Interview : Scylla, derrière le masque

Le monstre marin est de retour. Le rappeur bruxellois Scylla s’apprête en effet à sortir son deuxième album solo, Masque de chair, quatre ans après l’introspectif Abysses. L’occasion pour nous de repartir à sa rencontre, afin d’aborder la genèse de ce nouvel opus et les mois qui ont séparé les sorties des deux albums…

Quatre ans séparent Masque de chair d’Abysses, considères-tu que c’est une longue période, ou c’est juste le temps qui t’a été nécessaire pour réaliser ce nouvel album ?

Le temps… c’est toujours relatif. C’est vrai que c’est une assez longue période au regard des codes de  l’industrie musicale actuelle. Mais si j’ai fait le choix de rester indépendant financièrement de la musique, c’est justement pour pouvoir faire ce que je veux.  À l’heure actuelle, cependant, j’ai en effet envie de balancer plus de matière, plus rapidement. J’ai toujours été perfectionniste, mais avec le recul je trouve qu’il y a énormément de titres que j’aurais pu balancer et que je n’ai jamais sortis à l’époque. Je cherchais une couleur bien particulière. Alors c’est bien d’être perfectionniste, mais au final c’est peut-être un peu dommage, je me retrouve avec une trentaine de titres qui dorment qui auraient pu faire plaisir à mon public, et ça m’aurait aussi fait plaisir de les partager avec eux.

Donc là j’ai la volonté d’être plus régulier, et de sortir des morceaux plus spontanément.  C’est notamment pour cela que je me suis plus mis en mode « réseaux sociaux », avec les concepts de création participative en binôme avec mon public, où ils deviennent acteurs de ce qu’ils écoutent… J’avais envie de pouvoir balancer des choses de manière plus directe, plus frontale : tu écris et tu envoies au public dans la foulée ! C’est agréable d’un point de vue artistique.

Tu nous parlais de l’importance de trouver une couleur pour un album dans notre précédente interview, que c’était parfois ce qui manquait dans certains albums de rap aujourd’hui. As-tu procédé de la même manière pour celui-ci ?

Abysses est un album qui a une histoire. Il a une couleur assez deep (qui est d’ailleurs prédominante dans ma discographie). J’ai créé plein d’autres titres qui n’étaient pas dans cette couleur-là. Je ne les ai finalement jamais sortis par souci de cohérence. Je suis très content du résultat d’Abysses, je n’ai pas de regret, c’est la couleur que je voulais donner : une atmosphère sombre mais profonde, qui permette de mieux faire jaillir une lumière, en « clair-obscur » pour ceux qui prennent la peine d’écouter. C’est le principe de la « création abyssale »

Après Abysses, j’ai voulu kicker plus spontanément, pour donner d’autres couleurs, un peu plus de fougue, etc. J’étais donc parti sur un concept  de capsules d’oxygène que je voulais balancer au fur et à mesure, qui auraient permis à mon public de reprendre de l’air pour mieux replonger et apprécier les titres « abyssaux ». Finalement je n’ai balancé qu’une seule capsule d’oxygène (sourire). J’ai beau planifier, projeter, je finis toujours par réagir à l’instinct, à l’envie, à l’inspiration et non au calcul. Au final, je suis tombé sur le pianiste Sofiane Pamart en cours de route. C’est de sa faute si je n’ai pas sorti d’autres capsules d’oxygène ! (rires) Je l’ai rencontré dans le cadre de la création d’une vidéo qui consistait à reprendre un titre de mon répertoire en version acoustique. On s’est vus pour préparer le truc et finalement ça s’est tellement bien passé qu’on a décidé de faire un projet entier ensemble. On ne savait pas encore combien de titres on voulait créer. On est d’abord parti sur un objectif de cinq, et nous en avons finalement créé une douzaine, dont le titre « Et toi ? » par exemple.

« Dans ma vie je me fixe effectivement des limites dans ce que je confie, moins au moment où je crée. »

J’ai ensuite voulu placer des éléments rythmiques sur certains de ces titres. Nous avons alors fait appel à un beatmaker, Lionel Soulchildren. Dès la première écoute, Lionel avait profondément adhéré aux titres piano-voix existant. La complicité artistique et humaine a donc immédiatement pris. Le titre « Qui suis-je ? » est par exemple issu de cette première session de travail. Etant donné la complicité avec Lionel Soulchildren, au-delà de l’habillage rythmique de certains titres, on a commencé à en créer de nouveaux, dont notamment « Seul un fou », « Masque de chair » et « Vivre ». On était vraiment contents de cette couleur-là !

