Stamina – l’interview « Prison(s) de verre »

Deux heures, deux pintes, deux Stamina. Calés dans un bar du XVIIIème arrondissement, rencontre avec deux trentenaires passionnés et passionnants. Des passes-passes et réponses spontanées, la technique rappelle celle du duo Henry-Trezeguet en 1998, et l’humour et la simplicité rappellent Omar & Fred à leurs débuts sur Canal +. Stamina, le duo hip hop qui « fait ça sérieusement mais ne se prend pas au sérieux ».

Le Bon Son : Stamina, d’où vient votre blase à l’origine ?

EMOAINE : Ça vient du grec ancien ! (rires) On s’est connus sur un open mic en 2004, c’est l’énergie fondatrice du groupe, le côté « on se bouge le cul » car on a participé à plein d’open mics.

FREEZ : « Stamina » ça veut dire « endurance » en anglais, et il en faut pour passer toutes les étapes les unes après les autres, des petits open mic aux scènes un peu plus grosses, les premières sorties de projets. Quand on est arrivé, personne ne nous a tendu la main. Moi j’avais un groupe à Orléans quand je suis arrivé sur Paris, personne ne connaissait. Pour Emoaine c’était pareil. J’ai commencé par le scratch, j’étais DJ avec mon pote Achraf. Il avait acheté une MC 309, puis une MPC, c’était « la dinguerie » !

EMOAINE : Aujourd’hui, c’est toujours un peu ça mais le moindre gars qui a une connexion Internet avec une webcam, ça y est, il a un groupe. Le côté « Images », à base de contacts, design, la musique est devenue très « fashion » et spectacle. Avant, tu pouvais pas te camoufler derrière un clip, un network, nous on a connu l’époque des open mics. Il y a encore des petits trucs comme La Miroiterie sur Paris où les gens peuvent venir kicker (voir article ici)…

Alors le mouvement hip-hop, il s’écroule ou il se tient ?

FREEZ : Je pense que ça se tient. Il y a jamais eu autant de gens qui rappent qu’en 2013 ! Après pour arriver à se distinguer dans toute cette masse, c’est compliqué. Il y a beaucoup d’offres. Aujourd’hui, les sapes sont plus mises en avant par exemple, t’as qu’à regarder les commentaires Youtube. On vient d’une autre époque.

Et qu’est-ce qui vous différencie justement de la masse rapologique actuelle ?

EMOAINE : Beaucoup de choses ! (rires)

FREEZ : Ce qui intervient en premier, c’est la personnalité. Il y a plein d’individualités dans le rap. Même au sein du groupe avec Emoaine, on ne va pas dire exactement la même chose même si après les points de vue vont se rejoindre, c’est une forme de complémentarité. Au niveau du rap et des collègues, comme ce que font Sëar ou L’Indis par exemple, ça peut se rejoindre mais on ne va pas le dire de la même façon, on n’a pas toujours le même point de vue, le même background. C’est ce qu’on est qui nous différencie.

 ’Les Oursins Production, c’est pas au hasard !’

Comment ça se passe l’écriture pour les Stamina ?

EMOAINE : C’est plutôt spontané. Il peut y avoir un thème dont on aimerait parler, une instru qui arrive et nous évoque un truc. Lui arrive avec un couplet, ou moi, ou juste on gratte un truc ensemble et ça part.

FREEZ : Ce qui est bien au sein d’un pe-grou, en l’occurrence un duo, c’est que lui peut arriver avec un plet-cou et moi j’fais « Ah l’batard ! »

 Ça me rappelle un morceau ça…

FREEZ : Ouais « A la tienne », c’est un morceau qu’on a réalisé exactement comme ça se passe. On est potes aussi, ça veut dire qu’il y a une convergence de points de vue sur un tas de sujets. On fait du rap assez… J’ai pas envie de dire « conscient » parce que ça me fait chier, mais « politisé », pas en terme de parti politique, plus dans le sens « prise de position » sur des sujets de société.

EMOAINE : C’est vraiment ça qui nous différencie aujourd’hui de pas mal de monde, on est vraiment dans une démarche musicale et artistique. On ne fait pas une compilation de morceaux écrits sur l’I-Phone. Il y a un vrai concept, on a sélectionné 16 morceaux mais on a jeté pleins de morceaux. On a créé un délire autour des barrières que tu peux avoir, de l’isolement, le thème majeur de l’album « Prison(s) de Verre ». On l’a vraiment construit, on l’a pensé de l’intro à l’outro, c’est pour ça qu’on a mis deux ans à le sortir. J’espère que les gens vont capter ce qu’on a voulu faire passer dedans. Je suis peut-être passé à côté de certains trucs, mais je n’ai pas l’impression que ça ressemble à la majorité de ce qui est proposé aujourd’hui en rap français.

