Sopico, l’art et la matière

Près d’un an et demi sera donc passé depuis que nous avions plutôt aimé Mojo, le premier opus que le jeune Parisien et son acolyte du Dojoklan, Sheldon, avaient sorti en commun en juin 2016. Le potentiel du jeune MC du 18ème nous était alors apparu toujours en construction mais bien là, alors qu’il s’exprimait jusqu’alors assez brut à coup de titres coup de poing (« Damned », « Si je tombe ») et d’apparitions sur des freestyles isolés, notamment avec d’autres membres de la 75e session. Ordonnés, dans un bel écrin propre et bien travaillé, le flow et le style sonnaient parfois encore jeunes et précipités mais laissaient clairement présager d’un avenir intéressant. En un mot, Sopico faisait partie de ces promesses parisiennes que nous suivions avec bienveillance. Et 18 mois plus tard, il faut reconnaître que le petit prodige de Paris Nord nous aura pris de vitesse et aura su dépassé nos attentes sur bien des points.

“ Yeah, j’suis passé ton gava a dit « King of the north » ” – J. Snow

 

Car que de chemin parcouru en un peu plus d’un an… Entre des inédits chauds-bouillants disséminés tout au long de 2017 pour tester la souplesse de son flow, des micro-projets avec des morceaux en format fleuves pour satisfaire sa soif d’instrumentaux, des acoustiques ou des a capella pour casser les codes et surprendre : il n’aura rien négligé pour éprouver ses limites, alimentant par là-même la curiosité d’une fan-base en plein essor. Impossible alors en cette fin de janvier de chroniquer trop à chaud un projet si appliqué, et impossible pour nous également de le détacher de tout le travail accompli cette dernière année. Il nous a donc fallu quelques temps pour reprendre pied, pour plusieurs écoutes, pour savourer, faire le choix de nos titres préférés… Mais notre avis était déjà fait : est une réussite.

Si comme l’était le premier opus, ce nouveau projet est assez cohérent et est un objet soigné de très bonne facture, il nous apparaissait réducteur de ne regarder que lui, de le voir comme un aboutissement, alors qu’il nous paraissait être une pierre de plus à un édifice qui se solidifie à mesure qu’il se construit. Car sur la petite dizaine de morceaux sortis en inédit cette année, et dont certains avaient sans doute encore le savoureux goût de l’expérimentation, tous auraient mérité une place sur un EP, une mixtape, la plupart auraient même pu être un track de Yë, du moins par leur qualité et la maturité musicale qu’ils dégageaient. Le choix de Pico de les garder isolés est en soi une bonne façon de les considérer comme des marches, gravies vers un sommet qu’il s’est cependant bien gardé de considérer comme atteint avec Yë.

C’est ainsi une des dernières marches gravies, « Bonne étoile », qui ouvre le projet. Dévoilé en fin d’année dans la lignée de titres acoustiques aussi percutants qu’intéressants lâchés au compte-goutte, le morceau nous plonge instantanément dans cet univers guitare-voix si propre au MC. Trois minutes d’une douceur à nue, désarçonnantes, ouvrent notre appétit et nous font glisser tranquillement dans l’univers de Sopico. Commencer par un titre acoustique, alors que des sonorités électroniques plus habituelles viendront vite prendre leur place tout au long du reste du projet, n’est sans doute pas anodin. D’abord, c’est sûrement un moyen de raccrocher les wagons pour tous ceux qui l’ont découvert en mai dernier sur le tabouret de « Colors ». Le jeune MC y posait alors sa diction nonchalante sur une instrumentale co-produite avec l’éternel Sheldon pour un résultat sonore et visuel qui ne pouvait que séduire largement.

C’est ensuite peu-être le moyen d’affirmer que si ce n’est pas si courant sur la scène rap actuelle, le jeune Parisien semble bien parti pour imposer son instrument comme un acteur incontournable de son travail. Que ce soit subtile et en filigrane le long du feat avec Népal ou sur les refrains et ponts de « Press play » par exemple, sa guitare souligne en effet l’environnement sonore général du projet. Faut-il d’ailleurs voir dans la vague ondulée de la pochette l’ombre de ses cordes ? Car même lorsqu’on ne l’entend pas, le MC semble quand même y faire allusion. La simple présence en piste 3 d’un titre appelé « Nevermind », référence ouverte au célèbre album du groupe de rock Nirvana, nous pousse à nous demander si les sessions « Unplugged » du jeune MC livrées en fin d’année ne sont pas directement inspirées du concert MTV acoustique du groupe mythique, où Kurt Cobain, troublant de sincérité et de simplicité, livrait en guitare-voix une prestation qui remettait en perspective de nombreux titres sortis quelques années plus tôt.

« Si je suis premier, c’est qu’j’ai taffé / Quand j’rappe, j’ai des frissons / Quand tu m’écoutes, t’as des frissons / J’suis en bas dans un tier-quar, près de la tour et de la matière » – « Bonne étoile »

Les références sont d’ailleurs multiples sur Yë. Jeux vidéo, séries télévisées, dessins animés et culture japonaise, les titres font écho à toute une culture populaire des années 90 à nos jours qui a façonné le MC. Le travail qu’il fournit sur les prods (le projet est entièrement auto-produit) est ainsi bien souvent le prolongement des textes, jonglant entre des effets clairement empruntés à l’univers du jeu (« Spiral Vision ») et des intensités rappelant les ambiances lourdes et dramatiques des séries qui ont conquis la planète (« J. Snow »). Une bonne dose d’égotrip, contrebalancée par des vers introspectifs, rappés ou racontés (comme sur l’interlude), finit de nous démontrer la finesse d’écriture et la poésie de certaines formules qui ont un impact indéniable.

Les deux featurings du projet ont été habilement choisis et sont très équilibrés, soulignant à la fois les talents du MC et nous rappelant à quel point la 75e session regorge de jeunes surdoués. « Domo », avec Népal est à ce titre une vraie perle et les deux jeunes MC ont su intelligemment combiner leurs similarités pour créer une osmose qui fonctionne parfaitement en laissant à chacun son espace dans un tout très harmonieux.

Si le rendu général est assez homogène et cohérent, on aime se laisser porter ici et là par des mélodies inattendues (« Arbre de vie » par exemple) qui secouent l’ensemble et nous rappellent que toute l’année, Sopico nous a invités à découvrir l’étendue de son savoir-faire sur des ambiances variées, de « Volcano » à « Same Shit », de « Maneci » à « La Nuit ». Nouvelle pierre à l’édifice qu’il bâti peu à peu en s’appuyant sur l’émulation du Dojoklan, est une nouvelle preuve que le MC parisien grandi, s’affirme, affine son style. Dix-huit mois après un premier projet à quatre mains, la sortie d’un projet solo et auto-produit attise la curiosité et l’intérêt autour du jeune Pico, qui semble avoir entre les mains, la matière nécessaire pour un envol définitif.

« J’veux pas un kilo d’cash, pour faire un vrai album, j’ai besoin d’un stylo noir » – CS04

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