« Haine, misère et crasse », l’immonde beauté.

Si la vie antérieure est une croyance bouddhiste, on peut aisément l’appliquer à un grand nombre de rappeurs. Haine, misère et crasse en est une double. Celle qui existait avant l’affiliation de Katana au Gouffre et son album Le fourreau, qui existait avant le virage d’Alkpote vers la voie d’un personnage à part dans le rap français, pouvant name-droper Laura Smet et Saïd Bourarach dans le même morceau. Haine, misère et crasse est de ces albums qui ne meurent jamais, que l’on sort de son étagère à l’occasion et que l’on regarde quelques secondes avec nostalgie, sans pour autant le citer lorsque l’on nous questionne sur nos albums préférés. Haine, misère et crasse est mythique car il est le reflet d’une époque. Celle d’un rap français dominé par un sous G-funk monotone et sans innovation, mais qui voit aussi les labels indépendants naître à foison : Bomayé, Frenezik, Menace Record mais surtout Neochrome. Si la structure fondée par Loko et Yonea a su si bien résister aux affres du temps, c’est précisément parce qu’il a su se tenir en marge des tendances de l’époque. Dans un jeu qui tourne terriblement en rond, il a su forger des personnages à part entière tout en gardant un côté « gangsta rap » cher aux auditeurs. C’est de cette marmite que sont sortis Seth Gueko, le « Snatchien » fan de Mesrines, Zekwe Ramos le golden boy rimeur de génie, Farage Nikov et sa voix unique, Alkpote l’inventeur du rap crade ou encore 25G le babtou pur souche.

C’est dans ce contexte que sort Haine, misère et crasse, le premier et unique album du duo d’Evry-Courcouronnes. La pochette n’est pas sans rappeler celle du seul album d’un autre fameux duo alliant un black et un beur. Deux crânes dégarnis avec le début de leur couplet de « La France est baisée ». Dès le premier morceau la preuve que les deux hommes sont nés pour rapper ensemble est évidente. Le premier couplet en forme de passe-passe maîtrisé de main de maître plante le décor. Et autant dire qu’il n’est pas radieux. On ressent tout d’abord un champ lexical choisi parcimonieusement mais craché de manière extrêmement brutale. Dans un Neochrome où Yonea a des airs de Vito Corleone, Alkpote et Katana seraient certainement Salvatore Tessio et Peter Clemenza, les capos, les presse-boutons. Ceux qui font le sale boulot proprement. Haine, misère et crasse a ces airs de règlement de compte exécuté de manière chirurgicale. C’est ce paradoxe qui en fait un album légendaire. Des rimes exquises pour raconter des choses affreuses. Le choix des lignes illustrées sur la pochette est extrêmement judicieux car c’est certainement le morceau qui illustre le mieux le disque, les MC’s débitant durant près de cinq minutes leur dégoût du pays du saucisson et dépeignant une violente réalité qui rythme leur quotidien sur une boucle de piano lancinante.

« J’écris mes textes avec du rouge à lèvres ou de l’encre de Chine. »

Les productions ne brillent pas par leur originalité ou leur génie. Elles sont pour la plupart d’une sobriété glaciale, servant surtout d’appui pour la virtuosité des deux hommes qui s’y distinguent. Les drums sont plutôt puissants et les boucles sont relativement simples. Nous pouvons voir les beatmakers de l’album comme les architectes d’une lugubre maison abandonnée en pleine forêt. Ils sont parvenus à créer un véritable univers homogène sans fausse note. Si certains beats sont moins sombres que d’autres, ce qui est normal sur un album de plus de 25 titres, on garde de manière générale une ligne directrice bien suivie.

Si les protagonistes éclaboussent par leur complémentarité, ils ont néanmoins droit à des solos. Le plus connu est certainement l’immense « Génération fuck tout » de Katana, peut-être le titre illustrant le mieux l’état d’esprit désabusé de ce début de siècle jamais réalisé. Il y a également la version originelle et moins connue de « Sucez-moi », le classique d’Alkpote. Ces deux solos donnent déjà un indice sur les chemins que suivront les deux hommes, et peut-être les raisons du dysfonctionnement de l’Unité 2 Feu au fil du temps. L’album est également rempli d’invités. Entre La Ténébreuse Mafia, composée alors notamment de Zekwe/Kevin Ramos, Rabakar ou encore Black Brut, sur « Bloodbrothers », sorte de défouloir géant et Nysay sur le légendaire Essone/Hauts-de-Seine connexion, il y a là encore peu de fausses notes. On peut encore trouver LIM, Nubi, Demon One, Ol’Kainry et évidemment le compagnon de route Seth Gueko, en plus de la horde présente sur « Rimes de vampires ». La plupart des invités rentre dans le cadre, à défaut d’apporter une véritable valeur ajoutée à l’album mise à part Seth Gueko, Nysay, Nubi et Ol’kainry dont on connaît les qualités intrinsèques.

https://youtu.be/sJ44lRVGUUs

Haine, misère et crasse est de ces albums qui ne meurent jamais car ils savent se cacher. S’il avait eu l’exposition qu’il aurait mérité, nul doute qu’il aurait eu un impact bien plus important pas seulement sur le rap mais aussi sur la génération à laquelle il était destiné, tant il retranscrit avec brio et précision cette « génération Y » comme les plus âgés aiment à l’appeler. S’il est réalisé avec la froideur et la violence de la vie de quartier sensibles, il s’adresse à toute cette jeunesse qui n’a pas de grande guerre ni de grande dépression. On a parlé des similitudes entre le binôme d’Evry et Lunatic. Plutôt qu’un prolongement, Haine, misère et crasse est presque un prélude de Mauvais Œil. C’est en fait l’incarnation de l’album de Booba et Ali qui n’est jamais sorti, celui qui devait voir le jour à l’époque de « Le crime paie ». Haine misère et crasse est de ces albums qui ne meurent jamais car ils resteront comme un fait d’arme unique, à la manière d’une Coupe du Monde de Maarten Stekelenburg ou de Toto Schillaci. Et finalement c’est peut-être mieux comme ça.

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