Puis, au cours de ces derniers mois, l’« ogre » a un peu repris le dessus. (rires) J’avais envie d’envoyer de la force, un peu d’humour noir, du lâcher prise, mais dans des registres plus instinctifs que les registres sensibles et émotionnels. De cette vague d’inspiration sont sortis des titres comme « Chopin », « Arrête tes couilles ! », « Le fantôme sous les toits », etc. La couleur de l’album est donc la résultante de trois vagues d’inspiration successives, qui résument plutôt bien ma personnalité artistique, et celui que j’ai été durant ces deux dernières années  : mes réflexions, les événements que j’ai traversés…

A l’écoute de l’album, on sent une vraie continuité avec Abysses, mais il paraît évident que tu as également que tu as voulu explorer de nouvelles choses, tant au niveau des sonorités que de ta voix, puisqu’on va jusqu’à des titres chantés.

Pendant la période de création des piano-voix avec Sofiane,  de nombreuses mélodies chantées me sont venues. Sofiane m’encourageait à explorer cette voie. Je pense que secrètement il me préfère en tant que chanteur qu’en tant que rappeur (rire) ! Personnellement  je me laissais simplement inspirer, à l’instinct. Lors de nos sessions de création avec Lionel, c’était encore différent : on créait ensemble dans le studio, directement. Du coup, dès que j’avais des mélodies de voix qui me venaient, eux les entendaient et me disaient : « Vas-y, enregistre direct ! » C’est ce que je faisais. Lâcher prise total ! A certains moments, je sortais des voix que je n’avais encore jamais entendues, je ne savais pas moi-même d’où elles sortaient. (sourire) C’était trop fort ! On a tous les trois été dans une vraie dynamique de création, avec un vrai kif humain, au-delà de l’artistique, qui a débouché un certain nombre de titres qui ne sont finalement pas tous sur l’album.

Et puis même si je me fais plaisir, que je me laisse aller, et que je trouve ça bien, je dois aussi pouvoir tout jouer en concert, et je ne suis pas encore certain de pouvoir assumer totalement le chant sur scène. Je ne suis pas prêt pour ça. Donc j’ai pour l’instant mis de côté certains titres chantés, quitte à revenir dessus plus tard. Chanter, chantonner, c’est quelque chose qui me plaît, c’est quelque chose que j’ai toujours aimé, je le fais depuis mes débuts. Mais d’un autre côté, tous les rappeurs se sont mis à chanter en ce moment, plus personne ne kicke. Donc à un moment ça m’a moi-même saoulé, et j’ai eu envie de refrapper plus dur. Réaction logique.

« J’ai l’habitude de creuser en profondeur mes relations artistiques. »

Tu te livres beaucoup, il y a beaucoup d’introspection dans cet album, est-ce que tu te fixes une limite dans ce que tu livres à ton public en terme d’intimité ?

Dans ma vie je suis quelqu’un de très pudique, qui ne parle pas beaucoup de lui-même. J’en parle d’ailleurs dans le titre « Douleurs muettes » sur Abysses. Lorsque je fais le choix de me livrer, ce n’est pas pour raconter ma vie. Je passe au-dessus de ma pudeur, parfois difficilement, mais avec comme seul objectif d’entrer dans quelque chose d’universel ! Dans « Douleurs muettes », ou « Répondez-moi » par exemple, je m’exprime à la première personne du singulier, « je », mais en réalité je m’exprime au nom d’énormément de personnes qui ressentent les mêmes choses, se posent les mêmes questions ! C’est une manière d’ouvrir le débat : pourquoi on n’en discute pas ? On parle toujours de choses superficielles entre nous, alors qu’en réalité on gagnerait à échanger sur d’autres choses, beaucoup plus essentielles.

Selon moi plus tu parles à « Je », mais véritablement et sans égocentrisme, plus tu es universel. Être universel c’est être le plus proche de soi de manière essentielle. Donc dans ma vie je me fixe effectivement des limites dans ce que je confie, moins au moment où je crée. J’ai un public très proche de moi, et je sens qu’il se passe quelque chose lors de mes concerts dans les moments où j’interprète un titre ou un a cappella plus profond. Si je prétends que les gens devraient davantage échanger sur des choses profondes, il faut que j’assume cela moi-même, que je puisse faire la  démarche de casser ma pudeur en public. C’est une sorte de premier pas.

