ODT : « Je n’arrive pas à faire de la musique pour dire que tout va bien »

Pour certains c’est un vétéran, rompu aux exercices rapologiques dans la capitale depuis la fin des années 90. Pour d’autres c’est un rappeur méconnu, mais qui intrigue par cette capacité à avoir rassemblé une jolie palette de hip-hopeurs confirmés autour de son nouvel album : Nekfeu, D’Oz, Robust, Wira entre autres. Car L’Oeil Du Tigre, alias ODT, après une vingtaine d’années de rap à Paris, sort enfin son premier vrai album indépendant, auto-produit, après plusieurs EP. Mieux vaut tard que jamais, dit l’adage et tout vient à point qui sait attendre. ODT a donc pris son temps, et a longtemps subi l’ombre sans voir les spotlights, sans être vraiment boycotté pour autant. Il met en avant un manque de chance, et un parcours qui l’a placé comme un rappeur au style décalé, atypique. Le désormais MC et producteur parisien n’a jamais lâché son projet. Le mois dernier est donc sorti l’album  La Marque de la Bête. Et si ODT évoque son creux de la vague, cette défiance, cette mise à l’écart, l’auditeur avisé y verra également un renouveau. Ce n’est pas une apocalypse, c’est une renaissance. Il nous en parle.

Salut ODT, est-ce que tu peux te présenter rapidement ?

Salut, moi c’est ODT aka L’Oeil Du Tigre anciennement ODT 132 (pour le crew 132, bien connu dans le monde du graff, ndlr). Également ODT La Nightmare, en tant que producteur. Beatmaker, rappeur producteur, et j’ai mon label indé depuis 2010.

Tu viens de sortir ton album La Marque de la Bête. On a l’impression que tu as produit cet album seul, non ?

Quasiment seul oui. Mais je taffe aussi avec mon ami DJ Bubs, qui me file des samples, avec qui je confronte mes idées et je parle des sons. C’est un gros digger, et ça m’aide d’avoir des gens comme lui ou DJ Kozi (proche de Casey, ndlr) ou DJ Djaz (Effiscienz) dans mon entourage. Et bien sûr Flev.

Flev qui produit le titre « La Marque de la Bête », la seule instru que tu ne signes pas donc. Tu peux nous en dire plus ?

Flev est un pote de Clichy, où il a un gros studio underground, ambiance new-yorkaise. J’y ai vu passer beaucoup d’indés américains et français. Ça a été une très bonne formation. C’est avec Flev que j’ai vu comment marchaient le hardware, les machines, les MPC. Il est un peu mon professeur.

C’est aussi à Clichy que tu as rencontré D’Oz (Kroniker), vétéran de l’underground du début 2000 qui pose sur l’album ?

On s’est rencontré chez Bubs. D’Oz est aussi un gros digger : il ramenait des vinyles, on les écoutait tous ensemble… La connexion s’est faite comme ça, et on a commencé à poser tous les deux sur différents projets dont ma première mixtape. Il a arrêté de rapper à un moment, sans doute dans une période où il était moins entouré, peut-être parce qu’il vient de Bordeaux, même s’il a beaucoup travaillé avec des rappeurs parisiens.

Mais mon envie de continuer à rapper, à sortir des projets, ça l’a stimulé. Derrière il a été hyper dynamique, et je le remercie pour ça. Il a participé aux clips, aux connexions avec d’autres artistes. On s’est motivés tous les deux, et il n’a pas perdu son rap. Il ne court plus après le rap, mais pour les potes. Il en faut peu pour le motiver : il passe à la maison et c’est reparti.

Paris, et son côté dur, speed, suffocant, semblent être un moteur pour ce projet…

Forcément. J’ai passé toute ma vie ici, c’est mon inspiration principale. Je vivais rue Montmartre dans mon enfance, en plein Châtelet, avant que mes parents ne bougent à Levallois. J’ai une mentalité parisienne, mes rencontres et mon évolution musicale se sont faites ici. Quand je sors de Paris, je décroche de la musique.

Et comment est ton Paris ?

Mon Paris est assez sombre, marqué musicalement par un long parcours underground, dans lequel je n’ai pas eu beaucoup de chance. Ça m’a finalement aidé à écrire, décrire ces choses difficiles. Faire de la musique pour dire que tout va bien, je n’y arrive pas.

