En vrai, c’était un pari osé. Et sans doute un peu risqué aussi. Mais Fianso nous avait prévenu depuis un moment et s’était donné les moyens de parvenir à ses fins. Après des mois de rencontres, des heures de discussions et kilos d’ambition, la compilation 93 empire voyait enfin le jour en fin d’année dernière. Sans vouloir être nécessairement exhaustive de ce que le 93 avait à offrir en termes de variétés de rap, (et beaucoup manquent à l’appel) elle se retrouve être toutefois assez représentative d’une évolution du genre sur ce territoire intimement lié à l’histoire du rap français. Et le moins qu’on puisse dire c’est que c’est globalement réussi. Plutôt habilement, elle remplit assez bien les objectifs que lui avait fixés son instigateur.
C’est certes un grand écart, parfois, entre les artistes présents. Et pourtant, le projet réussit le pari d’être à la fois solide et cohérent, offrant à l’auditeur un ensemble rond à l’oreille, tout en laissant les artistes exprimer leurs identités propres. Entre petits nouveaux qui sortent tout juste de l’anonymat, grosses têtes d’affiche du moment et vieilles références qui n’ont plus rien à prouver, tous semblent avoir pris beaucoup de plaisir à poser aux côtés de Sofiane, et beaucoup ont clairement donné le meilleur d’eux mêmes. Est-ce de la nostalgie, un profond respect, ou juste de la grosse frappe, certaines voix lâchent les frissons tandis que d’autres nous surprennent par un flow qu’on ne leur connaissait pas si abouti. Chaque titre à sa façon affiche une maturité qui ne peut laisser complètement insensible, même si, bien entendu, sur 22 titres, il y a forcément une inégalité, parfois flagrante, entre les très bons morceaux, ceux avec lesquels on accroche moins (voire pas du tout) et ceux, pas toujours désagréables, dont on se demande quand même ce qu’ils foutent là… La tracklist a du coup été plutôt bien pensée pour nous maintenir en haleine. Égrainant les jolies surprises et les petites déceptions, les gros kiffs et les moments what-the-f*ck, Fianso nous tient accroché à son 93 pendant presque une heure et demi, sans qu’on le sente vraiment passer.
« Sur le trône, que des princes descendants de crapauds » – 93 Empire
Quasiment à mi-parcours, on se surprend ainsi à chantonner avec Vegedream que oui, « on se porte bien dans le 93 ». Et pour cause, parmi les plus belles surprises du projet, et clairement tout en haut de notre échelle du kiff, « Le crépuscule des empires » est un bijou taillé sur mesure pour un tel projet. Les gimmicks, la voix et le flow d’Alpha 5.20 n’ont pas pris une ride. On est SI HEUREUX de l’entendre ! Et rien que pour ça, on doit un immense merci à Fianso, qui, en plus, tient le choc sur son couplet face au monstre Sénégalais, n’en finissant pas de prouver ainsi l’étendue de son talent. Cette précieuse perle est une belle illustration du niveau que peuvent atteindre certains titres, et définitivement de ceux qui nous ont donné envie de dévorer le reste du projet. D’autres amours de jeunesse font aussi battre notre petit cœur à force de flow et de groove bonifiés avec le temps. Les couplets si techniques et si subtils de Kool Shen, la puissance intacte de Joey Starr, l’intelligence et l’humour de Busta Flex, l’agilité et les rimes de Nakk Mendosa (si bons ensemble sur « Jay-Z »), et la simple présence de quelques autres (Shone, Tandem -même pas ensemble-…), nous trempent dans un bain de douce nostalgie sans pour autant verser dans la facilité d’utiliser les recettes des succès de l’époque. Rester reconnaissables, être toujours aussi solides, mais savoir faire le pont avec des influences plus actuelles : la clé du plaisir pour les premiers empereurs du 9.3.
