Focus sur le « Rap Tuga »

Et si la musique portugaise ne se limitait pas au fado ? Indiscutablement lié à son histoire, le fado s’est imposé aux yeux de tous comme la musique portugaise par excellence, celle qui sublime la saudade et nous donne à percevoir la beauté dans la douleur. Terre de poètes, le Portugal n’est pas en reste en ce qui concerne la littérature, des noms comme Saramago, Pessoa, Antunes ou Camões sont connus du monde entier pour leur maîtrise de la langue et leurs œuvres géniales. Avec de tels antécédents, le rap portugais, appelé plus couramment « rap tuga », ne pouvait pas manquer d’être original. Caractérisé par une histoire coloniale complexe, des influences africaines qui se mêlent à la musique fadiste, une conscience politique très marquée mais une culture du bien-être et de la fête, le rap Tuga avait à sa disposition tous les ingrédients pour être une scène rap explosive et diversifiée. Peu connu, aussi bien à l’extérieur de ses frontières qu’à l’intérieur, le rap portugais reste underground et peu commercial (aucun disque d’or à son actif). Cet article voudrait être une petite présentation non-exhaustive de son histoire et de ce qui s’y fait actuellement.

Petite histoire du rap portugais

Plus couramment surnommé « Rap Tuga », le rap portugais est une scène assez dense, avec des rappeurs du Portugal mais également des anciennes colonies (notamment Brésil, Mozambique et Angola). Toutes ces origines ont eu une influence considérable sur une musique qui s’inscrit plus globalement dans le courant « hip-hop tuga ». Dès sa naissance au Portugal à la fin des années 80, le hip hop est associé à une manière d’être plutôt qu’à une simple musique. Il s’agit d’une culture qui englobe différents aspects de la vie. Trouvant un premier écho dans les quartiers les plus défavorisés de Lisbonne, notamment dans la zone du Miratejo, le mouvement s’est vite répandu dans les autres banlieues de la capitale et de Porto, comme Amadora, Cacém, Vila Nova de Gaia, Maia et Setubal.

De manière assez similaire à la France, le rap trouva un écho à la radio, et notamment dans un programme, celui de l’animateur José Mariño, qui lance sur Radio Energia « Novo Rap Jovem » en 1994. Mais ce qui marqua vraiment le rap portugais et initia le mouvement qui allait s’en suivre, ce fut une compilation, parue la même année : Rapública. Elle fit connaître le rap au grand public, et notamment grâce à un titre que l’on peut qualifier de tube, « Nadar » de Black Company, qui allait être la première musique rap diffusée à grande échelle. D’autres titres comme « Rap é uma potência » de LNM, « Rabola pô Corpo » des Family ou encore « Generate Power » de Boss AC ont également connu un certain succès. Cette compilation Rapública finit par devenir disque d’argent avec plus de 15000 copies vendues dans la première année. C’est encore aujourd’hui l’un des albums les plus vendus de rap portugais.

Bien qu’il n’y eût pas un âge d’or comme il a pu y en avoir un dans le rap français, le rap tuga est une scène rap qui a une histoire assez similaire au rap français. Après un passage à vide à partir des années 2000, il connaît depuis quelques années un renouveau avec une nouvelle scène qui a fait son apparition, ainsi que quelques anciens rappeurs qui tiennent toujours le haut du pavé. Il est aujourd’hui un genre musical très prisé par les jeunes et quelques artistes majeurs font figure de leaders de cette scène, même si ce genre musical semble rester résolument underground (les bacs des FNAC portugaises sont assez révélateurs avec le peu d’albums qu’elles proposent…). Très ouverte musicalement, la scène rap s’enrichit de la musique traditionnelle portugaise comme le fado, mais aussi de rythmes africains, et bien entendu de ce qui est produit aux Etats-Unis.