« Je me retrouvais moins dans ce qui se faisait en France. Ça a certainement contribué à un creux artistique. De 2003 à 2010, ça a été compliqué, j’étais en décalage »

 

Pas de chance, car tu n’as pas été signé sur un label ?

Oui, même si j’ai été été rattaché à des crews en place comme 132, via Saké et Wira, grand nom du graffiti quand même. J’ai placé mes premières productions sur l’album des Zakariens. J’ai été dans ce truc, cette culture, tout en passant un peu à côté, avec une façon différente de gérer la musique.

C’est-à-dire ?

Ne serait-ce que par mes influences, qui sont plutôt américaines que françaises, je me retrouvais moins dans ce qui se faisait en France. Ça a certainement contribué à un creux artistique. De 2003 à 2010, ça a été compliqué, j’étais en décalage, pas dans ce moule rap français. Aujourd’hui je m’en sens un peu plus proche.

« Je voulais aussi un côté new-yorkais, influencé par Non Phixion, Necro (…) ce genre de rap dur me plaît car c’est une manière d’exploser, de dire ce que tu veux en te foutant du regard des autres »

En écoutant l’album, on trouve pourtant des titres comme « Chaud Devant » qui rappellent la scène alternative des années 2000-2005. On sent l’influence US, voire française, je pense à « Gravité Zéro » par exemple.

J’adore ce côté rétro. Mais je voulais aussi un côté new-yorkais, influencé par Non Phixion, Necro. Ce rap sombre, dur, dans les textes les flows, les intrus. Ce n’est pas ce qui parle à tout le monde, mais c’est ce qui me parle. Cet album est tout simplement une tranche de vie, ça ressemble à mon parcours. Et ce genre de rap dur me plaît car c’est une manière d’exploser, de dire ce que tu veux en te foutant du regard des autres. Je préfère être différent que de faire comme tout le monde. J’écoute beaucoup d’autres sons aujourd’hui, surtout en tant que beatmaker.

Tu parles de son US, comment es-tu venu à approcher la scène alternative d’Oxnard. Tu as posé en début d’année avec Declaime aka Dudley Perkins, et on t’a vu avec Kankick par le passé.

Le premier a été Kankick, il faisait une tournée et passait par Paris. DJ Kozi m’appelle pour me dire qu’il est avec Kankick et qu’ils vont passer chez moi. Sa tournée était mal organisée, et il était bloqué à Paris. Au final Kankick a passé un mois à la maison. Ça a fini avec un track et un clip.

Declaime, c’est un pur hasard. D’Oz m’appelle car Declaime demandait où était la weed sur Paris. De fil en aiguille on s’est retrouvés à l’anniversaire d’un pote qui fait de l’électro, puis on a fini chez moi à faire un morceau à 5 heures du matin.Toutes ces collaborations, ce sont des rencontres, ou bien des amis, je ne démarche personne.

« Je ne démarche personne pour un featuring. »


En parlant d’autres noms rutilants, on ne peut pas passer sous silence la présence de Nekfeu. D’ailleurs son rap date un peu sur cette piste, non ?

Le track a été enregistré avant son énorme buzz, il y a plusieurs années. Sur le track il y avait aussi Alpha Wann. Il m’a dit qu’aujourd’hui, le texte ne lui parlait plus. Nekfeu en revanche était toujours d’accord  pour sortir son passage sur l’album. Un passage qu’il a fait un jour où un pote l’a ramené chez moi, à 3 heures du matin. Il sortait de 10 heures de studio. Et le mec a écrit et sorti son morceau en une demi-heure. J’étais surpris, le mec est super professionnel. Mais c’est une rencontre, je ne suis pas allé chercher Nekfeu. C’est un mec fiable, et humainement sain. Un mec bien, un passionné. Quand il avait 15 – 16 ans, je le voyais déjà faire des freestyles à La Miroiterie (ancien squat du 20ème arrondissement, ndlr).

On sent chez toi cette rage intérieure qui a besoin de sortir sur les pistes… Est-ce que la société renforce cette rage ou est-ce que c’est plus personnel ?

C’est un tout : de là où je viens, où je me suis retrouvé, ce que je fais aujourd’hui. Peu de gens misaient sur moi. Exister en tant que rappeur fut très difficile, idem en tant que producteur. J’avais besoin d’exister par moi-même, sans rentrer dans des cases, c’est pourquoi j’avais peur des featurings par le passé. Et puis cette coloration de l’album vient aussi de ma vie personnelle, qui ne m’a pas aidé. Il y aussi une volonté de montrer à mon entourage de quoi je suis capable.

