Simorgh – Lucio Bukowski x Lionel Soulchildren : l’alliance efficace de deux drôles d’oiseaux.

Rien décidément n’arrête l’envolée créatrice de Lucio Bukowski. Alors qu’il nous a habitués depuis déjà un moment à des projets à quatre mains en compagnie de beatmakers plus talentueux les uns que les autres, le voici de retour avec un nouveau projet du genre, six mois à peine après Hourvari (cosigné avec Milka). C’est cette fois dans l’écrin sur-mesure imaginé par Lionel Soulchildren que le poète assumé du rap-jeu a déposé ses vers. Partenaires ici pour une dizaine de titres, les deux artistes livrent avec cet opus une jolie performance et l’illustration naturelle de leurs talents respectifs. Textes magnifiés par des prods calées au nanomètre, instrus sublimées par un flow qui tente de s’adapter de mieux en mieux aux emballements rythmiques : l’alchimie fonctionne et l’ensemble est d’une cohérence indéniable.

Comme toujours avec le rappeur de St Priest, il sera nécessaire à qui veut tenter de comprendre l’intention du projet, d’accorder à Simorgh trois ou quatre écoutes règlementaires, dictionnaire à portée de main… Dans la lignée de Oderunt Poetas ou Hourvari sortis l’année dernière, on retrouve sans vraie surprise sur Simorgh les thèmes de prédilection du Lyonnais. Entre critiques répétées d’une société qui va dans le mur – quand elle ne l’a pas déjà percuté de plein fouet – et expression d’une solitude inévitable liée à la condition d’artiste, cet opus est peut être encore plus introspectif, si c’était possible, que les précédents.

C’est donc sur les ailes du Simorgh que Lucio et Soulchildren se sont décidés à nous faire voyager pour ce projet. A mi chemin entre le phénix et le sphinx, traversant les âges et pouvant renaître de ses cendres, le Simorgh est cet oiseau fabuleux de la mythologie perse qui fait le lien entre le divin et l’humain. Par sa majestueuse présence, sa sagesse sans limite et sa beauté éclatante, il relie un monde céleste de vie et de lumière et l’environnement banalement terrestre des hommes, les poussant à comprendre leur mortelle condition, pour prendre conscience de la survivance de leurs âmes… Le rapprochement avec le rôle social de l’artiste peut alors vite être engagé : maillon clairvoyant de la chaîne de l’Humanité, il serait l’élément capable d’amener ses semblables à réfléchir sur eux même dans l’optique de transcender les contingences de leur quotidien terrestre.

L’illustration de la pochette, tout en symboles comme toujours, semble corroborer le message. A terre et misérable, l’oiseau-poète se retrouverait attaché à un bouquet de ballons publicitaires qui empêcherait son envol en l’écrasant du poids de ce qui anime la société. Dans un monde ou personne ne reconnaîtrait ce qu’il pourrait apporter de saine remise en question à ses semblables et où tout le monde se moquerait bien de ce qu’il pourrait advenir de lui, il ne peut que se morfondre en bas des escaliers qui mènent au monde des siens. Victime de ses besoins contradictoires entre volonté d’appartenance à un groupe et refus de l’aveuglement des autres face aux réels enjeux de la condition humaine, Lucio se pose à deux doigts du cliché du poète maudit, révélant qu’après autant de projets, il n’en a pas fini d’exorciser son spleen et son rejet de la société telle qu’il la voit.

« Au milieu de vos règles je me sens trop à l’étroit / Je suis un chien qui rêve qu’il est un homme qui rêve qu’il est un roi » – Le chien, l’homme et le roi

Toutefois, si rien n’est donc vraiment nouveau sous le soleil de Ludo en ce qui concerne les thèmes abordés, et s’ils restent toujours sujets aux interprétations personnelles, les formules sont, elles, toujours aussi savamment élaborées, le choix des mots et des références force toujours l’admiration et les images qui naissent sous sa plume savent toujours émouvoir un auditoire sensible au lyrisme et à l’intelligence des propos.

Et si on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine lassitude face à des idées un peu ressassées, elle est heureusement largement contenue par un intérêt musical évident. Car Simorgh est indubitablement une nouvelle vraie réussite sur le plan de la collaboration artistique, qui s’écoute avec beaucoup de plaisir et qui démontre encore une fois que le travail du Lyonnais ne se résume jamais aux textes qui le composent. Faisant ici encore la part belle à l’identité du beatmaker, les 10 titres nous immergent dans un univers quasi mystique, où la légèreté apparente de certaines boucles balance la densité des propos du MC, pour atteindre un équilibre particulièrement plaisant.

Les accents parfois presque liturgiques de certaines instrus de Lionel Soulchildren, notamment quand elles sont ponctuées de ces voix fantomatiques (« Divagation albâtre », « Toutes directions » entre autres), rendent une assez bonne justice à l’expression du malaise de l’artiste. Délicats sans manquer de caractère, les morceaux s’enchaînent dans une ambiance teintée de mélancolie et de spiritualité. Entre les accélérations de violons exaltés (« Arrêt Transylvanie »), la présence rassurante d’un émouvant piano et des boucles planantes aux accents électro, les caisses de Soulchildren nous donnent le sentiment de tambouriner contre les seizes du rappeur avec la subtile insistance d’une évidence qui ne voudrait pas qu’on soit tenté de l’oublier.

Presque à mi-parcours, le titre « L’origine du monde » est un point d’orgue de l’EP. Caisse dominante, boucle de piano entêtante, voix énigmatique posée en filigrane, le morceau apparaît comme un condensé du meilleur des inspirations du beatmaker. La prod, entre subtils effets de volume et implacable ritournelle, captive l’auditeur pour lui permettre de mieux entendre le récit des doutes, des regrets, des sentiments d’impuissance et des interrogations que génère une paternité supposée dans l’esprit du rappeur. 

Le titre de clôture, « NYX », est lui aussi un beau morceau de bravoure avec plus de deux minutes de liberté laissées au beatmaker pour terminer le projet sur des touches débridées de cuivres et de sonorités plus jazzy. Lumineux et entraînant, Soulchildren clôt ce projet sur une note presque festive sans rien ôter des mystères que ses prods ont laissé planer sur tout l’album.

Difficile d’éviter les explications pompeuses pour celui qui voudrait présenter un projet aussi riche que celui-ci, et le lecteur nous les pardonnera… Mais dans ce méandre de vers polysémiques et d’images complexes qui nous enivrent et nous épuisent, l’auditeur retiendra que Simorgh, tant par la densité des propos que par l’excellence musicale qui la soutient, devrait parvenir à faire s’envoler les amateurs du genre.

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