Le documentaire (en portugais) : Raiz do Rap Tuga, ou « Racine du rap portugais »

Pour aller un peu plus loin que ce bref résumé, les lusophones sauront apprécier un documentaire récent (2016) sur les origines du rap portugais. Produit par Mister (Marcio Rosa), ce documentaire a pour objectif de nous faire voyager dans le temps par le moyen d’images d’archives et les témoignages de ceux qui ont vécu l’émergence de la culture hip-hop au Portugal. Petit bémol : l’œuvre se focalise uniquement sur une zone précise, le Miratejo, au sud de Lisbonne. Mais il est certain que cette zone est le vrai berceau du rap portugais avec des protagonistes comme Bambino (Black Company), Bdjoy, General D, Hernani Miguel, Líderes da Nova Mensagem, Makkas, PSK ou encore Pump G et Sanryse.

Trois grandes figures majeures

Il est difficile de choisir, parmi tous les différents acteurs du mouvement, uniquement trois figures importantes du rap tuga, mais les trois citées ici doivent l’être inévitablement tant elles ont marqué le mouvement par leurs disques : Valete, Dealema et Sam the kid. Des artistes comme Mind da Gap, NBC, Chullage ou encore Da Weasel y auraient eu leur place.

Dealema

Dealema est un des groupes les plus anciens du rap portugais. Représentants du nord du Portugal avec des membres originaires de Vila Nova, Gaia et Porto, Dealema regroupe des artistes comme Mundo Segundo, Fuze, Mike, Expeão et DJ Guze. Depuis la fin des années 90, il s’agit toujours de la même formation et Dealema est un groupe encore actif bien que les rappeurs que sont Mundo Segundo et Fuze semblent avoir privilégié leur carrière solo. De 1996 à 2013, ce sont quatre albums et deux EP’s qui ont été réalisés par le groupe qui a, avec les années, acquis une certaine réputation et s’affirme comme un véritable pilier du rap portugais.

Sam The Kid

Le premier album de Sam The Kid, rappeur originaire de l’est de Lisbonne, date de 1999. Entre(tanto) fut dès sa sortie très prisé du milieu underground et marqua l’histoire du rap tuga. Le titre « Lágrimas », morceau le plus marquant de l’album, symbolise le rap de Sam The Kid : introspectif, combattif et mettant en valeur une écriture soignée. Rappeur peu prolifique, il ne réalisera que trois albums originaux et un album instrumental entre 1999 et 2008. Avec une double casquette de rappeur-beatmaker, Sam The Kid est assurément un artiste complet qui compte parmi les plus talentueux de la scène portugaise. Toujours actif, il s’est récemment associé à Mundo Segundo du groupe Dealema pour un album qui devrait voir le jour prochainement.

Valete

Si nous ne devions en choisir qu’un, ce serait Valete. Véritable protagoniste du mouvement, tant de par son activité politique que par son talent, Valete se définit lui-même comme un « trotskiste belliciste » (« anti-Herói »). Le rappeur originaire du quartier du Benfica à Lisbonne est un rappeur engagé dont le rap est quasi-exclusivement politique. Bien qu’il ait uniquement deux albums à son actif, le premier Educação Visual en 2002 et le second Serviço publico en 2006, cela ne l’a pas empêché de s’imposer comme un rappeur important de par ses multiples featurings. Un nouvel album, Homo Libero, est annoncé depuis 2009 mais n’a pas encore vu le jour. Il est possible que cela soit pour 2017.

Trois albums sortis en 2016-2017

Choisir trois albums sortis récemment, voilà le challenge qui s’imposait. Pour donner une vision assez large de ce qui se produit dans le rap tuga, il fallait sélectionner trois albums différents qui ne se recoupaient pas. Ainsi, le premier choisi symbolise le renouveau de la scène rap portugaise, le second un album-concept d’une grande originalité, le troisième le retour d’un ancien rappeur qui était énormément attendu 10 ans après la sortie de son dernier album. Vous trouverez les albums en totalité sur Youtube ou Deezer.

