration d’amitié (« Droogzbrothers ») ou bien de la passion (« Coffre à jouet »). Par contraste avec le déferlement de violence, on retrouve ce phénomène social du groupe, de la bande, contre le reste du monde. L’album étant lui-même le produit d’une amitié de longue date, on comprend qu’il était nécessaire pour ces droogies d’y accorder une importante place. De ce fait, si cet album n’est pas un album de rap « conscient » au sens strict du terme, il s’encre néanmoins dans une réalité qui n’est jamais fantasmée, et les délires eux-mêmes sont bien trop gros pour pouvoir être pris au premier degré. La véracité des propos tient plus dans la teneur des sentiments et la mise en avant du ressenti. Point d’orgue de cela : le son solo de Rhama le Singe « Bâton de fer » qui mêle images, sentiments et élucubrations étranges. La part biographique qui met l’accent sur le réel de l’expérience vécue a ainsi son pendant dans des références fantasques aux extra-terrestres, au sexe, à la mort, à la drogue, faisant de cet album un album atypique dans sa manière de traiter des thèmes bien connus des auditeurs de rap.

« Maintenant je dois faire gaffe aux trajectoires de l’avenir : pour les amis, la famille, ceux qui arrivent, ceux qui sont partis » – Toujours parmi nous

Les featurings ne seront pas une surprise pour ceux qui suivent la Droogz depuis quelques années. On y retrouve Lord Lhus qui vient à son tour se joindre au Projet Ludovico, lui qui a déjà croisé toute la troupe à plusieurs reprises durant son parcours, mais dernièrement sur l’album en collaboration avec Al’Tarba sur le son « The Sadists ». Laina Ankh, que l’on a pu retrouver avec les Dawa Deluxe, vient faire les chœurs et lâcher un « ça va chier » énergique sur « Street trash ». Quant aux autres protagonistes, ils sont bien connus de la scène toulousaine puisque l’on retrouve Pedro, PX, I.N.C.H., Stick et Goune, des artistes qui ne sont pas non plus très nets. Enfin, on notera la présence pour un couplet d’un ex membre de Droogz, Herken, parti à l’autre bout du monde mais de qui Al’Tarba a pu récupérer un couplet pour venir l’ajouter au son familial « DroogzBrothers ».

Quant à l’aspect musical (et peut-être aurait-il fallu commencer par-là), il est indéniable que si « c’est une tuerie, c’est parce que c’est produit par Al’Tarba » (© Swift Guad). Délaissant l’abstract hip-hop pour revenir à ses premiers amours, Al’Tarba continue d’étonner et de détonner par la richesse de ses samples et sa capacité à créer des instrumentales évolutives qui ne reposent jamais sur une simple boucle, tout en maintenant dans les mélodies une cohérence indéniable. L’entremêlement de samples donne le sentiment que chaque prod est le fruit d’une recherche minutieuse, et on passe d’instrumentales plus calmes à des instrumentales à la teneur punk-rock, entrecoupées de références cinématographiques que l’on se plaira à essayer de retrouver pour peu que l’on soit amateur de films fantastiques, émotions ou pornographiques (il y en a pour tous les goûts…). Indubitablement, la patte Al’Tarba apparaît dans l’utilisation assez particulière des voix et des mélodies qui donnent aux prods ce côté fantomatique et mystique si plaisant dont on ne se lasse pas.

En conclusion, Projet Ludovico est un album sorti tout droit des esprits d’une bande de potes rappeurs cinéphiles qui n’ont pas trouvé meilleur défouloir que le micro. Un imaginaire déluré et un cynisme cocasse dans les paroles de Rhama le singe, Staff l’instable, Sad Vicious et Al’Tarba qui côtoient dans une harmonie diabolique des mélodies fascinantes en provenance directe de l’inspiration tordue du dernier nommé. A défaut de prôner une moralité qui pourrait ravir les puritains, à défaut d’une musicalité qui pourrait ravir les puristes, on se délectera de phases qui nous plongent dans le vice avec bonne conscience et de riffs punks qui promettent une efficacité terrible en live. A l’écoute de cet album, même si l’on n’est pas porté davantage à aimer son prochain, on sera peut-être plus tenté de tolérer ses comportements étranges. Quant à nos propres comportements étranges, il faut voir ce Projet Ludovico comme une occasion de les contempler, de les accepter, d’oublier notre douleur et peut-être, comme Alex, de conclure par un : « Oh oui, j’étais guéri pour de bon ».

Lire également notre interview de la Droogz Brigade pour la sortie de l’album.

Pour attraper l’album qui sort le 26 février, c’est sur le site de Crazy Mother Fuckers.

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