Chronique : Tekilla – « Le retour du sombre héros »

Il a déjà quatre projets en groupe avec le Emtooci, ainsi que deux solos à son actif, mais c’est bien son véritable premier album que Tekilla nous a concocté pour les fêtes de fin d’année. Sur un long format intègre, généreux, fourni et équilibré, entre divertissement et réflexion, l’autoproclamé « Sombre Héros » a dégainé son Colt le plus efficace, prouvant par la même occasion qu’il fait bien partie de la catégorie de « ceux qui ont un pistolet chargé ». Un cadeau disponible… aujourd’hui même.

Le Montpelliérain a pris son temps, et ça en valait la peine. Il n’a pas sauté les étapes pour se contenter d’un album bâclé ou contenant un ou deux hits, préférant distiller çà et là ses couplets, écrire, poser, réécrire, rapper en solo, en duo ou avec plein de monde, faire de la scène, avancer lentement mais sûrement, avant de présenter un vrai premier album solo dont il peut être fier. Il peut nourrir l’espoir que ce projet marque son temps autant que ses auditeurs, qui, on peut l’imaginer, ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des têtes d’affiche du moment. Il en sourit et laisse s’exprimer son humour : « Des fois je rêve de Jul en roue arrière qui perd son pneu ».

Tout au long du « Retour du Sombre Héros », on appréciera un engagement sincère et fidèle à ses convictions, distillé avec parcimonie et sans qu’il prenne une ampleur envahissante ou en désaccord avec sa pensée ou son mode de vie. Si les prises de position et tournures de phrases politiques se font de plus en plus rares dans le rap français, Tekilla se mouille sans peur dans son album, sans en faire trop ni jouer les militants de la 25ème heure. « Sous les pavés » forme une missive virulente, condensé de reproches et brève revue de presse des dernières fourberies de l’Etat, de la trahison nationale de Cahuzac (hasard du calendrier, le jugement de ce dernier a lieu la veille de la sortie de l’album), à la « phobie administrative » de Thévenoud ou Macron : « J’ai vu des politiques acquittés qui faisaient bien pire que la bicrave / L’économie dilapidée : n’en parlons pas, y’a plus grave » / « Un pavé fera toujours plus de dégâts qu’un bulletin d’vote. » Dans cette lignée, le brillant « En roue libre », produit par le duo de choc formé par le beatmaker Art Aknid & le pianiste Sofiane Pamart, apporte son lot de phases qui frappent coup sur coup, et réconforte l’auditeur avec le rap « machine à penser » :  « Moi et les miens, t’sais que les bouteilles, ouais on les pillave en série / C’est toujours mieux que d’sauter d’un toit ou faire le djihad en Syrie / J’ai de l’amour pour les muslims, pas pour l’Etat islamique / J’ai de l’amour pour les juifs, pas pour l’Etat hébraïque. »

Sur des prods aux sonorités et tempos variés, on sent que le MC s’est efforcé à ouvrir son projet pour ne pas plaire uniquement au public bloqué sur le rap français traditionnel piano/violon, sans verser dans des musicalités qu’il n’apprécie pas ou ne maîtriserait pas. Dans les textes, on l’a dit, il ne tombe pas dans l’amnésie quand il s’agit de parler vrai et ne se défile pas là où beaucoup d’autres rappeurs s’avèrent être finalement candides et préfèrent garder leurs œillères face aux injustices et inégalités que lui dénonce. Le cow-boy laisse planer une atmosphère familiale, et réussit à alterner entre les sons chauds, graves, et les tonalités plus légères comme « La vie en rose », déclaration d’amour brûlante à son art. La couleur peut cependant très bien virer au gris, au noir sombre et mortuaire de « Joie de vivre, peines de mort », Tekilla ne s’interdisant que le travestissement d’idées ou l’enluminure de mauvais goût.

Amoureux de sa musique, Tekilla n’en est pas pour autant aveugle et se pose en MC avisé. Il invite pas moins de 20 collègues,  « le rap indé » comme il le nomme lui-même, sur le titre « Insolents », mais se défend de toute naïveté : « Et plus j’entends leur trap, plus j’aime mes boucles de piano sales / J’continuerai à faire ce que j’aime même si ça remplit pas nos salles / Mon crew seul contre tous, que le rap indé me mange la peau d’la piche / On voit déjà qui seraient les chiens une fois passés en haut de l’affiche. » Et pour un projet solo, on pourra lui reprocher la présence de trop nombreux partenaires de mics (8 titres solos sur 18) même si les combinaisons sont bien trouvées et que les invités ont tous répondu présent en donnant de leur plume.

Ni victime, ni coupable, Tekilla rappe en « Marginal », en « Témoin du mal », actif et bavard. A bas la société de consommation, la démotivation ambiante et l’absence d’ambition : Tekilla tire à vue sur ce qui ne tourne pas rond, sans oublier de pointer du doigt les responsables : nous-mêmes. La fainéantise de tout-un-chacun et le laisser-aller est en nous, mais la gâchette ici ne vise personne et, humble, ne s’autorise aucune morale dans ses chansons pour des auditeurs qui s’en passent volontiers. Les smicards en « tickets resto net » survivent tant bien que mal, et ont le soutien du partenaire de mic de Poupa Lost, qui contrebalance les points noirs en saluant ceux qu’il aime via « J’voulais te dire » et « Les types bons qui font des mauvais choix, tous les p’tits cons qui font défaut des fois et qui refont la déco des toits ».

« La liste est longue », donne une suite au légendaire Faut de tout pour faire un monde de Sniper, en énumérant les déboires de l’Humain et les folies multiples qu’il commet sur sa planète, tandis que « Le billet » fait lui écho au travail de personnification initié par Dany Dan sur ce thème il y a quelques années sur le titre La planque. Au fur et à mesure de l’écoute, on (re)découvre et savoure un Tekilla pointilleux, appliqué et concentré, qui se risque parfois à des flows moins linéaires comme sur le solo « Habitudes » ou « Le bruit de la foudre » que les initiés comme les néophytes apprécieront. Si quelques rimes faciles voire capillotractées, amenées un peu trop simplement viennent entacher une écriture sérieuse et soignée (habits sales / abyssales), et le mix du couplet de ce pauvre l’Indis ressort très haché à nos oreilles, il ne s’agit là que de bémols qui confirment que, malgré l’effort, la bonne volonté et le talent, rien n’est parfait, le rap ne faisant exception à cette vérité générale.

Son goût pour les ambiances nocturnes, le soleil et la chaleur des « Vrais Sudistes », les tourments liés à l’omniprésence de l’alcool dans nos vies, l’album s’articule entre sa vie privée et des constats plus ouverts sur la France d’aujourd’hui. Ne vous y trompez pas : cet « éternel épicurien » comme il s’auto-décrit, dresse une fresque agréable à l’oreille, aidée par des boucles plutôt douces, des mélodies adaptées à chaque thème. La moitié du Emtooci a confié ses prods à des beatmakers habitués à la qualité. On retrouve ainsi Lionel Soulchildren, Art Aknid, Axiom, El Gaouli, Mani Deiz, Itam, ainsi que des noms moins reconnus ou en pleine éclosion tels que Stab, One Drop, Hanto, Shaolin ou Milka. D’où une diversité de sonorités voulue, qui ne gêne en rien la cohérence d’un opus réfléchie sur le long terme. Méfions-nous, car c’est bel et bien une Winchester à 18 coups que livre le Sombre Héros aujourd’hui… Chapeau !

L’album est disponible ici en physique ou en digital.

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