GROGNation – Nada e por acaso

Nada e por acaso est le premier album du collectif GROGnation, originaire de Mem Martins à l’est de Sintra. Factorisation, Tem-P, Prizko, Neck tPapillon n’ont pas la renommée des artistes cités précédemment, mais ils apportent un vent de fraîcheur dans le rap portugais. Cet album, sorti le 30 avril 2017, est un vrai melting-pot de différentes influences qui lui donnent une couleur très particulière : on passe de la trap à des sons boom bap, de paroles légères à des paroles plus profondes, de flows calmes à des flows plus agressifs. Un album complet qui témoigne d’une véritable maîtrise et qui mérite vraiment qu’on l’écoute même sans comprendre les paroles. GROGnation semble avoir frappé très fort et s’est assurément fait une place parmi les talents majeurs du rap tuga avec cet album. Un véritable symbole de la vitalité de cette musique aujourd’hui.

Conjunto Corona – Cimo de Vila Velvet Cantina

Jusqu’où l’imagination de DB et Logos les amènera-t-il ? Troisième album de la série consacrée à leur personnage Corona, devenu pour l’occasion Conjunto Corona, le duo formé par le beatmaker DB et le rappeur Logos n’a pas encore épuisé toutes ses idées. Ayant souhaité réaliser l’album « le plus pornographique et cheezy de tous les temps », le duo s’est employé à faire un disque assez particulier avec pour idée de déployer un univers esthétique et thématique cohérent du premier au dernier titre. Un album que l’on pourrait qualifier de cinématographique, qu’ils ont posté sur Youtube lors de sa sortie avec la vidéo d’un homme en robe de chambre qui se masturbe… Cimo de Vila velvet cantina appartient à ces albums qui forment une scène « alternative » à l’image de groupes français comme Stupeflip ou TTC. Un album qui sent bon le sexe, la drogue et l’absurde.

Fuse – Caixa de pandora

Caixa de Pandora signe le retour en solo de Fuse, membre du groupe Dealema, dix ans après son premier album Sintoniza… La question était donc de savoir si Fuse allait changer sa musique ou bien conserver la vibe boom-bap qui était la sienne. De ce point de vue, les auditeurs de la première heure n’ont pas été déçu : album parfois horrorcore, parfois plus joyeux, aux thèmes introspectifs qui témoigne de la fascination de Fuse pour l’occulte, Caixa de Pandora signe un retour réussi. L’écriture du rappeur est poétique, jouant énormément sur les métaphores tout en mélangeant revendications politiques et vocabulaire ésotérique, sans oublier quelques storytelling dans lesquels il excelle. A 40 ans, Fuse a réalisé un album mature qui sera apprécié par ceux qui recherchent un rap aux sonorités plutôt sombres. Mais surtout, il s’agit d’un double album comportant en totalité 32 titres, difficile à résumer en quelques lignes et qui ne se laisse pas appréhender facilement. Autant dire que vous n’êtes pas au bout de votre écoute…

La sélection de cinq bons sons

Pour cette petite sélection, le choix s’est porté sur des artistes dont nous n’avons pas parlé jusqu’à maintenant. Comme pour les albums, l’objectif est de montrer la diversité du rap tuga en insistant sur les différentes formes qu’il peut prendre. Il s’agit donc d’une sélection éclectique, récente, qui met en valeur la diversité du mouvement et la jeune scène qui le porte.

Cálculo – A Zul

Premier extrait de l’album éponyme, « A Zul » est l’oeuvre de Cálculo, beatmaker et rappeur originaire du nord du Portugal. Un groove assez particulier pour un artiste qui n’hésite pas à mélanger différents genres musicaux et à se produire lui-même sur un album complet. En ce qui concerne « A Zul », il s’agit d’un titre très musical avec une partie chantée, une guitare électrique pour la mélodie et des paroles introspectives en forme de retour sur son parcours. Le petit solo final de la guitare apporte la touche musicale qui fait la différence et montre que Cálculo est, en plus d’être un rappeur, un musicien qui a du goût.