Aujourd’hui, vous vous sentez attendus après votre premier album ?

FREEZ : Il y a sûrement des gens qui l’attendent mais c’est difficile de jauger, d’avoir une idée de combien de gens ça représente. « Les règles de l’art » c’était Février 2011…

EMOAINE : … Ouais, on prend deux ans pour écrire un album.

FREEZ : Disons qu’il y a un morceau fondateur, titre éponyme, qui s’appelle « Prison(s) de verre » et on a un peu construit l’album autour de ce morceau. C’est clairement un morceau sur l’enfermement mental que tu peux avoir avec la routine de tous les jours, en allant au taf, en cogitant sur les gens qui t’entourent dans le trom, etc. On a trouvé ça hyper intéressant. Il y a un « s » entre parenthèses dans le titre, parce qu’il y a plusieurs prisons au sein d’une même prison.

EMOAINE : Le gros truc de l’époque, c’est la maladie de l’âme. Globalement, on a tous tout sur le plan matériel, des conneries de MP3, I-Pad, TV… mais parallèlement à ça, il y a de plus en plus de barrières entre les gens.

FREEZ : Les gens ne se sont jamais sentis aussi seuls, aussi tristes, aussi désabusés que dans cette époque-là.

EMOAINE : Donc c’est pas un album marrant ! (rires) Nous on est des mecs marrants dans la vie de tous les jours, mais on fait des morceaux avec les choses dont on veut parler. Il y en a beaucoup qui vont parler de leur quotidien, de leurs casquettes, de leurs baskets… Nous, on essaye de ramener ce délire hip-hop sur des sujets qui nous tiennent à cœur et dont on pense qu’ils sont au cœur de ce qui se passe dans notre société aujourd’hui.

Est-ce que votre flow est au service du fond ?

FREEZ : On est des gros passionnés de rap, ça veut dire que la technique est archi-importante pour nous. Si on peut mettre un peu de fond avec ça, et on essaye d’en mettre un maximum, et bien on a réussi l’équation « fond + flow = ce qu’on propose ».

Faut-il s’attendre à un album plus sombre que le précédent ?

EMOAINE : Plus sombre dans le propos mais pas forcément musicalement. Mais je pense qu’il y a plus de maturité dans le propos. « Les règles de l’art » c’était un peu comme une intro à cet album-là, une présentation. On avait mis plus que deux ans à l’écrire.

FREEZ : Avant ça, le premier projet qu’on avait sorti c’était « Paname History X » en 2006. C’est le fruit de cinq ans de travail, d’une sélection.

EMOAINE : On n’a pas fait 16 morceaux en deux ans, on en a fait beaucoup plus. Il y en a qu’on a placé sur des compiles comme celle de Chilea’s, un qui vient de sortir sur l’album de Chilea’s & Ockney… On en a plein au chaud, ça fera peut-être l’objet d’une réédition, d’un « Early years vol.2 », peut-être un E.P, peut-être gratuitement même, qui sait… C’est simplement qu’ils n’étaient pas dans le concept.

Parlez-nous de « Demain est un autre jour », le premier extrait de l’album qui est très sombre…

FREEZ : C’est l’outro de l’album, il est dur mais bizarrement c’est peut-être le morceau le plus « cool » de l’album, avec le plus d’espoir intérieur.

EMOAINE : Pour en revenir au thème principal, « prison(s) de verre », ça évoque toutes ces parois invisibles qu’on te met, quand les gens se parlent, dans les rapports humains il y a des proximités mais finalement les gens sont seul… Dans les transports en commun, t’es au milieu de plein de monde mais finalement t’es tout seul avec ton son, au taf pareil… A l’ère du « tout numérique », monde connecté et « je partage tout », les gens sont beaucoup cloisonnés, séparés, triés. C’est tout ce dont on a voulu parler. Pour les trucs marrants, il y en a qui le font très bien.

FREEZ : Je pense pas que ça passera en club ! (rires) On a chacun un solo sur l’album, ce qui est une petite nouveauté par rapport au dernier album. « Le sens de la marche », solo de Emoaine, est un peu le dictat de l’époque consumériste, de cette société de consommation.