On retrouve également des titres moins deeps, tu renoues notamment avec un thème qui t’est cher, à savoir la personnification de la prod que tu tortures allègrement sur « Chopin » par exemple, avec Furax Barbarossa et B-Lel, seuls featurings de l’album. Y avait-il une volonté de ta part de ne pas trop te mélanger sur cet album, ou de garder toute la place pour toi ?

Oui, comme je le disais, j’ai eu besoin de lâcher prise dans la dernière phase de création de l’album. Besoin de fougue, de technicité, de défi, de délire, pour faire écho aux différentes dimensions de ma personne, tout simplement. J’aime les choses naturelles, pas les choses calculées. B-Lel est quelqu’un avec qui je n’ai pas forcément fait beaucoup de musique, mais c’est un de mes amis les plus proches depuis une dizaine d’années. Furax est également devenu un proche, on s’appelle régulièrement, ça va au-delà de la musique. Pareil pour Lionel Soulchildren et Sofiane Pamart. J’ai l’habitude de creuser en profondeur mes relations artistiques, et l’humain est très important pour moi. Ces collaborations ne sont que le reflet de la vie.

Tu as gagné en notoriété entre ces deux albums, tu as beaucoup tourné, tu as posé aux côtés de Kery, de Tunisiano… Ton public aurait pu trouver ça cohérent que tu choisisses d’inviter une grosse tête sur l’album.

Kery James m’avait en effet appelé pour participer à son clip « Dernier MC Remix » aux côtés de Lino, Médine, Orelsan… Il m’a ensuite fait l’honneur de m’inviter sur plusieurs de ses scènes (à Paris, en Belgique…). Il est également venu faire des apparitions sur quelques-unes de mes scènes. Dans ce cas-là, on est effectivement dans quelque chose de naturel ! Il n’y a pas de sens unique. Au contraire, c’est lui qui m’a le plus « donné », et je l’en remercie. C’est vrai que le public pouvait légitimement s’attendre à un featuring avec lui sur cet album. J’espère que ça se fera bientôt, c’est pas fini !

Tunisiano et REDK ça a été pareil pour Abysses, rencontres naturelles. Tunisiano après un concert, REDK via une personne qu’on connaissait en commun. Le feeling artistique et humain était là, ça s’est donc concrétisé en titre à cette époque. Mais j’avoue que ces deux dernières années j’ai eu besoin de me retirer, dans ma bulle, pour gérer des choses personnelles et créer en solitaire. J’étais donc moins en contact avec d’autres rappeurs. C’était en quelque sorte une nécessité, et l’album Masque de chair incarne cet état d’esprit.

« Pour comprendre qui je suis, rien ne sert de chercher sur mon visage, il faut aller au-delà de la dimension charnelle. »

Pour revenir à « Chopin », la prod se prête tellement au morceau et au concept, que je me suis demandé si c’était une commande que tu avais faite à Greenfinch.

Non, « Chopin » est issu de cette dernière vague de création plus instinctive, « ogresque ». (sourire) Greenfinch m’a envoyé une série de prods et j’ai accroché direct sur celle-là. Je suis sorti la faire tourner dans ma voiture, et voilà ce qui en est ressorti…

Toujours sur « Chopin » tu dis : « Ils m’ont dit ‘Frère, tu sais ta ville, il faut vraiment que tu parles plus d’elle’ / Je la représentais déjà bien avant qu’BX soit à la mode. » Bruxelles est effectivement en grâce actuellement, dans plusieurs styles, avec Damso, JeanJass, Caballero, Hamza, Romeo Elvis, La Smala… Quel regard portes-tu sur cette lumière relativement nouvelle sur ta ville ?

Il y a toujours eu énormément de talents à Bruxelles. C’est ce que j’avais voulu mettre en avant avec mes titres « BX vibes » et son remix il y a quelques années. Pas mal de MC’s préparaient des très bons projets, mais Bruxelles est une ville compliquée… (sourire) Disons qu’à l’époque c’était plus conflictuel, plus divisé. Aujourd’hui, le climat est beaucoup plus détendu, les artistes se respectent plus, ils ont compris que l’union fait la force. Ça tue ! Je suis content de voir tous ces artistes s’épanouir et contribuer à développer l’aura bruxelloise. Ils ont compris que lorsque l’un réussit, c’est profitable pour tous !