Capicua – Sereia Louca

Le rap tuga n’est pas exclusivement masculin. Capicua, rappeuse originaire du Nord du Portugal, est une rappeuse qui a su se faire une bonne place sur la scène tuga. Multi-casquette, ayant réalisé récemment un livre-disque pour sensibiliser les enfants sur les thématiques écologistes, Capicua est une artiste de talent. Politiquement très engagée, « Sereia louca » témoigne de la capacité de l’artiste à aborder des thèmes politiques et féministes d’une manière poétique. Sur un beat de DJ Ride, on peut entendre en fond la voix d’un poème de Mário de Sá-Carneiro. Une recherche musicale originale pour un morceau magique qui manifeste le talent d’une rappeuse qui a su s’imposer dans le rap portugais. Elle compte pour le moment deux albums à son actif.

Kappa Jotta – Sem Convite

« Sem Convite », extrait de l’album Virus de Kappa Jotta, est un titre qui frappe par son rythme, et la volonté de son auteur de mêler des rythmes plus trap et du rap conscient. Symbole d’une nouvelle scène qui monte et qui adopte de nouveaux codes, Kappa Jotta est un rappeur à côté duquel on ne peut passer si on s’intéresse au rap tuga aujourd’hui. « Sem Convite » est assurément un des titres phares de son album. Agressif dans ses lyrics, parfois cru avec une voix rauque, capable de varier son flow en fonction des beats qui s’offrent à lui, Kappa Jotta est tout terrain et a indubitablement du talent.

NGA – Normal

« Normal » de NGA a bénéficié d’un traitement de faveur tant le clip qui accompagne le titre est somptueux. Véritable réalisation cinématographique, le rappeur lisboète d’origine angolaise s’est entouré d’une équipe solide pour réaliser un genre de clip très peu courant dans le rap tuga. Rappeur hardcore alors que de nombreux rappeurs portugais tendent à gommer ce côté, NGA préfère souvent les beats trap aux autres sonorités. Avec réussite puisque, à l’image de ce titre « Normal », NGA apparaît comme y étant dans son élément. Son dernier EP #Atitude est une réussite. La figure majeure du collectif A Força Suprema représente le passé colonial du Portugal et bénéficie d’une visibilité supérieure aux autres rappeurs, notamment en Angola.

Regula – Pay Day

Titre le plus récent de cette sélection, produit par Sam The Kid, « Pay Day » est extrait de l’album Ouro Sobre Azul de Regula. Originaire de Catujal dans la banlieue lisboète, Regula est une figure quelque peu atypique du rap portugais. Membre d’une nouvelle école quand bien même son premier projet date de 2002, il a très tôt embrassé les nouvelles sonorités, n’hésitant pas à chercher l’originalité. Préférant parfois la rime au détriment du sens, Regula sort des standards politiquement engagés pour proposer un rap plus léger, laissant la part belle  à l’égotrip et aux rythmes plus dansant. Controversé de ce point de vue par les puristes, Regula fait pourtant partie des rappeurs les plus populaires du rap tuga.

Le mot de la fin

Rappelons que ce petit panorama du rap portugais n’a pas pour volonté d’être exhaustif, sans quoi il aurait fallu le développer beaucoup plus. Il montre simplement que le rap tuga est une scène actuellement en plein développement, s’autorisant parfois des excentricités, mais qu’elle bénéficie d’une base solide qui a fait son histoire et qui n’est pas oubliée par les artistes montant actuellement.

 

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4 commentaires

  • Excellent article. Difficile de résumer tout un mouvement en 1 page, tu n’en as que plus de mérite. Pour ceux qui, comme moi, découvre l’origine du RAP au Portugal, c’est le top!

  • Bravo pour l’article, dommage de ne parler de Boss AC qu’une seule fois, malgré sa contribution à rendre le rap connu via notamment les collaborations sur les télénovélas portugaises.
    Depuis la période sombre des années 2010 où le rap français est parti dans une direction qui me déplait, je me suis mis à chercher des sons pour atterrir sur le rap portugais. J’en avais écouté quelques morceaux par ci par là en vacances mais jamais aussi intensément que maintenant. La scène du H2T est devenue incroyable depuis 2015 avec des artistes comme Piruka, Prof Jam, Slow J, G Son, Dillaz, Holly-Hood qui font partis de ma génération et qui ont explosé.

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