‘Aujourd’hui, une meuf qui prend une photo avec le jeu GTA 5 sur sa chatte, elle aura autant et même sûrement plus de visibilité qu’un conflit international ! Tout est mis sur le même niveau.’

EMOAINE : C’est un genre de constat anticipé, une fiction réaliste à l’image de « 1984 » qui est un bouquin d’anticipation mais quand tu le lis aujourd’hui, tu te dis : « On y est là ! ». Il n’y a que des trucs de ouf quand tu checkes ton Facebook, on assiste aux trucs les plus débiles qui soient… Aujourd’hui, une meuf qui prend une photo avec le jeu GTA 5 sur sa chatte, elle aura autant et même sûrement plus de visibilité qu’un conflit international ! Tout est mis sur le même niveau. Je ne viens même pas le dénoncer parce que les gens le voient. Ce qui est encore plus cynique, c’est que les gens le voient et ne réagissent pas.

FREEZ : On essaye de parler de tout ce qui nous fait chier, c’est un exutoire. Emoaine dit dans son texte « On fait ça sérieusement mais on s’prend pas au sérieux » et « J’prends pas mes vérités pour inédites » : ça veut dire que ce n’est pas juste un constat, il y a un point de vue acide sur tout ça. En gros, c’est tout ce qu’on ne valide pas dans cette matrice. Le morceau « Boulevard des ombres » avec Aki et Sidi O parle de tous ceux qui bédavent pour s’échapper de cette société, ceux qui passent même à plus… Regarde tous les schlags qu’on peut croiser, ceux qui se piquent ou qui fument du crack. On essaye d’aborder tous les axes possibles de l’enfermement dans cette matrice.

Y’aura-t-il une sortie physique ?

EMOAINE : Non, digitale pour l’instant…

FREEZ : Après, on verra si le public est au rendez-vous. Il y aura aussi deux ou trois clips à suivre.

Au niveau invités, et prods, qui pourra-t-on retrouver ?

EMOAINE : Aki, Sidi O et Ockney en invités et à la prod, il y en a une dizaine d’Emoaine, trois de Chile’as, une de Chilea’s et moi, une de Just Music et une de Nizi.

Avez-vous l’impression de faire partie du vivier PARIS 18 avec des gars comme Sidi O, Flynt, Hugo BOSS… ? Y’a-t-il une identité « Dix-huitième » dans votre rap ?

EMOAINE : On a fait des trucs par affinité avec des mecs comme Aki ou Sidi O mais je ne pense pas que ça soit une question de code postal. On a peut-être certains types de sujet qu’on aime aborder qui se ressemblent. C’est plus une vision que tu peux retrouver dans le 20ème, dans le 91 (avec Ockney)… Je ne suis pas dans ce délire « Ecole du 18 ».

FREEZ : Je le rejoins complètement là-dessus. La scène du 18ème, on a tendance à prendre ça pour une entité mais je trouve qu’Aki est très différent de la Scred, qui est très différente de Flynt, qui lui-même est différent de Sidi O, même si on peut peut-être retrouver un délire commun, c’est pas pareil. Nous, même si on est affilié à cette école-là, ce qu’on propose, c’est encore autre chose.

EMOAINE : Et puis il n’y a pas un « dix-huitième », il y en a autant qu’il y a de noms de rue.

FREEZ : Même si les gens aiment bien mettre des cases, peut-être que c’est ce côté « conscient » qui nous rapproche, le fait qu’on ne fasse pas que de l’egotrip… Encore que, le mot « conscient » veut tout et rien dire, pour moi tout le monde est conscient.

C’est un mot très à la mode, que les médias aiment bien employer à tout-va.

FREEZ : Il y avait un gars qui ne venait pas du tout du 18ème mais du 95 qui s’appelait Calbo qui disait « Qui prétend faire du rap sans prendre position ? » Peut-être qu’on est plus dans cette démarche non assimilée 18ème mais qui va parler à des mecs de Toulouse ou de Lille. Le côté juste « 18ème » est un peu trop réducteur. Je suis sûr que si tu poses la question aux autres MC’s du 18ème, ils vont te dire « Ouais 18ème, c’est bien, mais je me propose mon truc »…

-Quel grand(s) binôme(s) du rap français a/ont pu vous donner l’envie de vous lancer à deux ?