Kalash Criminel et Kaaris, en tant que grosses pointures locales de référence ne ratent pas leur rendez vous non plus. Posant régulièrement tout au long de la tracklist, ils contribuent à imprimer l’identité et la cohérence du projet, le ramenant sans détour sur sa frange « street » quand il donne l’impression de s’égarer : dans le 9.3, on est d’abord des durs. Ensuite on chantonne. Enfin. Faut voir. Kickeurs affirmés, ils donnent une inlassable réplique de qualité au patron du projet et à ses multiples invités. Mais au delà de ces deux piliers, c’est bien un Sadek, versant sur son penchant le plus dark, qui s’impose comme le plus impressionnant des MC bien établis du coin. Présent notamment sur 2 des meilleurs morceaux de l’opus (« Woah » et « Drive by »), il pose avec une simplicité et presque une distance, qui le place au dessus de la mêlée de ces titres à plusieurs voix, sans effort. Du Sadek pur, tout comme on l’aime, est en écoute sur 93 Empire. Encore une fois, merci Sofiane.
« Les mecs de chez toi m’ont jeté aux loups / Mais, poto, j’suis devenu le chef de la meute » – Crépuscule des Empires
Parmi les derniers nés du département qui se hissent depuis quelques temps aux côtés de leurs prédécesseurs, on tire nos chapeaux à des Rémy, Vald ou encore Dinos, qui se démarquent encore et toujours et ne cessent de se dépasser. Chacun dans leur style, ils semblent suivre consciencieusement la ligne qu’ils se sont tracée avec la sortie de leurs derniers albums respectifs en 2018, tout en parvenant à aller plus loin, dans la technique, dans la musicalité, dans les finitions des flows, bref dans la maturité de leur travail. Enfin, certains noms d’une nouvelle génération aux dents longues, qui tentent de peser de tout leur plus ou moins modeste poids sur la scène locale, parviennent à se tailler une place de choix auprès de leur illustres aînés. Malgré le haut niveau de certains morceaux, Heuss l’enfoiré par exemple, tire son épingle du jeu sur l’excellent « Woah ». De la même manière, Ikzo sur « Drive by » tient tête à deux flows d’une lourdeur sans concession et s’en sort brillamment. Enfin, H.I.B, sorti du GS Clan, sur « Tout le monde sait », apparaît de son côté, un peu comme l’atout charme d’un morceau qui n’en a pas tant que ça…
La grande cohérence de l’ambiance générale tient également des prods, principalement aux mains de DIIAS ou Zeg P, qui parviennent cependant à nous offrir quelques pépites qui sortent du lot. « Whoa » et « Sur le drapeau » pour le premier, « Drive By », « Iencli » ou encore « Jay-Z » pour le second, frappent l’oreille au milieu d’un ensemble très attendu. Et au cœur de cette harmonie hardcore et bien souvent trapiste, Fianso semble avoir mis un point d’honneur à nous surprendre. Les deux larrons aux manettes ont alors su sortir de leurs sentiers bien battus. Avec « 93 Coast », Zeg P nous fait ainsi faire un crochet bienvenu, avec Hornet La Frappe, par la côte Pacifique, faisant entrer un peu de California love dans le cercle des affranchis. Pourtant, c’est bien DIIAS, qui, en signant « Apollonia », remporte la palme du « ah ouais », ce sentiment partagé qui évolue au rythme des écoutes, de « mais qu’est ce que c’est que cette m… », à « non mais en fait, pourquoi pas, je dis », jusqu’au sans appel « repeat ». Au final, belle mention à Dadju qui assume ce titre dégoulinant dans un genre parfaitement maîtrisé, et qui donne une bouffée d’air dans ce cocon de kickeurs Dyonisiens… et merci Fianso de jouer le jeu, là aussi, renouant avec cette face tendre à laquelle il aime se frotter, de temps en temps…
On se répétera, mais malgré quelques longueurs, la qualité générale du projet est bien à la hauteur de l’ambition. Avec 93 Empire, Sofiane continue de se bâtir une stature extraordinaire. De rappeur talentueux à dénicheur de talents, il s’impose aujourd’hui comme une plaque tournante, facilitant les accès à la lumière pour ses congénères. Que le 93 ait toujours brillé sur la scène nationale, c’est clair. Qu’il se mette en scène avec autant d’aplomb sur 22 titres variés et cohérents en 2019, et même avec des absents, c’est de la bombe, bébé.