Même tes potes : ils te veulent du bien, mais au bout de 15 ans de rap certains te disent qu’il faut passer à autre chose. Mais j’ai continué par amour de la musique, ça me rend vivant. Je ne suis pas dans une démarche où je vais tout faire pour plaire aux autres. Certains recherchent ça, pas moi. Je n’arrive pas à me mettre à la place des autres, et je fais ce qui me plaît avant tout, avant de chercher à plaire à tous.

« Tu peux sortir ton album en indépendant en 2017. À raison de 3 à 10 heures par jour pendant 8 mois. »

Comment on fait pour sortir son album en indépendant ?

Il faut beaucoup de temps. Si tu as un taf à côté, c’est mort. J’ai profité d’une période d’accalmie, j’étais sans boulot avec un peu d’argent de côté. En gros il te faut du temps, de l’argent, de la matière, deux ou trois potes pour le mix, le mastering, la communication. Et j’ai géré tout le reste, comme un grand garçon. Tu n’as pas trop le choix, parce que tu ne peux pas imposer ton album comme la priorité du moment à tout le monde. Tu as des potes qui taffent, qui passent des diplômes, ont des enfants, qui ont aussi leur vie, c’est normal. Mais oui, tu peux sortir ton album en indépendant en 2017. À raison de 3 à 10 heures par jour pendant 8 mois.

Ton actualité c’est aussi la participation à la compilation Sismogram du label Sismographe, avec L’Undercover.

J’ai rencontré les gars du label qui m’ont proposé un track. Les gars étaient hyper pros, et j’étais un  des derniers à poser, j’aimais ce qui était déjà enregistré, la couleur du projet me plaisait. Comme je n’avais pas envie de faire un morceau tout seul, j’ai posé avec L’Undercover. J’aime beaucoup son côté « Ruste Juxx » à la française. Je trouve très cool d’avoir ressorti le projet en CD. J’ai participé à la release party. Et j’essaie de remonter un plateau avec eux, et d’autres rappeurs, notamment M.Sayyid.

M. Sayyid, le rappeur new-yorkais d’Antipop Consortium ?

Oui, je pense qu’on ne va pas tarder à faire un morceau ensemble. On se connait via un ami, M.Sayyid vit à Paris aujourd’hui, il est marié à une Française. Et son dernier projet est très bon, il a toujours fait partie du rap spé. Tu écoutes son album en 2017, il a une fraîcheur de fou. Et il fait tout : rap, production, chant, graphisme…

Quel est le titre dont tu es le plus fier sur ton album ?

Difficile… Je vais mentionner un track solo. J’aime beaucoup « La marque de la bête », qui donne son nom au projet. Je trouve que c’est un morceau qui n’a pas existé dans le rap français et qui y avait sa place. J’aime beaucoup le morceau « Paname » également.

La « Marque de la bête » est un peu un condensé de ton album.

Oui, et malgré mon côté radical, j’ai réussi à faire un album avec des morceaux un peu différents comme celui avec Racecar (« Breaking The Button », ndlr) avec des influences reggae / ragga, années 90, des choses qu’on n’entend plus. Et qui font du bien parce qu’on a aimé ça à l’époque.

Pour finir, quelle est la question qu’on ne te pose jamais et à laquelle tu aimerais répondre ?

Je dirais « est-ce que tu regrettes ce que tu as fait avant d’en arriver là ? ». Et la réponse est non. Aucun regret malgré des phases difficiles. J’ai douté, je me suis dit que je n’avais aucune place dans le milieu du rap français, que j’étais trop spé. Heureusement que quelques personnes ont continué à me solliciter. Et aujourd’hui, j’ai envie de continuer au-delà de ce projet, de faire des trucs encore plus fous. Je pense à des trucs plus proches de l’électro, une mouvance que je kiffe, notamment grâce à mon pote Gaëtan Vigier (Arcade Bit 1, ndlr), un mec qui a des machines partout chez lui pour faire du son. Il m’a porté dans ce truc-là, et je me dis qu’il y a des choses à faire dans le rap français, créer de nouvelles cases.

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