En plus de ça, entre temps il y a eu Stromae. Le gars a connu une réussite comme il y en a très peu dans l’industrie musicale, il ne faut pas l’oublier ! Puis tu as également toute une série d’autres personnes qui ont compris qu’il y avait d’autres métiers que le rap, et notamment le management ou le booking avec par exemple la structure Back in the dayz qui s’est considérablement développée ces dernières années. Tous les facteurs sont donc présents pour une émergence plus grande des rappeurs belges.

Tu as dévoilé une première pochette pour ton album, que l’on retrouve sur le CD promo, avec ton crâne vu de dos. Tu as finalement changé pour une photo de toi enfant, et le dos du crâne s’est retrouvé à l’arrière de la pochette. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

Ce « moi enfant » était l’idée initiale. J’avais ensuite été séduit par l’arrière du crâne. Ça correspondait assez bien à la thématique de l’album « Masque de chair » : « si tu veux savoir qui je suis, mieux vaut que tu regardes l’arrière de mon crâne plutôt que mon masque ». Pour comprendre qui je suis, rien ne sert de chercher sur mon visage, il faut aller au-delà de la dimension charnelle.  Cette autre dimension, tu la retrouves dans tous les titres, y compris sur les délires du type « Chopin ». Il y a toujours un fantôme ou quelque chose comme ça dans l’histoire ! (rires) Un qui écrit avec moi, un autre qui me parle, un qui freestyle, etc. Il y a toujours ce rapport à l’invisible.

Quand on te pose des questions sur ton identité, tu réponds de manière conventionnelle « Je m’appelle untel, je viens de telle ville, j’ai tel âge, etc. » alors que moi, ce qui m’intéresse, c’est cette identité dont personne ne parle, qui est justement cette dimension en nous et qui n’a pas d’âge, ni de nom, ni de territoire géographique. J’ai envie d’ouvrir une petite porte et de dire : « Et si notre identité, ce n’était pas plutôt ça ? » L’objectif global est d’ouvrir des « si », des conditionnels, d’ouvrir un peu son esprit et d’arrêter de s’enfermer dans des schémas cérébraux et intellectuels formatés, d’essayer de penser un peu autrement.

« Ces deux dernières années j’ai eu besoin de me retirer, dans ma bulle, pour gérer des choses personnelles et créer en solitaire. »

Le visage de toi enfant correspondait mieux ?

Oui, car au final, il y a quand même quelque chose qui m’a dérangé dans l’arrière du crâne. Peut-être le fait de tourner le dos au public ? Mais ce qui m’a définitivement fait changer d’avis, c’est surtout la force de l’enfance : on est clairement la lumière qui jaillit de l’ombre. Le regard de l’enfant a beau être dur, il est toujours profond, pur, vrai, déconditionné. Si tu essaies de comprendre un être humain dans son essence, c’est l’image d’un enfant qui correspond le mieux à son être profond. C’est le masque de chair le plus proche de ce qu’un être humain est vraiment au fond de lui.

Pour finir, je voulais te parler de live, on sait que tes concerts sont millimétrés, extrêmement travaillés. Un live de présentation est programmé au Cirque Royal à Bruxelles le jour de la sortie, j’imagine que tu as de nouvelles idées pour défendre ce nouvel album.

Bien sûr ! Des nouvelles idées on en a, il y en a même trop ! (rires) Il faut faire des choix, et puis il y a différentes formules. Le Cirque Royal est une salle particulièrement grande avec énormément de possibilités en termes de lumières et de mise en scène. On ne donnera donc pas le même show là-bas qu’à d’autres endroits, plus « intimistes ». Donc là on est en train de voir comment on peut travailler et articuler les différentes formules, dont la formule purement piano-voix aussi, à laquelle je tiens vraiment beaucoup  ! La machine est lancée, ça travaille, c’est concret. C’est bien !  J’ai hâte !

Masque de chair : sortie le 31 mars

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Olivier LBS

Doyen et autocrate en chef de cette incroyable aventure journalistique. Professeur des écoles dans le civil. Twitter : @OlivierLBS

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