EMOAINE : J’aurais dit Mobb Deep avant le rap français ! (rires)

EMOAINE & FREEZ : Ill & Cass, Lino & Calbo, Joey Starr & Kool-Shen, même si c’était pas un groupe Akhenaton & Shurik’n… Quand on a commencé, c’était rare de voir des mecs tout seul… même Assassin ils étaient deux !

FREEZ : Moi j’ai toujours kiffé ce délire de plusieurs individualités au sein d’une entité. Plein de points de vue pour un truc global qui défonce !

A l’image de certains duos ou groupes, qu’est-ce qui fait et assure votre équilibre ?

EMOAINE : Ben c’est assez naturel en fait. Comme je te disais, dans l’écriture, la recherche de thèmes, tout se fait naturellement. On fait de la musique ensemble mais à la base on est potes. On est super équilibré. On est un des derniers groupes à faire des passe-passe depuis L’Skadrille en 2004/2005.

FREEZ : C’est une source de motivation de bosser à deux. On a déjà beaucoup de taf en solo… en plus, moi j’suis une feignasse ! (rires) Emoaine fait les prods et moi je gère un peu plus la communication et les scènes. Peut-être qu’on tentera en solo plus tard mais c’est pas d’actualité. Tout ce qu’on fait s’inscrit dans un truc, et c’est pas parce qu’on va faire un petit truc en solo que c’est pas Stamina.

« Les Oursins », qu’est-ce que c’est ?

EMOAINE : Ça vient du fait qu’on n’a vraiment pas de thune ! « Les Oursins » c’est notre statut associatif avec lequel on organise nos concerts. Cet album est en total indépendant, contrairement au premier qui était en coproduction. D’ailleurs un gros big up à AK Studio grâce à qui on a pu enregistrer dans de supers conditions. Big up aussi à Cream Films qui réalise les visuels et les clips.

FREEZ : C’est vraiment un album artisanal, familial. Il n’y a pas de placement de noms de middle vague ou old school, pas la sensation des six derniers mois en featuring.

EMOAINE : Chilea’s c’est un super pote qui était déjà à la genèse du premier album, Just Music aussi il y a un vrai feeling…

Quelles sont vos sources d’inspiration en rap US et rap français ?

FREEZ & EMOAINE : On aime bien Action Bronson, Roc Marciano, The Underarchievers, Pro Era, Joey Badass, Willie The Kid, The Doppelgangaz… J’étais au dernier concert de Clear Soul Forces aussi. En français, je dirais Vîrus. Il a une écriture très travaillé, un univers à lui. Après on aime bien Furax aussi, la Droogz Brigade, Caballero aussi qui est un MC belge.

Y’a-t-il des dates de concert programmées ?

FREEZ : On a une date à Liège (Belgique), une en Suisse et une à Toulouse prévues. On est un groupe de scène, c’est comme ça qu’on s’est fait connaitre. Le délire de la scène est une de nos plus grandes satisfactions.

Que répondez-vous à des anonymes ou des proches qui vous demandent ce que vous faites musicalement parlant ?

EMOAINE : On leur dit que c’est différent de La Fouine par exemple, on les renvoie vers nos sons pour qu’ils se fassent une idée. Le rap est super vaste, chacun peut se faire son opinion. On fait partie de la scène rap indé, ça parle à un groupe d’initiés. C’est un milieu très codé, une sphère d’où l’on peine à sortir de sa bulle. Aujourd’hui la musique, ça se consomme et ça se jette, c’est du « rap Mcdo ».

FREEZ : Deux ans pour faire un album, aussi vite consommé, après tu te demandes si c’est bien ce que tu veux faire… Après le rap, c’est comme un grand gâteau où il y a des parts pour tout le monde.

Que pensez-vous des médias rap actuels ?

EMOAINE : C’est générationnel, mais aujourd’hui ça se concentre sur les baskets et casquettes comme je te disais tout à l’heure. Mais les médias comme le vôtre c’est positif, l’écrit c’est la base. L’image est omniprésente mais à double tranchant, car ça te sert et te désert aussi bien dans un sens que l’autre.

FREEZ : C’est vrai que ça manque les médias de l’époque comme Groove, Gasface ou DownWithThis. Il y a beaucoup de sites « gossip »…

Pour finir, quel est votre titre préféré dans toute votre discographie ?

FREEZ & EMOAINE : Le morceau que je préfère est celui que je viens de terminer !

STAMINA – Prison(s) de verre : sortie digitale le 7 Octobre 2013 Itunes / Amazon

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